Montage de texte, Victoire Bourgois et Laure Egoroff. Premier épisode. Adalgisa. Augurio. Aliento. Aroma.
Amour... Amarillo... Antena... Abismo... Altura... Amiga... Azul... Arena... Alambre... Antigua... Astro... Axila... Abierta... Alegría... América... La pluie... Agua... Je suis né dans la pluie... Artista... Acacia... J'ai grandi sous la pluie...
Une pluie fine, serrée. Une pluie de larmes. Une pluie continue dans l'âme et le corps. Je suis né avec le crépitement de la pluie battante. Et la mort, la pelona, m'a tout de suite souri en dansant autour de mon lit.
La mort danse autour de ma chambre par les nuits. J'ai vécu comme une enterrée encore vivante, prisonnière d'un corps qui convoitait la mort et s'agrippait à la vie. Maintes fois, j'ai été emmurée dans des cercueils de plâtre et de fer, mais je résistais, j'écoutais mon souffle et je maudissais ma saleté de corps dévasté.
Je suis allée à mon enterrement dans la pluie légère d'une fin d'après-midi, dans un autobus qui me ramenait à Coyoacán. Il pleuvait à l'angle de cette rue, il pleuvait sur le carrefour de ma vie. Avenue Cinco de Mayo, l'immense place du Socalo, le marché San Juan.
Je n'aurais pas dû être dans cet autobus. J'étais déjà monté dans un autre. Je rentrais à la maison, lorsque le destin a pris la forme d'une stupide ombrelle de promenade, oubliée je ne sais où. Et je suis descendu. Je suis revenu sur mes pas. Et ainsi, je suis monté sur mon char funèbre. Au coin du marché Saint-Juan, un tram nous a foncé dessus.
nous a épronés, s'est accroché à nous. Cela n'a pas été une collision, plutôt un lent dévorement. Je me souviens de cette lenteur absurde, irréelle. Le tram nous écrasait contre un mur et l'autobus se contractait, se repliait sur lui-même, se comprimait. Je n'ai pas eu peur. Tout était si absurde qu'on ne pouvait pas. Puis, tout à coup, le monde a explosé.
L'autobus pour Coyoacán, pour la Casa Azul, s'est désintégré. Et moi, un instant ou un siècle après, j'étais une danseuse couverte de sang et d'or. J'entendais les gens qui criaient « la danseuse, la danseuse ». Je n'éprouvais rien, je ne me rendais pas compte de la situation. Je n'avais mal nulle part parce que j'étais en train de me détacher de la vie. Mais je m'étonnais qu'ils m'appellent « la danseuse ».
Avant l'apocalypse, un artisan avec un sac de poudre d'or sur les genoux était assis à côté de moi. Après, j'étais complètement nue et recouverte d'or. La danseuse dorée au milieu des cadavres. Ils m'ont allongée sur une table de billard et à ce moment-là, quelqu'un a vu. Une rampe de quatre mètres était entrée dans ma hanche. Elle m'avait transpercée comme l'épée transperce le taureau. Elle m'avait empalée. La pointe ébréchée ressortait par mon vagin.
À 18 ans, j'ai été violée par une rampe dans cet autobus qui aurait dû me tuer sous une pluie d'or. Un homme me l'a arrachée d'un geste décidé. Je ne saurais jamais s'il m'a sauvée ou condamnée. À cet instant, j'ai lancé un hurlement si fort qu'il a parcouru des pâtés de maisons entières.
Gravado moreno, ruidazo sumbon, motores alada, fulgencia sumada,
Silhueta bailón, sufrido cantando. Mardi 13 octobre 1925. Mon Alex adoré, tu sais parfaitement ma tristesse d'être dans ce sale hôpital. Tu peux parfaitement l'imaginer. Et les autres ont dû te le raconter. Tout le monde me dit de prendre mon mal en patience. Mais ils n'ont pas idée de ce que représentent les trois mois au lit qu'on m'a imposé alors que j'ai passé ma vie à battre le pavé. Mais bon, on n'y peut rien. Au moins, je ne mange pas l'épicendie par la racine, tu n'es pas d'accord ?
Je te laisse deviner mon angoisse de n'avoir pas su comment tu allais. Ni ce jour-là, ni le lendemain. Après mon opération, j'ai vu débarquer Salas et Olmedo. Quel plaisir de les voir. Surtout Olmedo, je t'assure. Je leur ai demandé de tes nouvelles et ils m'ont répondu que c'était douloureux mais rien de grave. Tu n'imagines pas comme j'ai pleuré, Alex, en pensant à toi. Et aussi parce que j'avais mal. Autant que tu le saches, durant les premiers soins, j'avais les mains comme du papier. Et je transpirais à grosses gouttes tellement ma blessure me faisait mal. Ça m'a transpercé la hanche.
Un peu plus et j'étais réduite en miettes pour toute la vie. Ou bien j'y laissais la peau. Mais tout ça, c'est du passé. Une de mes plaies s'est refermée. Et le docteur a dit que l'autre en ferait de même bientôt. On a dû t'expliquer ce que j'avais, n'est-ce pas ? Il faut attendre que ma fracture du pelvis se résorbe, que mon coude se remette en place et que les petites blessures que j'ai au pied cicatrisent. Ce n'est plus qu'une question de temps. J'ai reçu la visite d'une foultitude de foules et d'une nuée tombée des nues. Même Chucho Rios Ibaez a demandé de mes nouvelles à plusieurs reprises au téléphone.
Fernandez continue à me filer mon oseille. Et voilà que je suis de plus en plus douée pour le dessin. Il dit que quand j'irai mieux, il va me payer 60 pesos par semaine. Du pur sirop de bouche, mais bon. Les gars du village me rendent visite tous les jours. Et M. Dwayx a même pleuré. Le père, pas le fils, ne va pas te méprendre. Bref, j'en passe, c'est des meilleurs. Mais je donnerai n'importe quoi pour que ce soit toi qui vienne un jour. Au lieu de voir défiler tout Coyoacan et sa ribambelle de vieillerie, je crois que le jour où je te verrai, Alex, je vais t'embrasser, sois-en sûr.
Plus que jamais j'ai compris à quel point je t'aime de tout mon cœur. Et je ne t'échangerai contre personne. Amour. Comme tu vois, il est toujours utile de souffrir. Dolor. Calor. En plus d'avoir été physiquement amochée, j'ai beaucoup souffert moralement. Car tu sais à quel point ma mère va mal. Tout comme mon père d'ailleurs. Et le coup que je leur ai porté m'a fait plus mal que 40 blessures. Figure-toi que ma pauvre maman a passé trois jours à pleurer comme une folle. Quant à mon père, lui qui allait mieux, il est au plus mal.
Les espouses Guillermo Calo et Mathilde C. de Calo donnent les merci à la Vierge de los Dolores pour avoir sauvé sa fille Frida du cas de l'accident qui s'est passé en 1925 dans la cour de Cuauhtémoc et dans la rue de Tlalpan. Ma mère est venue seulement deux fois depuis que je suis ici, c'est-à-dire depuis 25 jours aujourd'hui inclus, mais j'ai l'impression que ça fait mille ans. Et mon père seulement une fois. Je veux rentrer chez moi le plus vite possible.
Mais il va falloir attendre que mon inflammation disparaisse totalement et que toutes mes blessures cicatrisent. Parce que si ça s'infecte, je risque de passer un sale quart d'heure, tu comprends ? De toute façon, je crois que ça ne prendra pas plus d'une semaine. Et quoi qu'il arrive, je t'attends en comptant les heures où que je sois, ici ou chez moi. Si seulement je te voyais, tous ces mois au lit passeraient beaucoup plus vite. J'ai des tas de choses à te raconter, mais je ne peux pas te les écrire parce que je suis encore faible. Ça me fait mal aux yeux et à la tête quand je lis ou quand j'écris trop.
Mais bientôt, tu sauras tout. Pour parler d'autre chose, j'ai une de ces fins, mon pote. Je ne te raconte pas, mais on ne me fait avaler que des cochonneries. Quand tu viendras, apporte-moi des bonbons et un bilboquet comme celui qu'on a perdu l'autre jour. Ta copine est devenue maigre comme un fil de fer. Friducha, je suis vraiment triste pour l'ombrelle. La vie commence demain. Primero, diezmado, pomposo, agriado precoz, infamias hermosas, garganta naranja rotunda.
Ce 17 septembre 1925, la mort m'a regardé fixement dans les yeux, a observé mon corps nu, ensanglanté, couvert de poussière d'or, et pendant qu'elle s'apprêtait à tendre ses bras vers moi, quand j'ai senti son haleine glacée, j'ai lancé ce hurlement qui ne pouvait pas sortir de la gorge d'une moribonde, un hurlement de rage, un hurlement d'amour pour la vie que je ne voulais pas abandonner à 18 ans,
J'ai hurlé mon « Viva la vida » et la pelona a basourdi et resté stupéfaite au moins autant que les vivants qui se pressaient autour de moi. « Viva la vida » Mardi 20 octobre 1925. Mon Alex, je vais t'expliquer tout ce que j'ai sans en mettre aucun détail, comme tu me le demandes dans ta lettre. D'après le docteur Dias Infante qui s'est occupé de moi à la Croix-Rouge, le gros du danger est passé et je vais plus ou moins bien m'en sortir. J'ai le pelvis dévié et fracturé du côté droit.
plus une luxation et une petite fracture, ainsi que des plaies dont je t'ai parlé dans mon autre lettre. La plus grande m'a traversée de la hanche jusqu'au milieu des jambes. Et sur les deux, l'une s'est refermée, et l'autre mesure deux centimètres de large sur un et demi de profondeur. Mais je crois qu'elle va bientôt se refermer. Mon pied droit est plein des gratinures assez profondes, et mon autre problème, c'est qu'on est le 20, et que la lune n'est pas venue me rendre visite, ce qui est extrêmement inquiétant. Colorado, Colorado, Colorado, Colorado...
Tu n'imagines pas à quel point j'ai mal. Chaque fois qu'on me tire d'un côté, ça me fait monter des litres de larmes. Même s'il ne faut croire ni les chiens qui boitent, ni les femmes qui pleurent à ce qu'on dit. J'ai aussi très mal aux pieds. Mais rien d'étonnant, il est embouilli. Et en plus, ça me lance tellement dans toute la jambe
Je me sens mal, comme tu peux t'en douter, mais il paraît qu'avec du repos, ça va cicatriser et que petit à petit, je pourrais remarcher.
Enfin bref, si tu continues à m'écrire mais que tu ne viens pas me voir, je trouverai ça injuste. Rien ne me ferait plus de peine au monde. Tu peux venir avec les garçons un dimanche, ou un autre jour si tu préfères. Ne sois pas méchant, mets-toi juste à ma place. J'en ai pour cinq, cinq mois de calvaire. Et pour couronner le tout, je m'ennuie à crever. Parce qu'en dehors du paquet de petites vieilles qui viennent me rendre visite et des petits morveux du coin qui de temps en temps se rappellent que j'existe, je reste seule, comme une âme en peine.
Ce qui n'est pas fait pour apaiser mes souffrances. Olmo, colmedo, violeta, canario, zumbido, pedrada, blancor del gris. Bon, mon Alex, je sens que je te fatigue, alors je te dis au revoir et à très bientôt, j'espère. D'accord ? N'oublie pas le bilboquet et les friandises. Je te préviens, maintenant que j'ai retrouvé l'appétit, je veux avaler du consistant. Le bonjour chez toi. Et s'il te plaît, dis au garçon de ne pas me faire le sale coup de m'oublier maintenant que je suis rentrée à la maison. Ta petite fridoucha.
30 jours de torture silencieuse. Les nattes trempées de larmes. 1000 heures, des millions de minutes et de secondes. Une éternité enfermée dans un sarcophage de plâtre et de fer. Dans un suaire pourri d'infections et de sang caillé. De blessures qui ne se cicatrisaient pas et de gangrènes immondes. 5 novembre 1925. La lune n'arrive toujours pas et je suis en train de perdre espoir.
Je suis enfin assise dans un fauteuil. Et le 18, on va probablement me mettre debout, mais je n'ai la force de rien. Alors va savoir ce qui va m'arriver. Mon bras n'a pas bougé, ni en avant ni en arrière. Je suis bougrement désespérée, avec un D comme dentiste. Viens me voir. Allez, sois gentille. C'est à peine croyable. Maintenant que j'ai le plus besoin de toi, voilà monsieur qui joue la fille de l'air. Puis, encore des mois confinés dans mon lit de la Casa Azul, ma maison bleue.
dont il disait que je ne sortirais plus. S'il te plaît, dis à Chong Li, le prince de Montchoury, et à Salas que j'ai très envie de les voir eux aussi, alors qu'ils arrêtent de se faire prier.
J'ai commencé à peindre par ennui. J'ai chipé de la peinture à l'huile à mon père et ma mère m'a fait fabriquer un chevalet spécial parce que je ne pouvais pas m'asseoir. Voilà comment j'ai commencé à peindre. Le vert, l'hiver, le solféline, l'astèque.
Tlapali, vieille sang de figue de barbarie, le plus vivant et ancien. Couleur de mollet, de feuille qui tourne. Terre, folie, maladie, peur. Par du soleil et de la joie. Électricité et pureté, amour. Rien n'est noir, rien n'est noir. Feuille,
tristesse, science. L'Allemagne toute entière est de cette couleur. Davantage de folie et de mystère. Tous les fantômes portent des vêtements de cette couleur ou du moins des sous-vêtements. Couleur de mauvais augure, de bonnes affaires.
Distance. La tendresse, elle aussi, peut être de ce bleu. Sang. Eh bien, qui sait ? Je ne pouvais bouger que les mains. Je ne pouvais voir que moi. Mon visage réfléchit dans un miroir. Alex, le portrait sera chez toi dans quelques jours. Excuse-moi de te le donner sans cadre. Je te supplie de ne pas l'accrocher trop haut pour que tu puisses le regarder comme si c'était moi. Abeja. Cariño.
Quand je me serai habituée à cette saleté d'appareil, je vais peindre le portrait de Lyra. Après, je verrai quoi d'autre. J'ai le moral à zéro. Aujourd'hui, la seule chose que je sais, c'est que je peins parce que j'en ai besoin. Et je peins tout ce qui me passe par la tête, sans me demander si cela a un sens. C'est mon chef-d'oeuvre. Et seulement vous saurez l'apprécier avec votre âme d'enfant.
J'ai commencé en me peignant moi-même parce qu'il n'y avait personne d'autre ni rien d'autre autour de moi. Mais était-ce mon visage dans ce miroir ? Ou était-ce la Pellona qui s'incarnait en moi, qui entrait en moi jusqu'à se fondre et se confondre en cette éternelle saison des pluies qu'est ma vie ? Il y a peu...
Quelques jours à peine, j'étais une petite fille qui marchait dans un monde de couleurs, de formes dures et tangibles. À présent, j'habite une planète douloureuse, transparente, comme de glace, mais qui ne cache rien. C'est comme si j'avais tout appris en quelques secondes, d'un coup d'un seul. Mes amis, mes copines d'école sont devenues femmes petit à petit. Moi, j'ai vieilli en quelques instants. Aujourd'hui, tout est mou et lucide.
Je sais qu'il n'y a rien derrière, sinon je le verrais. Niña, niñita, niñota. J'ai compté mes années avec le changement des prothèses, des bustiers de plâtre et d'acier que j'ai peints et décorés de mille couleurs, comme si c'était des armures pour affronter des batailles carnavalesques, des cercueils bariolés pour une farce funéraire. Martirio membrillo, metralla.
Mes jours ont été rythmés par les opérations chirurgicales, comme autant de batailles perdues d'une guerre qui ne me laisse aucune trêve. Dans la succession des infirmières, les lumières blafardent et les odeurs des chambres d'hôpital. Voilà, il pleut. La saison des pluies. Toute ma vie est une succession de saisons des pluies. Au Mexique, quand elle arrive, partout les fleurs éclosent.
des fleurs d'une beauté sauvage et insolente, une explosion de vie. La pluie est vie, la pluie ressuscite les graines mortes et enterrées. Et alors, viva la vida ! Des ailes de mouette noires,
Portrait en miroir de Frida Kahlo. Premier épisode. Avec Odile Lauria. Odia Lorca. Johanna Niza. Montage de texte, Victoire Bourgois et Laurie Goroff. Conseillère littéraire, Emmanuelle Chevrière. Prise de son, montage, mixage, Philippe Bredin, Mathieu Tourin. Assistant à la réalisation, Vivien Demeyer.
Réalisation Laure Egoroff Frida Kahlo par Frida Kahlo, correspondance 1922-1954 est paru aux éditions Christian Bourgois dans une traduction de Christia Vassero. Le journal de Frida Kahlo est paru aux éditions du Chêne dans une traduction de Rauda Ramis. Viva la vida de Pinocchio Cucci est paru aux éditions Christian Bourgois dans une traduction de Benito Merlino.
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