Et un jour...
Je suis allé chez lui, avec trois de mes tableaux. Avec sa tête asiatique, sur laquelle naît une chevelure sombre, si maigre et si fine qu'elle semble flotter dans les airs, Diego est un grand enfant, immense, au visage aimable et au regard un peu triste. S'il avait su, s'il avait pu imaginer que c'était moi, la petite fille qui lui jouait de vilain tour quand il flirtait avec l'un de ses modèles pendant une pause de ses interminables « Morales »,
Celle qui de derrière une colonne lui criait « Attention Diego, voilà ta femme loupée ! »
Le génie ventripotent est en train de peaufiner sa fresque. Il a promis de nous expliquer de quoi ça parle et qui ont été ses modèles pour les personnages. Tapote, Frida, jambe de bois de Coyoacan des Coyotes. Ce jour-là aussi, il peignait. Les murales du ministère de l'instruction publique. Il était perché sur un échafaudage. Je l'ai appelé. Il a regardé en bas. Il a dû voir une jeune fille de 20 ans au corps nerveux.
Et je sais ce qu'il a attiré depuis le début, mes sourcils, qu'il a toujours qualifiés d'ailes de mouette noire. Ses yeux globuleux, sombres, très intelligents et grands, sont à grand peine retenus presque hors de leurs orbites par des paupières gonflées et protubérantes, comme celles des batraciens. Ils sont très écartés, plus que d'autres yeux. Ils permettent à son regard d'embrasser un champ visuel plus large.
comme s'ils avaient été conçus pour un peintre des espaces et des foules. Il est descendu, incroyablement agile pour cette corpulence pesante, et m'a dévisagé de sa merveilleuse bouille de crapaud. Son ventre, énorme, lisse et tendre comme une sphère, repose sur ses jambes puissantes, belles comme des colonnes, qui se terminent sur de grands pieds, lesquels s'ouvrent vers l'extérieur, en angle obtus,
comme pour englober toute la Terre et se tenir sur elle invinciblement, tel un être antédiluvien duquel émergerait au-dessus de la taille un exemplaire de l'humanité future, à deux ou trois mille ans de nous. Il n'y a que moi qui sache comme Diego et Beau, seulement moi. Eres bello, tu belleza, io te la doy. Il est comme un cactus mexicain, fort et puissant, poussé dans le sable et la pierre volcanique, hérissé d'épines pour les étrangers,
et avec un cœur de douce tendresse qu'il ne révèle qu'à moi. La forme de Diego est celle d'un monstre adorable, que la grand-mère, ancienne magicienne, la matière nécessaire et éternelle, la mère des hommes et de tous les dieux inventés par ces derniers dans leur délire, suscité par la peur et la faim, la femme, et parmi elles, moi, aimerait toujours tenir dans ses bras comme un nouveau-né. Diego, mi hijo.
Il s'est placé devant moi, le double de ma stature et même de mon âge, et pesant le triple, et il m'a longuement scruté, un regard pénétrant, comme s'il se perdait dans le noir de mes yeux et cherchait une lueur dans l'abîme que je porte en moi. « Diego, principio. Diego, constructor. » Mais moi j'ai été expéditive. J'étais trop embarrassée, et je lui ai dit « Je ne suis pas venue ici parce que j'ai du temps à perdre, et je ne veux pas te faire perdre le tien non plus. J'ai besoin de gagner ma vie. »
« J'ai peint quelques tableaux et je voudrais que tu les regardes en professionnel. Je te demande un jugement sincère parce que je ne cherche pas de compliments. Je ne peins pas par vanité. Je voudrais savoir si tu penses que j'ai un brin de talent pour continuer ou si je ferais mieux de me trouver un autre métier. C'est tout. » Je l'ai sidéré. Il a regardé les tableaux. Trois autoportraits. Impitoyables. Sensibles. Peut-être sensuels. Au moins, c'est ce qui lui a semblé car il a essayé de se lancer dans une série d'éloges.
Mais je l'ai tout de suite interrompu. Trêve de compliments. Je veux des critiques sérieuses. Il a voulu voir le reste de mes peintures et de moi. Le dimanche suivant, il est venu chez moi. 126 rue de Londres, à Coyoacan. Ici, dans la Maison Bleue. Puis il est revenu plusieurs fois. Nous nous sommes embrassés.
Ce n'est que lorsque je suis tombée amoureuse de Diego avec une telle force, une sorte d'abandon total, que j'ai compris ce qu'était l'amour. Pour les miens, ce fut un drame. Mon père restait muet, préoccupé. Mais pour ma mère...
fervente catholique tellement liée aux traditions, Diego était un communiste, un homme sans foi, un divorcé qui buvait trop et avait de surcroît la réputation de passer d'un lit à l'autre. On ne comptait plus les femmes qu'il avait eues. « Et il est si laid, si gros ! » criait-elle.
Et peu lui importait qu'il fût le plus grand artiste du Mexique, qu'avec lui j'eusse pu vivre dans l'aisance, surtout qu'après l'accident, nous étions réduits à la misère par le prix des soins et des opérations. Rien. Elle ne voulait pas entendre raison. Pauvre maman. Elle ne comprenait pas que désormais, rien n'aurait pu m'arrêter. Je suis allée à la mairie et j'ai fixé la date. 21 août 1929.
Ce jour-là, je me suis fait prêter une jupe longue, un corsage et un châle par notre domestique. J'ai mis mon appareil au pied pour pouvoir rester debout le temps nécessaire, et je l'ai épousé. L'éléphant et la colombe ont écrit les journaux. À part un chroniqueur attiré par l'événement qui concernait le grand Diego Rivera, ou plutôt le contesté Diego Rivera, comme il était qualifié dans cette gazette pour ignorant, il n'y avait que mon père avec nous. Il a pris Diego en aparté pour lui dire...
Ma fille est malade, et elle le sera toute sa vie. Si tu veux, il est encore temps de renoncer. Mais si tu es vraiment décidé à l'épouser, alors vous avez mon consentement. San Francisco, Californie, le 21 novembre 1930. Mon cher petit-papa.
« Si tu savais comme j'étais contente de recevoir ta lettre, tu m'écrirais tous les jours, car tu n'as pas idée du plaisir qu'elle m'a procuré. Ça a fait rire Diego ce que tu m'as écrit à propos des Chinois, mais il dit qu'il veillera bien sur moi pour que je ne me fasse pas voler. Je vais bien. Je me fais faire des piqûres par un certain docteur LOSR, d'origine allemande, mais qui parle espagnol mieux qu'à Madrid. Ça tombe bien, je peux lui expliquer clairement tout ce que je ressens. »
La muerte baila alrededor de mi cama por las noches. Diego te salue tendrement. Il dit qu'il ne vous écrit pas car il a des tas de choses à faire. Avec toute ma tendresse, je t'envoie mille baisers. Ta fille qui t'adore. Fridouche. Nous avions en nous un monde nouveau. L'art était politique.
Les muralistes refusaient l'idée d'œuvres reléguées dans les collections privées ou les musées. Ils faisaient des fresques sur les murs des bâtiments publics pour que tout le monde puisse en profiter. Ça fait trois jours que Diego a commencé à peindre. Le pauvre, il arrive le soir épuisé. On le fait travailler comme une bête de somme.
Figure-toi qu'hier, il a commencé à 8h30 du matin et il est rentré à 9h du matin. Plus de 24h sans s'arrêter, sans rien manger. Il était au bout du rouleau le malheureux. Il est gentil avec moi, mais moi je fais des caprices. Chasser le calot, il revient au galop. Heureusement, il a bon caractère et on dirait bien qu'il m'aime. Moi, je l'aime vraiment vachement. Je t'aime parce que je t'estime, Diego. Moi seule sais ce que tu vaux. Tu te souviens ? Avec cette canaille de Rockefeller ?
Comment avons-nous pu imaginer que nous pourrions nous moquer des capitalistes avec leurs propres dollars ? Ils peuvent être frustes et ignorants, d'accord, mais s'ils étaient aussi mal avisés, ils ne pourraient certainement pas dominer le monde comme ils le font. Au Rockefeller Center, dans le temple du capitalisme, tu prétendais représenter les États-Unis par les affairistes de Wall Street festoyant d'une manière obscène à côté des chômeurs, des manifestants molestés par la police, des horreurs de la guerre ?
« Tu étais en train de réaliser l'une de tes plus belles œuvres, grandiose, colossale, destinée à l'éternité. Et ce lâche, cet avorton arrogant a fait démolir le mur parce qu'à Gringoland, ils ne peuvent supporter de voir des trognes de révolutionnaires sur une fresque. Mais peut-être avait-il raison ? Pourquoi devrait-il garder chez eux le souvenir de leurs ennemis ? » « Diego Principio, Diego Constructor. » « Comme je t'ai admiré, Diego. Tu n'as pas baissé la tête. »
Et devant leurs prétentions, plutôt que modifier le projet original, plutôt qu'accepter la censure, tu as préféré renoncer à l'une des œuvres les plus imposantes que tu aies jamais réalisées. Ce jour-là, je me suis sentie immensément fière d'être la femme de Diego Rivera. « Cher Gene et Cliff, quel dommage que vous n'ayez pas été à New York au moment de l'affaire Rockefeller. Et maintenant que Diego peint dans la New Yorker School, j'ai appris tellement de choses ici. »
Je suis de plus en plus convaincue que la seule façon de devenir un être humain et pas un animal, c'est d'être communiste. Vous vous moquez de moi ? N'en faites rien, je vous prie, car c'est la pure vérité. Moment opportun pour clarifier les alliés de la révolution. Lire Lénine, Staline. Apprendre que je ne suis pas, mais une petite partie d'un mouvement révolutionnaire. Toujours révolutionnaire. Jamais mort. Jamais inutile. La politique.
Ella, ma belle, Diego estime que les fresques peintes au Mexique, d'un point de vue plastique, n'ont pas l'intérêt de celles qu'il a peintes aux Etats-Unis. Et donc le livre Portrait of Mexico devrait davantage tenir compte de l'intérêt politique et social de ces fresques. Diego s'est voué corps et âme à la politique. Il n'en a récolté que fanges, envies, vacheries, coups de poignard dans le dos.
Ce serait le prétexte pour analyser clairement et ouvertement la situation politique actuelle au Mexique, qui est des plus intéressantes. Ce livre s'avérerait alors utile pour les ouvriers et les paysans, à condition de ne pas exagérer la valeur artistique des peintures.
Après avoir fondé le parti communiste mexicain, il a choisi Trotsky et a répudié Staline. Bien évidemment, il s'agirait d'une analyse à la fois longue et précise que Diego réaliserait en parfait accord avec sa ligne politique, celle qui a toujours été la sienne, et à plus forte raison après les manœuvres dégoûtantes du PC, ici au Mexique et dans le monde entier.
Le parti l'a expulsé sous l'accusation de collaboration avec le gouvernement bourgeois. Ou plutôt, comme c'est lui qui avait fondé le parti, Diego s'en est exclu lui-même, dans une pantomime qui rendait la mesure de l'absurdité. Le 3 octobre 1929, devant ce comité central, moi, Diego Rivera, secrétaire général du Parti communiste mexicain,
accuse le peintre Diego Rivera de collaborer avec le gouvernement petit-bourgeois du Mexique et d'avoir accepté de peindre à fresque le grand escalier du palais national de Mexico. Un tel comportement va à l'encontre de la ligne politique du Comintern. En conséquence, le secrétaire général du Parti communiste Diego Rivera doit exclure du Parti communiste le peintre Diego Rivera. Viva Diego ! Mais au fond, il a toujours été anarchiste.
Avec Trotsky, ce fut une sorte d'engouement. Il envoya tout le monde au diable et se démena pour que le gouvernement mexicain l'accueille comme réfugié. Diego écrit des articles qui, en général, déclenchent un foin de tous les diables. Il défend Bec et Ongle, la quatrième internationale, et il est enchanté que Trotsky soit ici. Quand Trotsky a débarqué à Tampico, c'est moi qui suis allé le recevoir. Diego était au lit avec une colique néphritique. Je l'ai amené ici, à la Casa Azul, avec sa femme, Natalia.
Et le vieux Léon s'est entiché de moi. Sa passion semblait vraie. Vieux fou. Il m'écrivait des lettres à me faire rougir. Même moi qui en ai vu et fait de toutes les couleurs dans cette pinche vida. J'avoue, j'étais flattée. Au moins au début.
Léon Trotsky, le fondateur de l'armée rouge, le révolutionnaire de fer, amoureux de moi, l'éclopé Frida Kahlo. Puis, à un certain moment, imbu de lui-même qu'il était, il a dit qu'il voulait m'enlever à Diego. M'enlever à Diego ? Pauvre Léon, tu n'as rien compris de moi, comme tu n'as rien compris de ce pays.
Moi, Diego, le Mexique, nous sommes trop compliqués et trop simples pour quelqu'un comme toi qui n'a que des décombres à la place du cœur. Mais ce n'est pas moi qui ai déclenché la rupture entre lui et Diego. Diego avait tout sacrifié. Il avait envoyé le parti au diable. Il subissait toutes sortes d'infamies. Et lui, Trotsky, l'a accusé de l'individualisme forcené dont souffrent tous les artistes, la quintessence de l'égoïsme. Quel droit avait-il de le traiter ainsi ? Un ragoût.
Diego s'est disputé avec la quatrième et il a sérieusement envoyé paître Barbichette Trotsky. Je vous raconterai les dessous de l'affaire. Diego a entièrement raison. « Depuis 20 ans, je suis, moi, un être communiste. Je sais les principales origines mêlées à d'anciennes racines. J'ai lu l'histoire de mon pays et de presque tous les peuples. Je connais déjà leurs luttes de classe et économiques. »
Je comprends clairement la dialectique matérialiste de Marx, Engels, Lénine, Staline et Mao. Je les aime comme les piliers du nouveau monde communiste.
J'ai compris l'erreur de Trotsky dès son arrivée au Mexique. Je n'ai jamais été trotskiste. Mais à cette époque, j'étais solidaire de Diego. Personnellement. Ferveur politique.
Et pensé qu'un temps, j'avais même songé à aller combattre en Espagne. Ici, la situation politique est des plus intéressantes, mais il faudrait que j'aille en Espagne, car c'est là que tout se joue en ce moment. Combattre à London. Bah oui, je voulais aller en Espagne. Tant de Mexicains étaient là-bas. Si seulement j'avais eu moins d'eau brisée et un peu plus de santé. Réalement, très peu de ma vie a été faite de la santé, et j'ai été inutile au Parti.
Vous imaginez ? Frida s'en va en guerre, avec une escorte de bustiers orthopédiques, un flacon de morphine, une grosse boîte de démerol et deux ou trois médecins à sa suite.
Conviction d'être en désaccord avec la contre-révolution, impérimisme, fascisme, religion, stupidité, capitalisme et tout l'arsenal de trucage de la bourgeoisie. Envie de participer à la révolution pour la transformation du monde en un monde sans classes.
afin de parvenir à un équilibre meilleur pour les classes opprimées. Plus les jours passent, et plus je suis confuse. Aux côtés de qui serais-je allé combattre ? Ils s'entredéchirent désormais comme des chiens enragés. Staline, Trotsky, ces grands hommes qui se croient dépositaires de la vérité et responsables du destin des êtres vivants. Quand il s'agit de mettre en pratique les idéaux les plus nobles et les plus purs, les hommes réussissent à être des rois midas à l'envers.
Ils transforment le miel de la vie en merde. Ils transforment les rêves en cauchemars, puis les baptisent « douloureuses nécessités ». Moi, je suis communiste. Mais qu'est-ce que ça peut bien vouloir dire que d'être communiste ? Je suis très inquiète au sujet de ma peinture. Comment la transformer pour qu'elle devienne utile au mouvement révolutionnaire communiste ?
Car jusqu'à présent, je n'ai peint que l'expression honnête de moi-même, mais absolument éloignée d'une peinture qui servirait le parti. Je dois lutter de tout mon être pour que le peu de force que me laisse ma santé soit destinée à aider la révolution, la seule véritable raison de vivre.
La Révolution est l'harmonie de la forme et de la couleur. Et tout est et se déroule sous une seule loi.
Et tout existe et évolue répondant à une seule loi, la vie. Personne n'est détaché de personne. Personne ne lutte pour lui seul. Tout est tout et un. L'angoisse et la douleur, le plaisir et l'amour ne sont qu'un processus pour exister.
La lutte révolutionnaire dans ce processus est une porte ouverte à l'intelligence. Ma seule certitude, c'est que la vie n'aurait plus de sens si je cessais de rêver. Mais qu'est-ce qui me reste de tant de rêves, de toute la passion que j'ai mise dans mes idéaux ?
« Viva Stalin ! Viva Diego ! » Et sont-ils vraiment miens, ces idéaux ? Ou me fais-je l'illusion qu'ils le sont seulement parce qu'aujourd'hui ils enflamment Diego, volubile et contradictoire comme lui seul sait l'être ? Et demain, qui sait ? « Nada se queda. Todo revoluciona. » Mais c'est quoi ma révolution ? Me peindre moi-même torturée et pourtant attachée à la vie comme une censue ? C'est ça ma révolution ?
Des ailes de mouette noires. Portrait en miroir de Frida Kahlo. Deuxième épisode. Avec Odile Laourier. Odia Lorca. Johanna Nizar. Montage de texte. Victoire Bourgois et Laurie Goroff. Conseillère littéraire. Emmanuel Chevrière. Pour maître.
Si c'est parce que je bois du tequila, je ne bois pas de mojé, si c'est parce que je me vois emborraché,
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Frida Kahlo par Frida Kahlo, correspondance, 1922-1954, est parue aux éditions Christian Bourgois dans une traduction de Christia Vassero.
Le journal de Frida Kahlo est paru aux éditions du Chêne dans une traduction de Rauda Hamis. Viva la vida de Pino Cacucci est paru aux éditions Christian Bourgois dans une traduction de Benito Merlino.