Montage de texte, Victoire Bourgois et L'Origorof. Cinquième et dernier épisode. Appui numéro 1, appui numéro 2.
La colombe s'est trompée. Se trompait. Mon très cher petit docteur, j'ai reçu ta lettre et le livre. Mille merci pour ta merveilleuse tendresse et ton immense générosité. Comment vas-tu ? Quels sont tes projets ? Moi, je suis toujours comme tu m'as laissé le dernier soir où je t'ai vu. Toujours dans les mêmes affres.
Le docteur Glouzker m'a ramené un certain docteur Puig, chirurgien-ostéologue catalan élevé aux Etats-Unis. Il est du même avis que le tien. Il pense qu'il faut amputer les orteils. Mais d'après lui, il vaut mieux amputer jusqu'au métatars pour que la cicatrisation soit moins lente et moins dangereuse. Jusqu'à présent, j'ai eu cinq avis convergents. Amputation. La seule chose qui change, c'est l'endroit où amputer. Je ne connais pas bien le docteur Puig et je ne sais pas quoi décider, car cette opération est tellement fondamentale que j'ai peur de faire une connerie.
Je te supplie de me donner ton avis et de me dire sincèrement ce que je dois faire. Du haut de mon lit, j'ai l'impression d'être un chou en train de végéter et en même temps je pense qu'il faut bien réfléchir pour obtenir un résultat positif d'un point de vue strictement mécanique, c'est-à-dire pouvoir marcher pour pouvoir travailler. Mais on me dit que vu l'état lamentable dans lequel est ma jambe, la cicatrisation sera lente et que je serai incapable de faire le moindre pas durant des mois.
Un jeune médecin, le docteur Julio Simbron, me propose un traitement bizarre sur lequel je voudrais avoir ton opinion. Il s'agit d'injections sous-cutanées de gaz léger. Hélium, hydrogène, oxygène. Il m'assure que ma gangrène disparaîtra. Toi, comme ça, à vue d'œil, qu'est-ce que tu en penses ? Il me rend folle et me sape le moral. Qu'est-ce que je dois faire ? Je perds la boule et j'en ai marre de cette saloperie de pied. Je voudrais me remettre à peindre et oublier tous ces problèmes.
Au nom de quoi devrais-je continuer à souffrir ainsi ? Je n'ai pas choisi le martyr. Mes années de solitude, ma structure non conforme, parce qu'inarmonieuse, parce qu'inadaptée. Je crois qu'il vaut mieux m'en aller, m'en aller et non m'échapper. Je crois qu'il vaut mieux m'en aller, m'en aller et non m'échapper.
Si seulement que tout passe en un instant. J'ai aimé la vie intensément tant que c'était la vie. Mais maintenant, au nom de quoi et de qui dois-je supporter tout cela ? Août 1953. Certitude qu'on va m'amputer la jambe droite. J'ai peu de détails mais les avis sont très sérieux. Le docteur Luis Mendez et le docteur Juan Faril. Je suis vraiment inquiète mais à la fois je sens que ce sera une libération.
Je voudrais tant pouvoir remarcher afin d'offrir toute la force qui me reste à Diego. Tout pour Diego. Point d'appui. Sur ma silhouette complète, il n'y en a qu'un, et j'en veux deux. Pour avoir les deux, on doit m'en couper un. Cet un que je n'ai pas est celui que je dois avoir, pour pouvoir marcher. L'autre sera déjà mort ?
Moi, j'ai des ailes en trop qu'on les coupe et volons. À quoi servent des pieds si j'ai des ailes pour voler ? 11 février 1954, on m'a amputé de la jambe il y a six mois qui ont été des siècles de torture. Et par moments, j'ai cru perdre la raison. Je continue à avoir envie de me suicider. C'est Diego qui me retient. Ce n'est pas de l'amour, ni de la tendresse, ni de l'amour.
Je suis flattée par l'idée qu'il peut avoir besoin de moi. Il me l'a dit et je le crois. Mais jamais de ma vie je n'ai autant souffert. J'attendrai encore un peu. En attendant, Diego poussait mon fauteuil. Les roues grinçaient. Ma colonne vertébrale craquait. Je me regardais dans les yeux des gens autour de moi et j'élisais la pitié. Sentir dans ma propre douleur
la douleur de tous ceux qui souffrent, et puiser mon courage dans la nécessité de vivre pour me battre pour eux. La vida callada da hora de mundos. Terre-mère Tonantzin, Tonantzin vierge de Guadalupe, au manteau de firmament, Notre-Dame au visage noir, Notre-Dame de la solitude, je suis seule, la vie silencieuse, génératrice de mondes obscurs,
Combien de fois l'ai-je lacéré de mes hurlements de biches blessées ? Silencieusement, la peine. Calladamente, la peine. Bruyamment, la douleur. Ruidosamente, el dolor. Une accumulation de venin. Voilà ce que l'amour m'a peu à peu laissé. Monde bizarre qui était déjà le mien. Mundo extraño ya era el mío. De silencios criminales. Habité de silences criminels. Dieu étranger aux aguets. Trompant les mots.
Obscurité durant la journée. Les nuits, je ne les vivais pas. Tu es en train de te tuer. Tu es en train de te tuer. Avec le couteau malsain de celle qui épie. Est-ce ma faute ? Je bats ma grande culpe. Aussi grande a été la douleur. Qu'ample la sortie que mon amour a prise. Sortie très silencieuse. Qui me menait vers la mort ?
Après toutes ces heures vécues, sans autre conscience que la vive émotion,
sans autre désir qu'aller de l'avant jusqu'à me rencontrer, retourner en moi, me retrouver tout entière, sans mutilation, jusqu'à la fin de l'horreur et finalement au-delà, au-delà de la mémoire et de l'oubli, lentement, impatiente de vide et de paix, lentement. Nous sommes déjà le 21 mars, printemps, j'ai fait beaucoup de progrès, assurance en marchant, assurance en peignant,
J'aime Diego plus que moi-même. Ma volonté est grande. Ma volonté demeure. Grâce à l'amour magnifique de Diego, au travail honorable et intelligent du Dr Farid, à la tentative si honnête et attentive du Dr Ramón Párez, et au docteur de toute ma vie, l'affectueux David Glusker, et au Dr Eloé Serre. Le soleil se lève et la mort s'éloigne. Le soleil se lève et je recommence à vivre et à mourir.
Vive la joie, la vie, Diego, Théré, ma Judith.
et toutes les infirmières qui, dans ma vie, ont pris si merveilleusement soin de moi. Merci, parce que je suis communiste. Elle a été ma vie durant. Merci au peuple soviétique, au peuple chinois, au tchécoslovaque, et au polonais, et au peuple mexicain. Surtout celui de Coyoacán, où est née ma première cellule, conçue à Oaxaca, dans le ventre de ma mère, Matilde Calderón. Brune clochette de Oaxaca, merveilleux après-midi.
que nous avons passé ici à Coyoacán, chambre de Frida, Diego, Tere et moi. Tarde maravillosa que pasamos aquí en Coyoacán, cuarto de Frida. Diego, Tere y yo. Señorita Capulina. Señor Xolotl. Señor Acostic. J'ai têté la vie au sein d'une nourrice indienne. Ces mamelons avaient un goût de sève, sève de grand capoquier, cet arbre sacré pour ma nourrice.
L'arbre Huacachán, croix cosmique de la vie. Mais moi, j'étais née fille de Coatlicue, mère impitoyable de la métamorphose. Coatlicue, dame de la mort créatrice de vie. Coatlicue, mère et meurtrière, assassinée par la vie. Colors de veneno, todo al revés. Sol, sol.
Parce que nous sommes tous les enfants de la mort. La vie se nourrit de mort et l'absence nous accompagne chaque jour et chaque nuit. On n'est rien d'autre qu'un fonctionnement ou partie d'une fonction d'ensemble. La vie s'écoule, ouvre des chemins qu'on ne parcourt pas en vain. Quelque chose, quelqu'un nous préserve toujours de la vérité
notre propre ignorance et notre peur, peur de tout, peur de savoir que nous ne sommes rien d'autre que des vecteurs, direction, construction et destruction, pour rester vivants et sentir l'angoisse d'attendre la minute qui vient et participer au courant complexe de ne pas savoir que nous nous dirigeons vers nous-mêmes, à travers des millions d'êtres pierres, d'êtres oiseaux, d'êtres astres, d'êtres microbes,
être source vers nous-mêmes. Nous sommes haine, amour, mère, fils, plante, terre, lumière, rayon, etc. Toujours. Monde, donneur de monde, univers et cellules univers. Ça suffit. Quat'l'équé, je t'en conjure, ne tarde pas davantage. Je ne suis pas malade,
Je suis en miettes. Je ne suis pas le symbole de ma terre déchirée et saccagée, de cette terre mutilée comme mon corps. Je suis le symptôme. Je suis la désintégration. J'ai dans les veines du sang de juifs hongrois et du sang d'indiens tarasques. Je suis issu du mélange de gens persécutés et dominés, contraints à la fuite et dispersés.
Je descends de générations de vaincus jamais soumis qui ont tout perdu hormis le bien le plus précieux, la dignité. Je suis la chair et l'esprit des Amériques. Je suis Métis !
Je suis la fille de la fille d'une fille née d'un viol par des guerriers avides d'or. Car les conquistadors n'ont pas amené de femmes avec eux, ils ont violé des indigènes, engendrant les origines de ce que nous sommes. Ce ne fut ni une victoire, ni une défaite. Ce fut la naissance douloureuse de la civilisation métisse. Fusion inextricable du passé qui ne passe pas, mémoire qui ne s'éteint pas, vie qui naît de la mort et mort qui donne la vie.
Mondes entintados, tierra, libre y mía. Soles lejanos que me llaman porque formo parte de su núcleo. Notre-Dame de la solitude, la douleur est avec toi. Notre-Dame Tonantzin, croix cosmique de la vie, la douleur est en moi. Ce soir, je serai en toi, Notre-Dame de la solitude. Ce soir...
Je danserai avec Coatlicue ma dernière danse sur la dernière note, toujours la même. La note du silence que je désire plus que n'importe quelle mélodie, plus que n'importe quelle voix aimée. Ainsi, immobile, finalement, oubliée. Caminante bailarina. Des fantômes, je commence à les entendre. Ou peut-être, est-ce moi, le fantôme ? Année. Attendre avec l'angoisse contenue. La colonne brisée.
et le regard profond, sans marcher sur le grand chemin, bougeant ma vie cernée d'acier. Diego. Je te manquerai, Diego. Mi Diego, mi amor de miles de años. Mais tu transformeras mon absence en art, parce que l'art ne reflète pas la réalité. Il la fonde, la modèle, la crée, la détruit, et recommence à la recréer.
Si seulement je t'avais près de moi, si seulement tu me caressais comme l'air caresse la terre, tu éloignerais cette sensation de gris glacé qui m'envahit et me remplit. Je suis la fleur qui n'a jamais éclos, l'arbre épuisé dans l'attente d'un printemps jamais venu. Mais il est temps d'ôter le deuil de mon regard.
La saison des pluies est revenue. Mais pour la première fois, mes larmes ne se confondront pas avec la pluie. Plus de larmes, mon amour. Je continuerai à t'écrire avec mes yeux, pour toujours. La vie, la grosse blague. Rien n'a de nom. Je ne regarde pas les formes. Le rôle, amour.
Guerres. Tignes. Jars. Serres. Araignées enfoncées. Vides en alcool. Les jours sont des enfants. Et ça s'arrête ici. Ça vient. Ma main. Ma vision rouge. Plus grande.
davantage sienne, martyr du vert, la grande des raisons, colonnes et vallées, le doigt du vent, les enfants en sang, j'ignore ce qu'en pense mon rêve moqueur, l'encre, la tâche, la forme,
Hier, j'ai compris que le moment de déplier mes ailes est venu. Je suis oiseau. Je suis tout. Sans autre trouble. Toutes les cloches. Les règles. Les terres. La forêt profonde. L'infinie tendresse. L'immense marée. Poubelle. Jarre.
lettres cartonnées, des doigts durs, dérisoires espérances de parvenir à construire, des toiles, des rois, tellement sourds, mes ongles, le fil et les cheveux, le nerf redonnant,
Je pars avec moi-même. Une minute d'absence. Je t'ai capturé et je m'en vais en pleurs. C'est une blague. Merci au docteur.
Merci aux infirmières, aux brancardiers, aux aides-soignantes et aux garçons de salle de l'hôpital anglais. J'espère que la sortie sera joyeuse et j'espère ne jamais revenir. Des ailes de mouette noires. Cinquième et dernier épisode avec...
Odile Lauria. Johanna Nizar. Montage de texte, Victoire Bourgois et Laure Egoroff. Conseillère littéraire, Emmanuelle Chevrière. Prise de son, montage, mixage, Philippe Bredin, Mathieu Tourain. Assistant à la réalisation, Vivien Domeyer.
Réalisation Laure Egoroff Frida Kahlo par Frida Kahlo, correspondance 1922-1954 est parue aux éditions Christian Bourgois dans une traduction de Christia Vassero. Le journal de Frida Kahlo est paru aux éditions du Chêne dans une traduction de Rauda Ramis. Viva la vida de Pino Cacucci est paru aux éditions Christian Bourgois dans une traduction de Benito Merlino.