France Culture. Il y a une chose remarquable, quand on vieillit, on perd la mémoire. Mais ça ne veut pas dire qu'on perd les souvenirs. Au contraire, on perd la capacité d'acquérir de nouveaux souvenirs. Mais ceux qui sont inscrits, ils sont bien plus proches que jamais. La gloire de mon père, de Marcel Pagnol. Lu par Hervé Pierre.
Choix des extraits et réalisations, Juliette Eman. Dans ses souvenirs, je ne dirai de moi ni mal ni bien. Ce n'est pas de moi que je parle, mais de l'enfant que je ne suis plus. C'est un petit personnage que j'ai connu et qui s'est fondu dans l'air du temps, à la manière des moineaux qui disparaissent sans laisser de squelette. Deuxième épisode. J'approchais de mes six ans et j'allais à l'école dans la classe enfantine que dirigeait Mlle Guimard.
Mlle Guimard était très grande, avec une jolie petite moustache brune, et quand elle parlait, son nez remuait. Pourtant, je la trouvais laide, parce qu'elle était jaune comme un Chinois, et qu'elle avait de gros yeux bombés. Elle apprenait patiemment leurs lettres à mes petits camarades, mais elle ne s'occupait pas de moi, parce que je lisais couramment ce qu'elle considérait comme une inconvenance préméditée de la part de mon père.
En revanche, pendant les leçons de chant, elle disait devant toute la classe que je chantais faux et qu'il valait mieux me taire, ce que je faisais volontiers. Pendant que la marmaille s'époumonnait à suivre sa baguette, je restais muet, paisible, souriant. Les yeux fermés, je me racontais des histoires et je me promenais au bord de l'étang du parc Boréli, qui est une sorte de parc de Saint-Cloud au bout du Prado de Marseille.
Le jeudi et le dimanche, ma tante Rose, qui était la sœur aînée de ma mère et qui était aussi jolie qu'elle, venait déjeuner à la maison et me conduisait ensuite au moyen d'un tramway jusqu'en ces lieux enchantés. On y trouvait des allées ombragées par d'antiques platanes, des bosquets sauvages, des pelouses qui vous invitaient à vous rouler dans l'herbe, des gardiens pour vous le défendre et des étangs où naviguaient des flottilles de canards. Nous nous installions sur un banc.
toujours le même, devant un massif de lauriers entre deux platanes. Elle sortait un tricot de son sac et j'allais vaquer aux travaux de mon âge. Ma principale occupation était de lancer du pain aux canards. Ces stupides animaux me connaissaient bien. Dès que je montrais un crouton, leur flottille venait vers moi à force de palme et je commençais ma distribution.
Lorsque ma tante ne me regardait pas, tout en leur disant d'une voix suave des paroles de tendresse, je leur lançai aussi des pierres, avec la ferme intention d'en tuer un. Cet espoir, toujours déçu, faisait le charme de ses sorties, et dans le grinçant tramway du Prado, j'avais des frémissements d'impatience. Mais un beau dimanche, je fus péniblement surpris lorsque nous trouvâmes un monsieur assis sur notre banc. Sa figure était vieux rose,
Il avait une épaisse moustache châtain, des sourcils roux et bien fournis, de gros yeux bleus un peu saillants. Sur ses tempes, quelques fils blancs. Comme de plus il lisait un journal sans images, je le classais aussitôt parmi les vieillards. Ma tante voulut m'entraîner vers un autre campement, mais je protestais, c'était notre banc et ce monsieur n'avait qu'à partir. Il fut poli et discret.
Sans mot dire, il glissa jusqu'au bout du siège et tira près de lui son chapeau melon sur lequel était posée une paire de gants de cuir, signe incontestable de richesse et d'une bonne éducation. Ma tante s'installa à l'autre bout, sortit son tricot et je courus avec mon petit sac de croutons vers le bord de l'étang. Je choisis d'abord une très belle pierre, grande comme une pièce de cinq francs, assez plate et merveilleusement tranchante. Par malheur, un garde me regardait.
Je la cachais donc dans ma poche et je commençais ma distribution avec des paroles si plaisantes et si affectueuses que je fus bientôt en face de toute une escadre rangée en demi-cercle. Le garde, un blasé, me parut peu intéressé par ce spectacle. Il tourna simplement le dos et s'en alla à pas compter. Je sortis aussitôt ma pierre et j'eus la joie, un peu inquiète, d'atteindre en pleine tête le vieux père Canard. Mais au lieu de chavirer et de couler à pic, comme je l'espérais...
Ce dur à cuire vira de bord et s'enfuit à toute palme en poussant de grands cris d'indignation. À dix mètres du bord, il s'arrêta et se tourna de nouveau vers moi. Debout sur l'eau et battant des ailes, il me lança toutes les injures qu'il savait, soutenues par les cris déchirants de toute sa famille. Le garde n'était pas bien loin. Je courus me réfugier auprès de ma tante. Elle n'avait rien vu, elle n'avait rien entendu, elle ne tricotait pas. Elle faisait la conversation avec le monsieur Duban.
« Oh, le chat, mon petit garçon ! » dit-il. « Quel âge as-tu ? » « Six ans. » « Il en paraît sept, » dit le monsieur. Puis il fit compliment sur ma bonne mine et déclara que j'avais vraiment de très beaux yeux. Elle se hâta de dire que je n'étais pas son fils, mais celui de sa sœur. Et elle ajouta qu'elle n'était pas mariée. Sur quoi l'aimable vieillard me donna deux sous pour aller acheter des oublis au marchand qui était au bout de l'allée. Quand il fut l'heure de rentrer, le monsieur prit le tramway avec nous.
Il paya même nos places, malgré les très vives protestations de ma tante, qui en était, à mon grand étonnement, toute rougissante. J'ai compris, beaucoup plus tard, qu'elle s'était considérée comme une véritable courtisane, parce qu'un monsieur encore inconnu avait payé trois sous pour nous. Nous le quittâmes au terminus, et il nous fit de grandes salutations avec son chapeau melon à bout de bras.
En arrivant sur la porte de notre maison, ma tante me recommanda, à voix basse, de ne parler jamais à personne de cette rencontre. Elle m'apprit que ce monsieur était le propriétaire du parc Boréli, que si nous disions un seul mot de lui, il le saurait certainement et qu'il nous défendrait d'y retourner. Comme je lui demandais pourquoi, elle me répondit que c'était un secret. Je fus charmé de connaître, sinon un secret, du moins son existence. Je promis et je t'imparole.
Nos promenades au parc devinrent de plus en plus fréquentes, et l'aimable propriétaire nous attendait toujours sur notre banc. Dès que nous arrivions, il me confiait d'abord au berger des ânes, que je chevauchais pendant des heures, puis à l'omnibus, traîné par quatre chèvres, puis au patron du toboggan. Je savais que ses largesses ne lui coûtaient rien, puisque tout le parc lui appartenait, mais je n'en étais pas moins très reconnaissant, et j'étais fier d'avoir un ami si riche et qui me prouvait un si parfait amour.
Six mois plus tard, en jouant aux cachettes avec mon frère Paul, je m'enfermais dans le bas du buffet après avoir repoussé les assiettes. Pendant que Paul me cherchait dans ma chambre et que je retenais mon souffle, mon père, ma mère et ma tante entrèrent dans la salle à manger. Ma mère disait « Tout de même, 37 ans, c'est bien vieux ! »
« Allons donc, » dit mon père, « j'aurai trente ans à la fin de l'année et je me considère comme un homme encore jeune. Trente-sept ans, c'est la force de l'âge. Et puis Rose n'a pas dix-huit ans. » « J'ai vingt-six ans, » dit la tante Rose, « et puis il me plaît. » « Qu'est-ce qu'il fait à la préfecture ? » « Il est sous-chef de bureau. Il gagne deux cent vingt francs par mois. » « Hé hé ! » dit mon père, « et il a de petits trente qui lui viennent de sa famille. » « Ho ho ! » dit mon père. « Il m'a dit que nous pouvions compter sur trois cent cinquante francs par mois. »
J'entendis un long sifflement, puis mon père ajouta « Eh bien, ma chère Rose, je vous félicite. » « Mais au moins, est-ce qu'il est beau ? » « Oh non ! » dit ma mère. « Ça pourrait être beau, il n'est pas beau. » Alors je poussai brusquement la porte du buffet, je sautai sur le plancher et je criai « Oui, il est beau, il est superbe ! » et je courus vers la cuisine, dont je fermai la porte à clé. C'est à la suite de tous ces événements que le propriétaire vint un jour à la maison accompagné de ma tante Rose. Il montrait un large sourire.
sous les ailes d'un chapeau melon qui était d'un noir lustré. La tante Rose était toute rose, vêtue de rose des pieds à la tête, et ses beaux yeux brillaient derrière une voilette bleue accrochée au bord d'un canotier. Ils revenaient tous deux d'un court voyage, et il y eut de grandes embrassades. Oui, le propriétaire, sous nos yeux stupéfaits, embrassa ma mère, puis mon père. Ensuite il me prit sous les aisselles, me souleva, me regarda un instant et dit...
Maintenant, je m'appelle l'oncle Jules, parce que je suis le mari de Tante Rose. L'oncle Jules était né au milieu des vignes, dans ce roussillon doré où tant de gens roulent tant de barriques. Il avait laissé le vignoble à ses frères et il était devenu l'intellectuel de la famille, car il avait fait son droit. Mais il était resté fièrement catalan. Et sa langue roulait les airs comme un ruisseau roule des graviers.
Mon oncle Jules devint très vite mon grand ami. Il me félicitait souvent d'avoir tenu la parole donnée et d'avoir gardé le secret au temps des rendez-vous au parc Boréli. Il disait à qui voulait l'entendre que cet enfant ferait un grand diplomate ou un officier de premier ordre. Il tenait beaucoup à voir mes bulletins scolaires et me récompensait ou me consolait par des jouets ou des sachets de berlingot.
Cependant, comme je lui conseillais un jour de faire construire une petite maison dans son admirable parc Boréli, avec un balcon pour voir les cyclistes, il m'avoua, sur le mode badin, qu'il n'en avait jamais été le propriétaire. Je fus consterné par la perte instantanée d'un si beau patrimoine, et je regrettais d'avoir si longtemps admiré un imposteur. De plus, je découvris, ce jour-là, que les grandes personnes savaient mentir aussi bien que moi,
Et il me sembla que je n'étais plus en sécurité parmi elles. Mais d'un autre côté, cette révélation, qui justifiait mes propres mensonges passés, présents et futurs, m'apporta la paix du cœur. Et lorsqu'il était indispensable de mentir à mon père, et que ma petite conscience protestait faiblement, je lui répondais « comme l'oncle Jules ». Alors l'œil naïf et le front serein, je mentais admirablement. Deux années passèrent.
Je triomphais de la règle de Troie, j'appris avec une joie inépuisable l'existence du lac Titicaca, puis Louis X le Hutin, Ibouchou-Genoux, et ses règles désolantes qui gouvernent les participes passés. Mon frère Paul, de son côté, avait jeté son abécédaire, et il abordait le soir dans son lit la philosophie des Piéniclées.
Une petite sœur était née, et tout justement pendant que nous étions tous les deux chez ma tante Rose, qui nous avait gardé deux jours pour faire sauter les crêpes de la chanteleur. Cette invitation malencontreuse m'empêcha de vérifier pleinement l'hypothèse audacieuse de mon giapan, qui était mon voisin en classe, et qui prétendait que les enfants sortaient du nombril de leur mère. Cette idée m'avait d'abord paru absurde.
Mais un soir, après un assez long examen de mon nombril, je constatai qu'il avait vraiment l'air d'une boutonnière, avec au centre une sorte de petit bouton. J'en conclus qu'un déboutonnage était possible et que Mangiapan avait dit vrai. Cependant, je pensais aussitôt que les hommes n'ont pas d'enfants. Ils n'ont que des fils et des filles qui les appellent papa. Mais les enfants venaient sûrement de la mer, comme les chiens et les chats. Donc mon nombril ne prouvait rien.
Tout au contraire, son existence chez les mâles affaiblissait grandement l'autorité de Mangiapan. Que croire ? Que penser ? En tout cas, puisqu'une petite sœur venait de naître, c'était le moment d'ouvrir les yeux et les oreilles et de percer le grand secret. Nous retrouvâmes ma mère, souriante, mais pas laissant force dans le grand lit. Auprès d'elle, dans un berceau, une petite créature grimaçante poussait des cris de mirlitons. L'hypothèse de Mangiapan me parut démontrée.
Et j'embrassais ma mère tendrement, en songeant à ses souffrances au moment où il avait fallu déboutonner son nombril. La petite créature nous parut d'abord étrangère. De plus, notre mère lui donnait le sein, ce qui me choquait beaucoup et qui effrayait Paul. Il disait « Elle nous la mange quatre fois par jour ». Mais quand elle se mit à tituber et à bégayer, elle nous révéla notre force et notre sagesse. Elle nous l'adopte âme définitivement. Un beau soir du mois d'avril, je rentrais de l'école avec mon père et Paul.
C'était un mercredi, le plus beau jour de la semaine, car nos jours ne sont beaux que par leur lendemain. Tout en marchant le long du trottoir de la rue Tivoli, mon père me dit « Crapeau, j'aurai besoin de toi demain matin. » « Pourquoi faire ? » « Tu le verras bien, c'est une surprise. » « Moi aussi tu as besoin de moi ? » demanda Paul inquiet. « Bien sûr, » dit mon père, « mais Marcel viendra avec moi et toi tu resteras à la maison pour surveiller la femme de ménage qui va balayer la cave. C'est très important. »
« Moi d'habitude, » dit Paul, « j'ai peur d'aller dans la cave, mais avec la femme de ménage, je n'aurai pas peur. » Le lendemain vers huit heures, mon père vint me réveiller en imitant une sonnerie de clairon, puis il rejeta mes couvertures au pied de mon lit. « Il faut que tu sois prêt dans une demi-heure. Je vais me raser. » Je frottais mes yeux à poing fermé, je m'étirais, je me levais. Paul avait disparu sous ses draps et il n'en sortait qu'une boucle de cheveux dorés. Le jeudi était un jour de grande toilette et ma mère prenait ces choses-là très au sérieux.
Je commençais par m'habiller des pieds à la tête, puis je fis semblant de me laver à grand dos. C'est-à-dire que 20 ans avant les bruiteurs de la radiodiffusion, je composais la symphonie des bruits qui suggère une toilette. J'ouvris d'abord le robinet du lavabo et je le mis adroitement dans une certaine position qui faisait ronfler les tuyaux. Ainsi mes parents seraient informés du début de l'opération. Pendant que le jet d'eau bouillonnait bruyamment dans la cuvette, je regardais à bonne distance.
Au bout de quatre ou cinq minutes, je tournais brusquement le robinet qui publia sa fermeture en faisant d'un coup de bélier trembler la cloison. J'attendis un moment que j'employais à me coiffer. Alors je fis sonner sur le carreau le petit tube de tôle et je rouvris le robinet. Mais lentement, à très petit coup, il siffla, miaula et reprit le ronflement saccadé. Je le laissais couler une bonne minute, le temps de lire une page des pieds nickelés.
Au moment même où Croquignol, après un croche-pied à l'agent de police, prenait la fuite au-dessus de la mention à suivre, je le refermai brusquement. Mon succès fut complet, car j'obtins une double détonation qui fit onduler le tuyau. Encore un choc sur la tôle du tube, et j'eus terminé, dans le délai prescrit, une toilette plausible, sans avoir touché une goutte d'eau. Je trouvais mon père assis devant la table de la salle à manger. Il était en train de compter de l'argent. En face de lui, ma mère buvait son café.
Ces nattes noires qui avaient des reflets bleus pendaient jusqu'à terre derrière sa chaise. Mon café au lait était servi. Elle me demanda « Tu t'es lavé les pieds ? » Comme je savais qu'elle attachait une importance particulière à cette opération futile, et dont la nécessité me paraissait inexplicable, puisque « les pieds », ça ne se voit pas, je répondis avec assurance « Tous les deux. » « Tu t'es coupé les angles ? » Il me sembla que l'aveu d'un oubli confirmerait la réalité du reste.
« Non, » dis-je, « je n'y ai pas pensé. Mais je les ai taillés dimanche. » « Bien, » dit-elle. Elle parut satisfaite. Je le fus aussi. Pendant que je croquais mes tartines, mon père dit, « Tu ne sais pas où nous allons. Eh bien voilà, ta mère a besoin d'un peu de campagne. J'ai donc loué, de moitié avec l'oncle Jules, une villa dans la colline. Et nous y passerons les grandes vacances. » Je fus émerveillé. « Et où est-elle, cette villa ? » « Loin de la ville, au milieu des pins. » « C'est très loin ?
« Oh oui, » dit ma mère, « il faut prendre le tramway et marcher ensuite pendant des heures. » « Alors c'est sauvage. » « Ah c'est, » dit mon père, « c'est juste au bord d'un désert de Garigues qui va d'Aubagne jusqu'à Aix, un vrai désert. » Paul arrivait pieds nus pour savoir ce qui se passait et il demanda « Est-ce qu'il y a des chameaux ? » « Non, » dit mon père, « il n'y a pas de chameaux. » « Et des rhinocéros ? » « Je n'en ai pas vu. » J'allais poser mille questions lorsque ma mère me dit « Mange ! »
Et comme j'oubliais ma tartine, elle poussa ma main vers ma bouche. Puis elle se tourna vers Paul. « Toi, va d'abord mettre tes pantoufles, sinon tu vas nous faire encore une angine. Allez, file ! » Il fila. Je demandai. « Alors, tu m'emmènes dans la colline, ce matin ? » « Non, » dit mon père, « pas encore. Cette villa est toute vide et il va falloir la meubler. Seulement, les meubles neufs coûtent très cher. Alors nous allons ce matin chez le brocanteur des quatre chemins. »
Au bord du trottoir, je vis une petite charrette à bras qu'il avait empruntée au voisin. En grosses lettres noires sur la ridelle, on lisait « Bergugna, bois et charbon ». Mon père entra dans les brancards. « À reculons ! » « J'ai besoin de toi, me dit-il, pour serrer la mécanique quand nous descendrons la rue Tivoli. »
Je regardais au loin cette rue qui montait vers le ciel par une pente de toboggan. « Mais papa, lui dis-je, elle monte la rue Tivoli. » « Oui, me dit-il, maintenant elle monte, mais je suis presque sûr qu'au retour, elle descendra, et au retour, nous serons chargés. Pour le moment, installe-toi sur le charton. » Je pris place au beau milieu du plateau, pour en assurer l'équilibre. Ma mère, derrière la grille bombée de la fenêtre, nous regardait partir. « Surtout, dit-elle, prenez garde au tramway. »
Sur quoi mon père, pour exprimer sa confiance, poussa un joyeux hennissement, lança deux petites ruades et partit au galop vers l'aventure. Nous nous arrêtâmes au bout du boulevard de la Madeleine, devant une boutique noirâtre.
Elle commençait sur le trottoir, qui était encombré de meubles hétéroclites, autour d'une très vieille pompe à incendie à laquelle était accroché un violon. Le maître de ce commerce était très grand, très maigre et très sale. Il portait une barbe grise et des cheveux de troubadour sortaient d'un grand chapeau d'artiste. Son air était mélancolique et il fumait une pipe en terre. Mon père lui avait déjà rendu visite et avait retenu quelques meubles.
Une commode, deux tables et plusieurs fagots de morceaux de bois polis qui, selon le brocanteur, devaient permettre de reconstituer six chaises. Il y avait aussi un petit canapé qui perdait ses entrailles comme un cheval de Toreador, trois sommiers crevés, des paillasses à moitié vides, un bahut qui n'avait plus ses étagères, une gargoulette qui représentait assez schématiquement un coq et divers ustensiles de ménage que la rouille appareillait.
Le brocanteur nous aida à charger tout ce fourniment sur la charrette à bras qui avait laissé tomber une béquille, comme font les ânes au printemps. Le tout fut arrimé avec des cordes qu'un long usage avait rendu chevelu. Puis on fit les comptes. Après une sorte de méditation, le brocanteur regarda fixement mon père et dit « Ça fait cinquante francs. » « Oh oh ! » dit mon père. « C'est trop cher. » « C'est cher mais c'est beau. » dit le brocanteur. « La commode est d'époque. »
Il montrait du doigt cette ruine vermoulue. « Je le crois volontiers, dit mon père. Elle est certainement d'une époque, mais pas de la nôtre. » Le brocanteur prit un air dégoûté et dit « Vous aimez tellement le moderne ? » « Ma foi, dit mon père, je n'achète pas ça pour un musée. C'est pour m'en servir. » Le vieillard parut attristé par cet aveu. « Alors, dit-il, ça ne vous fait rien de penser que ce meuble a peut-être vu la reine Marie-Antoinette en chemise de nuit. D'après son état, dit mon père, ça ne m'étonnerait pas qu'il ait vu le roi Hérode en caleçon. »
« Là, je vous arrête, dit le brocanteur, et je vais vous apprendre une chose. Le roi Hérode avait peut-être des caleçons, mais il n'avait pas de commode. Rien que des coffres à clous d'or et des espèces de cocottes en bois. Je vous le dis parce que je suis honnête. » « Je vous remercie, dit mon père, et puisque vous êtes honnête, vous me faites le tout à trente-cinq francs. » Le brocanteur nous regarda tour à tour, hocha la tête avec un douloureux sourire et déclara « Ce n'est pas possible parce que je dois cinquante francs à mon propriétaire qui vient encaisser à midi. »
« Alors, » dit mon père indigné, « si vous lui deviez cent francs, vous oseriez me les demander ? » « Il faudrait bien. » « Où voulez-vous que je les prenne ? » « Remarquez que si je ne devais que quarante francs, je vous demanderais quarante. »
Si je devais trente, ça serait trente. Mais dans ce cas, dit mon père, je ferais mieux de revenir demain, quand vous l'aurez payé et que vous ne lui devrez plus rien. Ah ! maintenant ce n'est plus possible, s'écria le brocanteur. Il est onze heures juste. Vous êtes tombé dans ce coup-là. Vous n'avez plus le droit d'en sortir. D'ailleurs, je reconnais que vous n'avez pas eu de chance de venir aujourd'hui. Mais quoi ! à chacun son destin !
« Vous, vous êtes jeune et frais, vous êtes droit comme un i, vous avez deux yeux superbes. Tant qu'il y aura des bossus et des borgnes, vous n'aurez pas le droit de vous plaindre. C'est cinquante francs. » « Bien, » dit mon père, « dans ce cas, nous allons décharger cet ébri et nous irons nous servir ailleurs. Petit, détache les cordes. » Le brocanteur me retint par le bras en criant « Attendez ! » Puis il regarda mon père avec une tristesse indignée, secoua la tête et me dit « Comme il est violent ! » Il s'avança vers lui et parla solennellement.
Sur le prix, ne discutons plus. C'est cinquante francs. Ça m'est impossible de le raccourcir. Mais nous pouvons peut-être allonger la marchandise. Il entra dans sa boutique. Mon père me fit un clin d'œil triomphal et nous le suivîmes. « Premièrement, dit-il, puisque vous aimez le moderne, je vous donne en plus cette table de nuit en tôle entaillée et ce robinet col de cygne nickelé par galvanoplastie. Vous ne me direz pas que ce n'est pas moderne. »
« Deuxièmement, je vous donne ce fusil arabe damasquiné qui n'est pas un fusil à pierre mais à capsule. Admirez la longueur du canon, on dirait une canne à pêche. Je vous donne en plus ce pare-étincelle en cuivre découpé, ce parapluie de berger qui sera comme neuf si vous changez seulement la toile, ce tam-tam de la Côte d'Ivoire qui est une pièce de collection et ce fer à repasser de tailleur. Est-ce que ça va ? » « C'est honnête, dit mon père. Mais je voudrais aussi cette vieille cage à poules.
« Hé, hé ! » dit le brocanteur. « Je reconnais qu'elle est vieille, mais elle peut servir aussi bien qu'une neuve. Enfin, puisque c'est vous, je vous la donne. » Mon père lui tendit un billet mauve de cinquante francs. Il le prit gravement, avec un salut de la tête. Enfin, comme nous finissions de glisser notre butin sous les cordes déjà tendues, pendant qu'il rallumait sa pipe, il dit tout à coup « Attendez, j'ai encore une surprise pour vous. » Et il rentra dans sa boutique en courant.
Mais mon père, qui avait passé la bricole, démarra brusquement et descendit à bonne allure le boulevard de la Madeleine, tandis que le généreux vieillard, reparu au bord du trottoir, brandissait à bout de bras un immense drapeau de la Croix-Rouge que nous jugea inutile d'aller chercher. Lorsque ma mère, qui nous attendait à la fenêtre, vit arriver ce chargement, elle disparut aussitôt pour reparaître sur le seuil. « Joseph, » dit-elle, « tu ne vas pas rentrer toutes ces saletés dans la maison ? »
« C'est saleté, » dit mon père, « pour être la base d'un mobilier rustique que tu ne te lasseras pas de regarder. Laisse-nous seulement le temps d'y travailler. Mes plans sont faits et je sais où je vais. » Ma mère secoua la tête et soupira, tandis que le petit Paul accourait pour aider au déchargement. Nous transportâmes tout le matériel à la cave où mon père avait décidé d'installer notre atelier. Nous commençâmes par l'assemblage des chaises. C'était un puzzle.
et d'autant plus difficile à résoudre que les barreaux n'entraient pas dans les trous des montants et qu'ils n'étaient pas tous de la même longueur. Nos alames revendiquaient Gélanticaire, qui feignit d'abord de s'étonner, puis nous donna une botte de barreaux. À grand renfort de col forte, dont je faisais fondre les galettes dans de l'eau tiède, les six chaises furent reconstituées, puis vernis. Ce fut ensuite le tour de la commode, dont les tiroirs étaient si fortement coincés qu'il fallut démonter tout le meuble et user longuement du rabeau.
Ces travaux qui ne durèrent pas plus de trois mois occupent cependant dans ma mémoire une place considérable car j'y ai découvert l'intelligence de mes mains et la prodigieuse efficacité des plus simples outils. Un beau jeudi matin, nous pûmes installer le long du corridor de l'immeuble le mobilier des grandes vacances. L'oncle Jules avait été convoqué à titre d'admirateur probable et notre ami le brocanteur était venu en expert. L'oncle admira, le brocanteur expertisa.
Il loua les tenons, il approuva les mortaises et trouva les collages parfaits. Puis comme l'ensemble ne ressemblait à rien, il déclara que c'était du rustique provençal, ce qui fut doctoralement approuvé par l'oncle Jules. La gloire de mon père, de Marcel Pagnol. Extrait lu par Hervé Pierre. Deuxième épisode. Conseillère littéraire, Emmanuelle Chevrière. Prise de son, montage et mixage, Claire Levasseur, Antoine Viosa.
Assistante à la réalisation Claire Chéneau. Réalisation Juliette Eman. France Culture remercie l'Odé Colline édition de la Treille et les éditions Grassey et Fasquel.