France Culture. Il y a une chose remarquable, quand on vieillit, on perd la mémoire. Mais ça ne veut pas dire qu'on perd les souvenirs. Au contraire, on perd la capacité d'acquérir de nouveaux souvenirs. Mais ceux qui sont inscrits, ils sont bien plus proches que jamais. La gloire de mon père, de Marcel Pagnol. Lu par Hervé Pierre. Choix des extraits et réalisations, Juliette Emane.
Dans ses souvenirs, je ne dirai de moi ni mal ni bien. Ce n'est pas de moi que je parle, mais de l'enfant que je ne suis plus. C'est un petit personnage que j'ai connu et qui s'est fondu dans l'air du temps, à la manière des moineaux qui disparaissent sans laisser de squelette. Troisième épisode La première quinzaine de juillet fut bien longue. Les meubles attendaient dans le couloir et nous attendions à l'école où nous ne faisions pas grand-chose.
Je me répétais sans cesse quelques mots magiques. La villa, l'épinette, les collines, les cigales. Il y en avait bien quelques-unes au bout des platanes scolaires, mais je n'en avais jamais vu de près, tandis que mon père m'en avait promis des milliers, et presque toujours à portée de la main. C'est pourquoi, écoutant les chanteuses égarées qui nous narguaient, invisibles dans les hauts feuillages, je pensais, sans la moindre poésie, « Toi, ma vieille, quand nous serons dans les collines, je te mettrai la paille au cul ! »
Telle est la gentillesse des petits anges de huit ans. Un soir, l'oncle Jules et la tante Rose vinrent dîner à la maison. Ce fut un dîner-conférence pour la préparation du grand départ qui devait avoir lieu le lendemain. L'oncle Jules, qui se flattait d'être un organisateur, déclara d'abord qu'à cause de l'état des chemins, il n'était pas possible de louer une voiture importante, qui aurait d'ailleurs coûté une fortune, peut-être même vingt francs. Il avait donc loué deux voitures.
Un petit camion de déménagement qui transporterait ses propres meubles ainsi que sa femme, son fils et lui-même au prix de 7 francs 50. Pour nous, il avait trouvé un paysan qui s'appelait François et dont la ferme était à quelques centaines de mètres de la villa. Ce François venait deux fois par semaine vendre ses fruits au marché de Marseille. En remontant chez lui, il transporterait notre mobilier au prix raisonnable de 4 francs.
Cet arrangement enchanta mon père, mais Paul demanda. « Et nous, nous montrons sur la charrette ? » « Vous, » dit l'organisateur, « vous prendrez le tramway jusqu'à la Barras, et de là, vous rejoindrez votre paysan Pélibus Cum Jambis. Augustine aura une petite place sur le chariot, et les trois hommes suivront à pied, avec le paysan. » Les trois hommes acceptèrent cette idée avec joie, et la conversation, qui dura jusqu'à onze heures, devint absolument féérique.
Car l'oncle Jules parla de chasse, puis mon père parla des insectes, si bien que jusqu'à mon réveil, je tirais des coups de fusil sur des millepattes, des sauterelles et des scorpions. Le lendemain matin, dès huit heures, nous étions prêts et déjà revêtus du costume des vacances. Culottes de toile écrues et chemise à manches courtes, blanches mais ornées de cravates bleues.
Le paysan nous avait prévenu, l'heure de notre départ ne dépendait point de son zèle, mais de la vitesse d'écoulement de ses abricots. Elle ne fut pas très rapide ce jour-là, car à midi il n'était pas encore arrivé. Nous déjeunâmes donc, dans la maison déjà morte, de saucissons et de viande froide, et nous courions sans cesse à la fenêtre pour guetter l'arrivée du messager des vacances. Il parut enfin !
C'était une charrette bleue, d'un bleu délavé, qui laissait transparaître les fibres du bois. Les roues très hautes avaient un jeu latéral considérable. Quand elles arrivaient à bout de jeu, c'est-à-dire à chaque tour, il y avait un choc tintant. Les cercles de fer tressautaient sur les pavés, les brancards gémissaient, les sabots du mulet faisaient sauter des étincelles. C'était le chariot de l'aventure et de l'espoir.
Le paysan qui le conduisait n'avait ni veste ni blouse, mais un gilet tricoté d'une laine épaisse feutrée par la crasse. Il parlait provençal, il riait et faisait claquer une longue lanière au bout d'un manche de jonc tressé. Aidé de mon père et grandement gêné par les efforts du petit Paul, qui s'accrochait aux plus gros meubles en prétendant les transporter, le paysan chargea la charrette, c'est-à-dire qu'il y entassa le mobilier en pyramide.
Il en assura ensuite l'équilibre par un treillis de cordes, cordelettes et ficelles, et jeta sur le tout une barge trouée. Alors il s'écria en provençal « Cette fois-ci nous y sommes ! » et il alla prendre la bride du mulet qu'il fit démarrer au moyen de plusieurs injures blessantes accompagnées de violentes saccades sur le mort du peu sensible animal. Nous suivîmes nos biens meubles comme un char funéraire jusqu'au boulevard Mérentier. Là, nous quittâmes le paysan et nous allâmes prendre le tramway.
Dans un brillant tintamarre de ferraille, au tremblement cliquetant de ses vitres et avec de longs cris aigus dans les courbes, le prodigieux véhicule s'élança vers l'avenir. Comme nous n'avions pu trouver une place sur les banquettes, nous étions debout, ô merveille, sur la plateforme avant. Lentement, patiemment, en utilisant les chaos et les coups de frein, je me glissais entre mes voisins et j'arrivais enfin près de lui.
Alors, les rails luisants s'avancèrent vertigineusement vers moi, le vent de la vitesse souleva la visière de ma casquette et bourdonna dans le pavillon de mes oreilles. Nous dépassâmes en deux secondes un cheval lancé au galop. Je n'ai jamais retrouvé, sur les machines les plus modernes, cet orgueil triomphal d'être un petit dôme, vainqueur de l'espace et du temps. Mais ce bolide de fer et d'acier, qui nous rapprochait des collines, ne nous y conduisait pas.
Il fallut le quitter dans l'extrême banlieue de Marseille, en un lieu nommé La Barrasse, et il continua sa course folle vers Aubagne. Mon père, qui avait déplié un plan, nous guida jusqu'à l'embouchure d'une petite route poudreuse qui fuyait la ville entre deux bistrots. Au bout d'une petite heure de marche, notre chemin en coupa un autre, à travers une sorte de place ronde, parfaitement vide. Mais dans le creux de l'un des quarts de cercle, il y avait un banc de pierre. Ma mère y fut installée et mon père déplia son plan.
« Voilà, dit-il, l'endroit où nous avons quitté le tramway, voilà l'endroit où nous sommes en ce moment, et voilà le carrefour des quatre saisons où notre déménageur nous attend, à moins que nous ne soyons obligés de l'attendre. »
Ma mère ouvrit le paquet du goûter et nous commençâmes à dévorer le pain craquant et doré d'autrefois, le tendre saucisson marbré de blanc, où je cherchais d'abord le grain de poivre comme la fève du gâteau des rois, et l'orange longtemps bercé sur les balancelles espagnoles. Cependant, ma mère disait, soucieuse, « Joseph, c'est bien loin. » « Et nous n'y sommes pas encore ? » dit joyeusement mon père. « Il nous reste au moins une heure de marche. »
« Aujourd'hui, nous n'avons pas de paquet, mais quand il faudra monter des provisions... » « On les montera, » dit mon père. « Maman, nous sommes trois hommes, » dit Paul. « Toi, tu ne porteras rien. » « Bien sûr, » dit mon père. « Ce sera une promenade un peu longue, mais tout de même une promenade hygiénique. »
« De plus, nous ne pourrons venir que pour la Noël, Pâques et les grandes vacances, en tout trois fois par an. Et puis, nous partirons le matin de bonne heure et nous déjeunerons sur l'herbe, à mi-chemin. Puis, nous nous arrêterons encore une fois pour goûter. Et ensuite, tu as vu ces rails ? Je te parie qu'avant six mois, le tramway nous déposera à la croix, c'est-à-dire à 600 mètres d'ici. Il ne restera pas une heure de marche. »
À ces mots, je vis jaillir les rails de l'herbe et s'encastrer dans les pavés, tandis que s'annonçait au loin le sourd grondement d'un tramway. Toutefois, levant la tête, ce n'est pas la puissante machine que je vis arriver, mais la branlante pyramide de notre déménagement. Paul poussa un cri de joie et courut à la rencontre du mulet. Le paysan le prit par les hanches et le mit à califourchon sur l'encolure de l'animal. C'est ainsi qu'il vint à notre hauteur.
Cramponné au collier, ivre de fierté et de peur, il avait un petit sourire à mi-chemin entre la joie et la panique. Cependant, une honteuse jalousie me dévorait. La charrette s'arrêta et le paysan nous dit « Maintenant, on va installer madame. » Il plia en quatre un sac qu'il étala sur le plateau du véhicule à la naissance du brancard. Mon père y posa ma mère, les jambes pendantes, plaça dans ses bras la petite sœur, dont la bouche était entourée par des festons de chocolat,
et se mit en marche auprès d'elle, tandis que, grimpé sur le parapet, je suivais en dansant l'équipage. L'horizon devant nous était caché par les hautes futais couronnées de feuillages qui bordaient les lacets du chemin. Mais après vingt minutes de marche, nous découvrîmes tout à coup un petit village, planté en haut d'une colline entre deux vallons. Le paysage était fermé, à droite et à gauche, par deux apiques de roches que les Provençois appellent des barres. « Voilà le village de la Treille », dit mon père.
Nous étions au pied d'une montée abrupte. « Ici, » dit le paysan, « faudrait que madame descende et que nous poussions un peu la charrette. » Le mulet, de lui-même, s'était arrêté et ma mère sauta sur le sol poudreux. Le paysan détrôna Paul, puis, sous le ventre du chariot, il ouvrit une sorte de tiroir et en sortit deux gros coins de bois. Il en tendit un à ma mère surprise. « C'est des cales, » dit-il. « Quand je vous le dirai, vous poserez celle-là par terre derrière la roue de ce côté. »
Elle parut heureuse de collaborer à une entreprise d'hommes et prit la grosse cale dans ses petites mains. « Et moi, dit Paul, je mettrai l'autre. » Sa proposition fut acceptée et je fus profondément vexé par cette nouvelle violation du droit d'Ainès. Mais j'eus une revanche éclatante car le paysan me tendit son fouet, un très gros fouet de roulier, et dit « Toi, tu frapperas le mulet. » « Sur les fesses ? » « De partout et avec le manche. »
Puis il cracha dans ses mains, rentra la tête dans ses épaules et les deux bras en avant, il s'argouta contre l'arrière du chariot. Son corps était presque horizontal. Mon père prit de lui-même la même posture. Alors le paysan hurla quelques injures graves à l'adresse du mulet, puis me cria « Pico ! Pico ! » et il poussa de toutes ses forces. Je frappai la bête, non pas méchamment, mais comme pour lui donner le signal de l'effort. Tout l'équipage s'ébranla et parcourut une trentaine de mètres.
Alors le paysan, sans lever la tête, entre deux allaitements, cria « La cale ! La cale ! » Ma mère, qui suivait la roue, posa prestement le coin de bois sous la jante de fer. Paul l'imita avec une aisance remarquable et le véhicule s'immobilisa pour un repos de cinq minutes. Le paysan le mit à profit pour me dire qu'il fallait frapper beaucoup plus fort et de préférence sous le ventre. Paul hurla « Non, non, je ne veux pas ! »
Et comme mon père allait s'attendrir sur la bonté du petit bonhomme, Paul montra du doigt le paysan surpris et cria « Il faut lui crever les yeux ! » « Oh ! » dit François indigné. « Me crever les yeux ! À moi ! Qu'est-ce que c'est que ce sauvage ? Je crois qu'il faudrait mieux l'enfermer dans le tiroir. » Il fit mine de l'ouvrir. Paul courut s'agripper aux pantalons paternels. « Voilà ce que c'est, » dit gravement mon père, « de vouloir crever les yeux aux gens. » On finit par se faire enfermer dans les tiroirs. Chacun reprit sa place.
Je frappais le mulet sous le ventre, pas trop fort, mais en hurlant des ordres dans ses oreilles, tandis que le paysan l'appelait « carcan », « carogne » et l'accusait de se nourrir d'excréments. Par un suprême effort, nous atteignîmes le village, ou plutôt le hameau, dont les tuiles rougeâtres étaient d'une longueur antique. De très petites fenêtres perçaient les murs épais. Il y avait à gauche une esplanade bordée de platanes et soutenue par un mur penché en arrière qui avait bien dix mètres de haut.
À droite, c'était la rue. Je dirais la rue principale, s'il y en avait eu une autre. Mais on n'y rencontrait qu'une petite traverse qui n'avait que dix mètres de long et qui avait encore trouvé le moyen de faire un crochet à deux angles droits pour atteindre la place du village. Plus petite qu'une cour d'école, la placette était ombragée par un très vieux murier, au tronc creusé de profondes crevasses et deux acacias. Partis à la rencontre du soleil, ils essayaient de dépasser le clocher.
Au milieu de la place, la fontaine parlait toute seule. C'était une conque de pierre vive, accrochée comme une bobèche autour d'une stèle carrée d'où sortait le tuyau de cuivre. Ayant dételé le mulet, car la charrette n'aurait pu le suivre, François le conduisit à la conque et la bête but longuement tout en battant ses flancs de sa queue. Le mulet fut remis entre les brancards et nous sortîmes du village. Alors commença la féerie et je sentis naître un amour qui devait durer toute ma vie.
Un immense paysage en demi-cercle montait devant moi jusqu'au ciel. De noirs pinèdes séparés par des vallons allaient mourir comme des vagues au pied de trois sommets rocheux. Autour de nous, des croupes de collines plus basses accompagnaient notre chemin qui serpentait sur une crête entre deux vallons. Un grand oiseau noir, immobile, marquait le milieu du ciel et de toutes parts, comme d'une mer de musique, montait la rumeur cuivre et des cigales.
Elles étaient pressées de vivre et savaient que la mort viendrait avec le soir. Le paysan nous montra les sommets qui soutenaient le ciel au fond du paysage. À gauche, dans le soleil couchant, un gros piton blanc étincelait au bout d'un énorme cône rougeâtre. « Celui-là, dit-il, c'est tête rouge. » À sa droite, brillait un pic bleuté, un peu plus haut que le premier. Il était fait de trois terrasses concentriques qui s'élargissaient en descendant. « Celui-là, dit le paysan, c'est le Taoumé. »
Puis, pendant que nous admirions cette masse, il ajouta « On lui dit aussi le tubé. Qu'est-ce que ça veut dire ? » demanda mon père. « Ça veut dire que ça s'appelle le tubé ou bien le taoumé. Mais quelle est l'origine de ces mots ? L'origine, c'est qu'il a deux noms, mais personne ne sait pourquoi. Vous aussi, vous avez deux noms, et moi aussi. »
Au fond, à droite, mais beaucoup plus loin, une pente finissait dans le ciel, portant sur son épaule le troisième piton de roche, penché en arrière, qui dominait tout le paysage. « Ça, c'est Garlaban. Aubagne est de l'autre côté, juste au pied. » « Moi, dis-je, je suis né à Aubagne. » « Alors, dit le paysan, tu es d'ici. » Je regardais ma famille avec fierté, puis le noble paysage avec une tendresse nouvelle. On ne voyait pas de hameau, pas une ferme, pas même un cabanon.
Le chemin montait toujours et nous approchions d'Épinède. À gauche, le coteau descendait par des droites terrasses jusqu'au fond d'un vallon vertoyant. Les terrasses de ce vallon étaient couvertes d'oliviers à quatre ou cinq troncs plantés en rond. Ils se penchaient un peu en arrière pour avoir la place d'épanouir leur feuillage qui formait un seul bouquet. Il y avait aussi des amandiers d'un vert tendre et des abricotiers luisants. Je ne savais pas les noms de ces arbres, mais je les aimais aussitôt.
entre eux la terre était inculte et couverte d'une herbe jaune et brune dont le paysan nous apprit que c'était de la baouko on aurait dit du foin séché mais c'était la sonta naturelle au printemps pour participer à l'allégresse générale elle fait un effort et verdit faiblement mais malgré cette pauvre mine elle est vivace et vigoureuse comme toutes les plantes qui ne servent à rien c'est là que je vis pour la première fois des touffes d'un vert sombre qui émergeaient de cette baouko
et qui figuraient des oliviers en miniature. Je quittai le chemin, je courus toucher leurs petites feuilles. Un parfum puissant s'éleva comme un nuage et m'enveloppa tout entier. C'était une odeur inconnue, une odeur sombre et soutenue, qui s'épanouit dans ma tête et pénétra jusqu'à mon cœur. C'était le thym qui pousse au gravier des garigues. Ces quelques plantes étaient descendues à ma rencontre pour annoncer au petit écolier le parfum futur de Virgile.
Le chemin montait toujours, franchissant de temps à autre un petit plateau. Il y eut une dernière côte, aussi rude que la première. Alors mon père nous montra une petite maison sur le coteau d'en face, à demi cachée par un grand figuier. « Voilà, dit-il, voilà la Bastide-Neuve, voilà l'asile des vacances. Le jardin qui est à gauche est aussi à nous. Ce jardin, entouré d'un grillage rouillé, avait au moins cent mètres de large. »
Je ne pus y distinguer rien d'autre qu'une petite forêt d'oliviers et d'amandiers qui mariaient leurs branches folles au-dessus de broussailles enchevêtrées. Mais cette forêt vierge en miniature, je l'avais vue dans tous mes rêves. Et, suivi de Paul, je m'élançai en criant de bonheur. Alors commencèrent les plus beaux jours de ma vie. La maison s'appelait la Bastide Neuve, mais elle était neuve depuis bien longtemps.
Il y avait au rez-de-chaussée une immense salle à manger qui avait bien 5 mètres sur 4 et que décorait grandement une petite cheminée en marbre véritable. Un escalier qui faisait un coude menait aux quatre chambres du premier étage. L'éclairage était assuré par des lampes à pétrole et quelques bougies de secours. Mais comme nous prenions tous nos repas sur la terrasse, sous le filier, il y avait surtout la lampe tempête. Elle attirait tous les insectes de la nuit.
Dès qu'on la suspendait à sa branche, elle était entourée d'un vol de papillons charnus dont les ombres dansaient sur la nappe. Brûlés d'un impossible amour, ils tombaient tout cuits dans nos assiettes. Le jardin n'était rien d'autre qu'un très vieux verger abandonné et clôturé par un grillage de poulaillers dont la rouille du temps avait rongé la meilleure part. Devant le jardin, des champs de blé ou de seigle assez pauvrement cultivés et bordés d'oliviers millénaires. Derrière la maison,
L'épinette formait des îlots sombres dans l'immense garigue qui s'étendait par mont, par veau et par plateau jusqu'à la chaîne de Sainte-Victoire. La Bastide-Neuve était la dernière bâtisse, au seuil du désert, et l'on pouvait marcher pendant trente kilomètres sans rencontrer que les ruines basses de trois ou quatre fermes du Moyen-Âge et quelques bergeries abandonnées. Nous allions dormir de bonne heure,
Épuisé par les jeux de la journée, et il fallait emporter le petit Paul, mou comme une poupée de chiffon, je le rattrapai de justesse au moment où il tombait de sa chaise, en serrant dans sa main crispée une pomme à demi rongée ou la moitié d'une banane. En me couchant à demi conscient, je décidai chaque soir de me réveiller à l'aurore, afin de ne pas perdre une minute du miraculeux lendemain. Mais je n'ouvrais les yeux que vers sept heures, aussi furieux et grommelant que si j'avais manqué le train.
Le matin, nous avalions très vite les tartines avec le café au lait et alors commençait la grande aventure. Il était défendu de sortir du jardin, mais on ne nous surveillait pas. C'est ainsi que livrés le plus souvent à nous-mêmes, il nous arrivait de monter jusqu'aux premières pinèdes. Mais ces explorations, le couteau à la main et l'oreille aux aguets, se terminaient souvent par une fuite éperdue vers la maison à cause de la rencontre inopinée d'un serpent boa, d'un lion ou d'un ours des cavernes.
Après le déjeuner, lorsque le soleil africain tombe en pluie de feu sur l'herbe mourante, on nous forçait à nous reposer une heure, à l'ombre du figuier, sur ces fauteuils pliants nommés transatlantiques, qu'il est difficile d'ouvrir correctement, qui pincent cruellement les doigts et qui s'effondrent parfois sous le dormeur stupéfait.
Ce repos nous était une torture, et mon père, grand pédagogue, c'est-à-dire d'horreur de pilule, nous le fit accepter en nous apportant quelques volumes de Phénimore Cooper et de Gustave Aymar. Le petit Paul, les yeux tout grands, la bouche entrouverte, m'écouta lire à haute voix le dernier des Mohicans. Ce fut pour nous la révélation, confirmée par le chercheur de pistes.
Nous étions des indiens, des fils de la forêt, chasseurs de bisons, tueurs de grizzly, étrangleurs de serpents bois et scalpeurs de visages pâles. J'avais un arc véritable, venu tout droit du Nouveau Monde en passant par la boutique du brocanteur. Je fabriquais des flèches avec des roseaux et, cachées dans les broussailles, je les tirais férocement contre la porte des cabinets constitués par une sorte de guérite au bout de l'allée.
Puis je volais le couteau pointu dans le tiroir de la cuisine, je le tenais par la lame entre le pouce et l'index, à la façon des indiens qu'on manche, et je le lançais de toutes mes forces contre le tronc d'un pain, tandis que Paul émettait un sifflement aigu qui en faisait une arme redoutable. Cependant nous comprîmes bientôt que la guerre étant le seul jeu vraiment intéressant, nous ne pouvions pas appartenir à la même tribu.
Je restais donc comme Anche, mais Paul devint Pony, ce qui me permit de le scalper plusieurs fois par jour. En échange, vers le soir, il me tuait avec un tomahawk de carton et fuyait ensuite à toutes jambes car j'excellais dans les agonies. Parfois, les deux tribus ennemies enterraient la hache de guerre et s'unissaient pour la lutte contre les visages pâles, les farouches Yankees venus du Nord.
Nous suivions des pistes imaginaires, marchant courbés dans les hautes herbes, attentifs aux brisés, aux empreintes invisibles, et j'examinais d'un air farouche un fil de laine accroché à l'aigrette d'or d'un fenouil. Quand la piste se dédoublait, nous nous séparions en silence. De temps à autre, pour maintenir la liaison, je lançai le cri de l'oiseau moqueur, si parfaitement imité que sa femelle s'y fut trompée.
et Paul me répondait par l'aboiement rauque du coyote, parfaitement imité lui aussi, mais imité, faute de coyote, de celui du chien de la boulangère à un roquet galeux qui attaquait parfois nos fonds de culotte. Lorsque nous revenions à la maison, le jeu continuait. Le couvert était mis sous le figuier. Dans une chaise longue, mon père lisait la moitié d'un journal, car l'oncle Jules lisait l'autre. Nous nous présentions, graves et dignes, comme il convient à des chefs, et je disais « Hugues ».
Mon père répondait. « Hugues ! Les grands chefs blancs veulent-ils recevoir leurs frères rouges sous leur wigwam de pierre ? » « Nos frères rouges sont les bienvenus, disait mon père. Leur route a dû être longue, car leurs pieds sont poudreux. Nous venons de la rivière perdue et nous avons marché trois lunes. Tous les enfants du grand Manitou sont des frères. Que les chefs partagent notre pémican. Nous leur demanderons seulement de respecter les coutumes sacrées des blancs. Qu'ils aillent d'abord se laver les mains. »
Le soir, à table, sous la lampe tempête nimbée de moucherons, balançant doucement mes jambes alourdies en face de ma mère toute belle, j'écoutais la conversation de ces vieux mâles. Ils discutaient assez souvent de politique. Ce qu'ils disaient ne m'intéressait pas. Ce que j'écoutais, ce que je guettais, c'était les mots, car j'avais la passion des mots. En secret, sur un petit carnet, j'en faisais une collection comme d'autres font pour les timbres.
J'adorais « grenade », « fumée », « bourrue », « vermoulue » et surtout « manivelle », et je me les répétais souvent quand j'étais seul pour le plaisir de les entendre. Or, dans les discours de l'oncle, il y en avait de tout nouveau et qui étaient délicieux, « damasquinée », « florilège », « filigrane » ou « grandiose », « archiépiscopale », « plénipotentiaire ».
Lorsque sur le fleuve de son discours je voyais passer l'un de ses vaisseaux à trois ponts, je levais la main et je demandais des explications qu'il ne me refusait jamais. C'est là que j'ai compris pour la première fois que les mots qui ont un son noble contiennent toujours de belles images. Mon père et mon oncle encourageaient cette manie qui leur paraissait de bonne augure.
Si bien qu'un jour, et sans que ce mot se trouvât dans une conversation, il en eût été le premier surpris, ils me donnèrent « anticonstitutionnellement » en me révélant que c'était le mot le plus long de la langue française. Il fallut me l'écrire sur la note de l'épicier que j'avais gardée dans ma poche. Je le recopia à grand'peine sur une page de mon carnet, et je le lisais chaque soir dans mon lit.
Ce n'est qu'au bout de plusieurs jours que je pus maîtriser ce monstre et je me promis de l'exploiter si par hasard, un jour, vers la fin des temps, j'étais forcé de retourner à l'école. La gloire de mon père, de Marcel Pagnol. Extrait lu par Hervé Pierre. Troisième épisode. Conseillère littéraire, Emmanuelle Chevrière. Prise de son, montage et mixage, Claire Levasseur, Antoine Viosa. Assistante à la réalisation, Claire Chéneau.
Réalisation Juliette Eman France Culture remercie l'Odé Colline édition de La Treille et les éditions Grasset et Fasquel.