France Culture. Il y a une chose remarquable, quand on vieillit, on perd la mémoire. Mais ça ne veut pas dire qu'on perd les souvenirs. Au contraire, on perd la capacité d'acquérir de nouveaux souvenirs. Mais ceux qui sont inscrits, ils sont bien plus proches que jamais. La gloire de mon père, de Marcel Pagnol. Lu par Hervé Pierre.
Choix des extraits et réalisations, Juliette Eman. Dans ses souvenirs, je ne dirai de moi ni mal ni bien. Ce n'est pas de moi que je parle, mais de l'enfant que je ne suis plus. C'est un petit personnage que j'ai connu et qui s'est fondu dans l'air du temps, à la manière des moineaux qui disparaissent sans laisser de squelette. Quatrième épisode. Vers le 15 août, il nous fut révélé que de grands événements se préparaient.
Un après-midi, tandis que je plantais le poteau de torture sur un petit tertre gazonné, mon frère Paul vint en courant m'annoncer une étrange nouvelle. « L'oncle Jules est en train de faire la cuisine. » Je fus si étonné que j'abandonnais aussitôt mon entreprise pour aller éclaircir le mystère de l'oncle Jules cuisinier. Il était devant le fourneau et surveillait une grésillante poêle à frire. Elle contenait d'épaisses pastilles blondes qui mijotaient en sifflotant dans de la graisse bouillante.
Une odeur écoeurante emplissait la cuisine, et je décidai aussitôt que je n'en mangerais pas. « Oncle Jules, qu'est-ce que c'est ? » « Tu le sauras ce soir, » dit-il. Et saisissant la queue de la poêle, il donna un petit coup sec comme pour faire sauter des marrons. « On les mangera ce soir ? » demanda Paul. « Non, » dit l'oncle en riant, « on ne les mangera pas, ni ce soir, ni jamais. » « Alors pourquoi les fais-tu cuire ? »
« Pour faire parler les petits garçons, maintenant allez jouer dehors, parce que si vous recevez des éclaboussures de graisse bouillante, vous aurez toute votre vie une figure de passoire. Allez, filez ! » Le soir, en traversant la salle à manger pour aller me laver les mains à la cuisine, j'eus une admirable surprise. Papa et l'oncle Jules avaient mis toutes les rallonges de la table recouvertes d'une toile de sac et sur cette immensité étaient alignées toutes sortes de merveilles.
Il y avait d'abord des rangées de cartouches vides, et chaque rang avait sa couleur, rouge, jaune, bleu, verte. Puis, de petits sacs de toile écrue, pas plus grands que la main, et lourds comme des pierres. Chacun portait un grand numéro noir, 2, 4, 5, 7, 9, 10.
Il y avait ensuite une sorte de petite balance, à un seul plateau et, fixé au bord de la table par une pince à vis, un étrange appareil de cuivre muni d'une manivelle à boutons de bois. Enfin, au beau milieu, trônait le plat cuisiné par l'oncle Jules. « Voilà, dit-il, ce que je faisais cuire ce matin. Ce sont des bourres grasses. » « C'est pour quoi faire ? » demanda Paul. « C'est pour faire des cartouches, » dit mon père.
« Tu vas aller à la chasse ? » demandai-je. « Mais oui. » « Avec l'oncle Jules ? » « Mais oui. » « Tu as un fusil ? » « Mais oui. » « Et où est-il ? » « Tu le verras tout à l'heure. Pour le moment, on va te laver les mains parce que la soupe est servie. » Pendant le dîner, sous le figuier, la conversation fut passionnante. Mon père, enfant des villes et prisonnier des écoles, n'avait jamais tué ni poil ni plume. Mais l'oncle Jules avait chassé depuis son enfance et il n'en faisait pas mystère.
Dès le potage, ils se mirent à parler de gibier. « Que croyez-vous que nous allons trouver dans ces collines ? » demanda mon père. « Je me suis renseigné au village, » dit l'oncle. « On vous a sûrement donné de faux renseignements, » répliqua mon père, « car ces paysans sont jaloux du gibier. » Mon oncle fit un sourire malin. « Bien sûr, » dit-il, « mais je n'ai pas avoué que nous allions chasser. J'ai simplement demandé quelle sorte de gibier ils pourraient nous vendre. » « Ça, c'est de la malice, » dit mon père.
« Et que vous ont-ils proposé ? » « D'abord, des petits oiseaux. » « Des tout-petits ? » demanda ma mère choquée. « Eh oui, dit l'oncle, ces sauvages tuent tout ce qu'ils volent. » « Pas les papillons ? » dit Paul. « Non, les papillons, c'est réservé aux garçons. » « Ensuite, je crois que nous pouvons compter sur des lapins. » « Oh oui, dis-je, il y en a même près de la maison. Ils ont fait leur cabinet près du gros amandier. C'est plein de pêtes. » « Pas de gros mots, » dit ma mère sévèrement.
« Ensuite, » poursuivit l'oncle, « nous rencontrerons sûrement des perdries. Et qui plus est, des perdries rouges. » « Toutes rouges ? » dit Paul. « Non, elles sont marrons, la gorge noire avec des pattes rouges et de belles plumes rouges aux ailes et à la queue. Ça fera bien pour les chapeaux d'Indien. » « Ensuite, » dit l'oncle, « on m'a parlé de lièvres. Pourtant, » dit mon père, « François m'a affirmé qu'il n'y en avait pas. »
« Offrez-lui donc six francs par lièvre et vous verrez qu'il vous en apportera. Il les vend cinq francs à l'auberge de Pichauris. J'espère que nos fusils nous épargneront le chagrin de les payer. » « Ça, dit mon père, ce serait beau. Je conviens que c'est un joli coup de fusil, mon cher Joseph. Mais il y a mieux. Dans les ravins du Taoumé, il y a le roi des gibiers. Et quoi donc ? » « Devinez, dit l'oncle. » « Des éléphants, s'écria Paul. » « Non, dit l'oncle. »
Mais devant la déception du petit frère, il ajouta « Je ne crois pas qu'il y ait des éléphants, mais après tout, je n'en suis pas sûr. Allons, Joseph, fais un petit effort. Le gibier le plus rare, le plus beau, le plus méfiant, le gibier qui est le rêve du chasseur. » J'intervins. « De quelle couleur c'est ? » « Brun, rouge et or. »
« Des faisans ! » s'écria mon père. Mais l'oncle, disant non de la tête, ajouta, « Peuh ! Le faisan est assez beau, je vous l'accorde, mais il est bête, et au départ il est aussi facile à tirer qu'un cerf-volant. Non, le faisan n'est pas le roi des gibiers. » « Alors ? » dit mon père, « quel est donc le roi des gibiers ? » L'oncle se leva les bras en croix et dit, « La barthavelle ! » « Qu'est-ce que c'est ? » demanda mon père. L'oncle ne fut nullement décontenancé.
« Vous voyez, s'écria-t-il d'un ton satisfait, ce gibier est si rare que Joseph lui-même n'en a jamais entendu parler. Eh bien, la barthavel, c'est la perdrie royale. Elle vit sur les hauteurs dans les vallons rocheux, mais elle est aussi méfiante qu'un renard et il est très difficile de l'approcher. « Vous en avez tué souvent ? demanda ma mère. « Non, dit l'oncle d'un air modeste.
« J'en ai vu plusieurs fois dans les basses Pyrénées. Je n'ai pas eu l'occasion de les tirer. » « Mais qui vous a dit qu'il y avait des partavelles dans le pays ? » « C'est un vieux braconnier qui en a tué une l'année dernière. Il l'a portée en ville. On la lui a payée dix francs. » « Mon Dieu ! » dit ma mère en joignant les mains. « Si vous pouviez en rapporter une par jour, moi, ça m'arrangerait bien. »
« Ce n'est pas seulement le rêve du chasseur, » dit mon père, « c'est aussi la chimère de la ménagère. Ne parlez plus de Barthavelle, mon cher Jules, je vais en rêver cette nuit, et ma chère femme en perd la raison. » « Ce qui m'ennuie, » dit la tante Rose, « c'est que, d'après la bonne, il y a aussi des sangliers. » « Des sangliers ? » dit ma mère inquiète. « Mais c'est effrayant. » « Pas du tout, » dit Joseph rassurant. « Le sanglier n'attaque pas l'homme. Il le fuit, au contraire, de très loin, et il faut de grandes précautions pour l'approcher. »
« Et vous croyez qu'il peut tuer un homme ? » « Le sanglier est un animal dangereux, » dit mon père. « Si par miracle vous en voyez un, grimpez immédiatement à l'arbre le plus proche. » « Joseph, » dit ma mère, « tu vas me promettre que toi aussi tu monteras sur l'arbre et sans tirer un seul coup de fusil. » « Il ferait beau voir, » s'écria l'oncle, « car nous avons des chevrotines. » Il alla chercher dans un tiroir une poignée de cartouches qu'il posa sur la table.
« Elles sont plus longues que les autres parce que j'ai mis double charge de poudre, » dit-il. « Avec ça, l'animal reste sur le carreau. À condition, » ajouta-t-il en se tournant vers mon père, « de tirer au défaut de l'épaule gauche. » « Faites bien attention, Joseph. J'ai dit gauche.
« Mais, dit Paul, s'il part en courant, tu vois plus que ses fesses. Alors qu'est-ce qu'il faut faire ? » « Rien de plus simple, et ça m'étonne que tu ne l'aies pas deviné. » « On lui tire dans la fesse gauche ? » « Pas du tout, dit l'oncle. Il suffit de savoir que le sanglier aime beaucoup les truffes. »
« Et alors ? » demanda ma mère très intéressée. « Voyons, Augustine, » dit l'oncle, « vous vous penchez vers votre côté gauche et vous criez le plus fort possible vers la gauche. Ah, la belle truffe ! Alors le sanglier séduit se retourne en pivotant sur sa gauche et vous présente son épaule gauche. » Ma mère éclata de rire avec moi. Mon père sourit et Paul déclara « Tu dis ça pour rire ?
Mais il ne riait pas lui-même car il n'était sûr de rien. Ce dîner synergétique avait duré beaucoup plus longtemps que d'ordinaire et il était 9 heures lorsque nous quittâmes la table pour aller commencer la fabrication des cartouches. Je fus admis à y assister car je fis remarquer qu'il s'agissait d'une leçon de choses. « Et tout d'abord, dit mon oncle, examinons les armes.
Il alla prendre dans le buffet, derrière les assiettes, un bel étui de cuir fauve. Je fus tout honteux de ne pas l'avoir découvert plus tôt, et il en tira un très joli fusil qui paraissait tout neuf. « C'est le cadeau de noces de mon frère aîné, » dit l'oncle. « Un calibre 16 de Vernet Caron, à percussion centrale. Où est le vôtre ? »
« Dans ma chambre, » dit mon père. Il sortit à grands pas et nous apporta un grand étui jaune qu'il avait dû acheter à mon insu chez le brocanteur, car de longues éraflures disaient son âge et avouaient par leur fond blanchâtre que cet objet était l'ouvrage d'un fabricant de papier mâché. Il ouvrit cette dérisoire cartonnade et il dit, avec un sourire un peu gêné, « Celui-ci va faire une pauvre figure auprès d'une arme aussi moderne, mais c'est mon père qui me l'a donnée. »
Ayant ainsi transformé cet antique pétoire en un respectable souvenir de famille, il tira de l'étui les trois morceaux d'un immense fusil. L'oncle les prit, les ajusta et les verrouilla avec une rapidité magique. Puis, considérant les dimensions de l'arme, il s'écria « Seigneur Dieu, c'est une arc-buse ! » « Presque ! » dit mon père, « mais il paraît qu'il est très précis. » « Ce n'est pas impossible ! » dit l'oncle. Il ouvrit la culasse et l'examina d'un air pensif.
« Si ce n'est pas un calibre inconnu de l'ancien temps, ça doit être un douze. » « Oui, c'est un douze, » affirma mon père. « J'ai acheté des douilles du calibre douze. » « À broche, bien entendu. » « Oui, à broche. » Il prit dans une boîte de carton deux ou trois cartouches vides qu'il tendit à l'oncle. De leur base de cuivre sortait un petit clous en tête. L'oncle en glissa une dans le canon. « Il est légèrement dilaté, » dit-il, « mais c'est effectivement un douze à broche. »
Ce système a été abandonné depuis assez longtemps, parce qu'il présente un certain danger. « Quel danger ? » demanda ma mère. « Minime, » dit l'oncle, « mais danger tout de même. Voyez-vous, Augustine, c'est en frappant sur ce petit clou de cuivre que le chien met le feu à la poudre. Mais ce petit clou est extérieur, rien ne le protège, il peut recevoir un choc imprévu. Par exemple ? Par exemple, si une cartouche échappe aux doigts du chasseur et si elle tombe sur la broche, elle peut éclater à vos pieds.
« Ça, ce ne serait pas mortel, » dit Joseph d'un ton rassurant, « et puis il ne m'arrivera jamais de laisser tomber une cartouche. » « Pourtant, » dit ma mère à mi-voix, « tu as laissé tomber trois fois la savonnette ce matin. » « D'abord, » dit mon père vexé, « une savonnette est un objet extrêmement glissant parce que c'est un corps gras, ce qui n'est pas le cas d'une cartouche. Ensuite, on ne prend guère de précaution quand on saisit une savonnette. On sait bien qu'elle n'explosera pas. »
Enfin, il faut ajouter que j'avais les yeux fermés, puisque je me savonnais la tête, et aucun homme de bon sens ne ferme les yeux pour manipuler des cartouches. Donc, rassure-toi sur ce point. » « Joseph a raison, » dit l'oncle, « et je suis à peu près sûr qu'il ne laissera pas tomber ses munitions. » Il se leva brusquement et épaula le calibre douze. Ma mère me cria, « Reste où tu es, ne bouge pas ! » L'oncle répéta cinq ou six fois sa manœuvre, visant tour à tour la pendule, la suspension, le tournebroche.
Enfin, il rendit sa sentence. « Ce fusil est très ancien et il pèse trois livres de trop. Mais il est bien en main et il monte bien à l'épaule. À mon avis, c'est une arme excellente. » Mon père fit un beau sourire et il regardait l'assistance avec une certaine fierté, lorsque l'oncle ajouta « Si toutefois, il n'éclate pas. » « Quoi ? » dit ma mère épouvantée.
« Ne craignez rien, Augustine, nous ferons tous les essais nécessaires et nous tirerons les premières cartouches à la ficelle. S'il éclate, Joseph n'aura plus de fusil, mais il conservera sa main droite et ses yeux. À présent, préparons nos munitions. »
Alors mon oncle prit une des fioles de fer blanc et gratta avec précaution la bande gommée qui en assurait l'étanchéité. Je vis paraître, sortant du bouchon, un minuscule cordonnet noir. Il le saisit délicatement entre le pouce et l'index. Il tira, le bouchon suivi. Alors il inclina le goulot vers la feuille de papier blanc et une pincée de poudre noire en sortit. Je m'approchai, hypnotisé. « C'était donc ça, la poudre ?
La terrible substance qui avait tué tant de bêtes et tant d'hommes, qui avait fait sauter tant de maisons et qui avait lancé Napoléon jusqu'en Russie, on aurait dit du charbon pilé, rien de plus. Alors commença le remplissage des douilles, opération à laquelle mon père collabora. Il enfonçait sur la poudre les bourres grasses cuisinées par l'oncle Jules.
Puis ce fut le tour des plombs, puis d'une autre bourre, et cette dernière fut surmontée d'une rondelle de carton sur laquelle un gros chiffre noir indiquait la grosseur du plomb. La soirée, qui se termina par l'alignement d'un bataillon de cartouches multicolores rangées comme des soldats de plomb, m'avait très vivement intéressé. Pourtant je sentais une sorte de gêne, une insatisfaction dont je n'arrivais pas à préciser la cause. C'est en tirant mes chaussettes que je la découvris.
L'oncle Jules avait parlé toute la soirée en savant et en professeur, tandis que mon père, lui qui était examinateur au certificat d'études, l'avait écouté d'un air attentif, d'un air ignare, comme un élève. J'en étais honteux et humilié. Le lendemain matin, pendant que ma mère versait du café dans mon lait, je lui fis part de mes sentiments. « Ça te plaît, toi, que papa aille à la chasse ? » « Pas trop, » me dit-elle, « c'est un amusement dangereux. »
« Tu as peur qu'il tombe dans l'escalier avec ses cartouches ? » « Oh non ! » dit-elle. « Il n'est pas si maladroit. » « Mais tout de même, cette poudre, c'est traître. » « Eh bien, moi, ce n'est pas pour ça que ça ne me plaît pas. » « Alors, c'est pourquoi ? » J'hésitais un instant que je mis à profit pour avaler une bonne gorgée de café au lait. « Tu n'as pas vu comme l'oncle Jules est fier ? C'est toujours lui qui commande et qui parle tout le temps. » « C'est justement pour lui apprendre. Il le fait par amitié. » « Moi, je vois bien qu'il est rudement content d'être plus fort que papa. » « Et ça ne me plaît pas du tout. »
Papa le gagne toujours, au boule ou aux dames, et là je suis sûr qu'il va perdre. Je trouve que c'est bête de jouer à des jeux qu'on ne sait pas. Moi, je ne joue jamais au ballon parce que j'ai les mollets trop petits et les autres se moqueraient de moi. Mais je joue toujours aux billes ou au bar ou à la marrelle parce que je gagne presque toujours. Mais gros bêta, la chasse ce n'est pas un concours. C'est une promenade avec un fusil, et puisque ça l'amuse, ça lui fera beaucoup de bien. Même s'il ne tue pas de gibier. S'il ne tue rien, eh bien moi, ça me dégoûtera.
« Oui, ça me dégoûtera. Et moi, je ne l'aimerai plus. » J'avais une envie de pleurer que j'étouffais d'une tartine. Ma mère le vit bien et elle vint m'embrasser. « Tu as un peu raison, » me dit-elle. « C'est bien vrai qu'au commencement, papa sera moins fort que l'oncle Jules. Mais au bout d'une semaine, il sera aussi adroit que lui et dans quinze jours, tu verras que c'est lui qui donnera des conseils. » Elle ne mentait pas pour me rassurer. Elle avait confiance. Elle était sûre de son Joseph.
Mais moi, j'étais dévoré d'inquiétude. Comme le seraient les enfants de notre vénéré président de la République s'il leur confiait son intention de s'engager dans le tour de France cycliste ? Le lendemain, à midi, les armes furent remontées, huilées, astiquées, et l'oncle Jules déclara « On les essaiera cet après-midi ». Depuis le début des préparatifs, je n'avais jamais douté que je serais admis à suivre les chasseurs.
Mais ni mon père ni mon oncle ne l'avaient dit expressément, et je n'avais jamais osé poser la question par crainte d'un refus catégorique. C'est pourquoi je pris un biais. « Et le chien ? » dis-je. « Est-ce qu'il ne vous faudra pas un chien ? »
« Il serait bon d'en avoir un, » dit l'oncle. « Mais comment nous procurer un chien dressé ? » « Est-ce qu'il n'y en a pas chez les marchands ? » « Oui, » dit mon père, « mais ça vaut au moins cinquante francs. » « C'est de la folie ! » s'écria ma mère. « Oh, que non ! » dit l'oncle. « Et si un bon chien ne valait que cinquante francs ? Croyez bien que je n'hésiterai pas. Mais à ce prix-là, vous n'aurez qu'un bâtard quelconque qui vous lâchera la piste d'un lièvre pour vous conduire au trou d'un rat. » Je n'insistais pas. Il n'y aurait pas de chien.
C'est donc qu'il comptait sur moi pour retrouver le gibier abattu. On ne l'avait pas dit, mais c'était évidemment sous-entendu. Il n'était pas nécessaire d'obtenir une promesse solennelle, surtout devant Paul, qui avait exprimé son intention de suivre la chasse de loin avec du coton dans les oreilles, prétention insoutenable qui eût pu faire grand tort aux miennes. Je me tue donc prudemment. Après le déjeuner, les grandes personnes firent la sieste. Vers les trois heures, mon père nous héla.
« Venez ici ! » cria-t-il. « Et restez derrière nous. Nous allons essayer les fusils. » L'oncle Jules avait solidement attaché l'arc-buse à deux grosses branches parallèles et déroulait une longue ficelle dont une extrémité commandait la gâchette. À dix pas du fusil, il s'arrêta. Ma mère et ma tante, accourus, nous forcèrent à reculer encore plus loin. « Attention ! » dit l'oncle. « J'ai mis triple charge et je vais tirer les deux coups à la fois. Si le fusil explose, les éclats pourraient siffler à nos oreilles. »
Toute la famille se mit à l'abri derrière les troncs d'Olivier et chacun risquait un œil. Seuls, les hommes restèrent à découvert héroïques. L'oncle tira la ficelle. Une détonation puissante ébranla les airs et mon père courut vers l'arme ligotée. « Il a tenu le coup ! » cria-t-il et il coupait joyeusement les liens. L'oncle ouvrit la culasse et l'examina de fort près. « C'est parfait ! » déclara-t-il enfin.
« Ni fêlure, ni dilatation. » « Augustine, je réponds maintenant de la sécurité de Joseph. Ce fusil est aussi résistant qu'une pièce d'artillerie. » « Nous allons maintenant vérifier le groupement des plombs. » Il tira un journal de sa poche, le déplia et partit à grands pas vers les cabinets au bout de l'allée d'Iris. « Il a la colique ? » dit Paul. Mais l'oncle Jules n'entra pas dans la guérite. Il fixa sur la porte, au moyen de quatre punaises, le journal déployé et revint à grands pas vers mon père.
Il chargea son fusil d'une seule cartouche. « Attention ! » dit-il. Il épaula, visa une seconde et tira. Paul, qui s'était bouché les oreilles, s'enfuit vers la maison. Les deux chasseurs s'approchèrent du journal. Il était criblé de trous comme une passoire. L'oncle Jules l'examina longuement et parut satisfait. « Ils sont bien groupés. À 30 mètres, c'est parfait. » Il prit dans sa poche un autre journal et tout en le dépliant, il dit « À vous, Joseph ! » Tandis qu'il mettait la nouvelle cible en place...
Mon père chargea son fusil. Ma mère et ma tante, attirées par la première détonation, étaient revenues sur la terrasse. Paul, à demi caché derrière le tronc du figuier, regardait d'un œil l'index enfoncé dans l'oreille. L'oncle se replia au trot et dit « Allez-y ! » Mon père visa. Je tremblais qu'il ne manquât la porte. C'eût été l'humiliation définitive et l'obligation, à mon avis, de renoncer à la chasse. Il tira. La détonation fut effrayante et son épaule tressaillit violemment.
Il ne parut ni ému ni surpris et s'avança vers la cible d'un pas tranquille. Je le devançai. Le coup avait frappé le milieu de la porte, car les plombs entouraient le journal sur les quatre côtés. Je ressentis une fierté triomphale et j'attendais que l'oncle Jules exprima son admiration. Il s'avança, examina la cible, se retourna et dit simplement « Ce n'est pas un fusil, c'est un arrosoir ! »
« Il l'a frappé en plein milieu, » dis-je avec force. « Ce n'est pas mal tiré, » dit-il avec condescendance. « Mais une perdrie qui s'envole n'a pas grand-chose de commun avec une porte de cabinet. On va maintenant essayer les plombs de quatre, de cinq et de sept. » Ils tirèrent encore trois coups de fusil chacun, toujours suivis d'examens et de commentaires de l'oncle. Enfin, il s'écria, « Pour les deux dernières, on va tirer les chevrotines. »
« Serrez bien votre crosse, Joseph, car j'ai mis une charge et demie de poudre. Et vous, mesdames, bouchez-vous les oreilles, car vous allez entendre le tonnerre. » Ils tirèrent en même temps. Le fracas fut étourdissant et la porte tressaillit violemment. Ils s'avancèrent tous les deux, souriants et satisfaits d'eux-mêmes. « Tonton, demandai-je, est-ce que ça aurait tué un sanglier ? » « Certainement, s'écria-t-il, à condition de le toucher, au défaut de l'épaule gauche. »
Il arracha les journaux superposés et je vis incrusté profondément dans le bois une vingtaine de petites billes de plomb. « C'est du bois dur, » dit-il. « Elles n'ont pas traversé. Si nous avions eu des balles, heureusement, ils n'en avaient pas eu. » Car à travers la porte massacrée, nous entendîmes une faible voix. Elle disait, incertaine, « Est-ce que je peux sortir, maintenant ? » C'était la bonne.
La date de l'ouverture approchait et l'on ne parlait plus que chasse à la maison. Après la longue suite des récits épiques, l'oncle Jules en était arrivé aux explications et démonstrations techniques. À quatre heures, après la sieste, il disait « Joseph, je vais vous décomposer le coup du roi, qui est aussi le roi des coups. D'abord, écoutez-moi bien. Vous êtes caché derrière une haie et votre chien décrit un cercle autour de la vigne. S'il connaît son métier, les perdros vont venir droit sur vous.
Alors, vous faites un pas en arrière, mais vous n'épaulez pas encore, parce que le gibier verrait votre fusil et il aurait le temps de prendre la tangente. Dès que les volatiles paraissent dans mon champ visuel, j'épaule, je vise. Mais au moment de tirer, d'un coup sec, vous relevez le bout du canon d'une dizaine de centimètres, tout en pressant sur la gâchette et vous baissez la tête en faisant le dos rond. « Pourquoi ? » dit mon père.
Parce que si votre tir est bien ajusté, vous allez recevoir en pleine figure un volatile d'un kilo lancé à 60 à l'heure. Passons maintenant à la pratique. Marcel, va me chercher mon fusil. Je courais à la salle à manger et je revenais appalant, portant avec respect cette arme précieuse. L'oncle ouvrait toujours la culasse pour voir si le fusil n'était pas chargé. Puis, il allait se poster derrière la haie du jardin. Mon père, Paul et moi, nous formions un demi-cercle autour de lui.
L'oncle, les sourcils froncés, l'oreille tendue, le dos voûté, essayait de voir à travers les feuilles, non pas ce pauvre chemin pierreux, mais les vignes dorées du roussillon. Soudain, il lançait deux aboiements aiguës brefs. Puis, soufflant puissamment entre ses lèvres molles, il imitait l'envol ronflant d'une compagnie de perdros. Alors, il faisait le pas en arrière et regardait intensément le ciel au ras de la haie.
Puis il épaulait vivement, donnait le petit coup sec et criait « PAM ! PAM ! » sur quoi nous rentrions tous les quatre la tête dans nos épaules contractées et nous demeurions immobiles, les yeux fermés, prêts à supporter le choc d'un volatile d'un kilo lancé à soixante à l'heure. L'oncle nous délivrait en disant « POM ! POM ! » car deux perdris étaient tombés derrière nous. Il les cherchait un instant du regard, puis allait les ramasser l'une après l'autre, car dans ses démonstrations, il ne faisait que des doublés.
Enfin, sifflant son chien, il retournait s'asseoir à l'ombre du pas pesant du chasseur fatigué. « Mon père, pensif, disait, ce ne doit pas être bien facile. Oh, il faut de l'entraînement. J'avoue que je n'ai jamais entendu dire qu'un débutant les réussit du premier coup. Mais si vous avez des dispositions, ce que j'ignore encore, il est bien possible que l'année prochaine... Essayez-le donc tout de suite !
Et mon père, docile, prenait à son tour le fusil et répétait fidèlement la pantomime de l'oncle Jules. Parfois, le matin, il m'emmenait avec lui sur le chemin du vallon de Rapon, qui était bordé d'une haie d'arbustes. Et là, nous répétions en cachette le coup du roi. Je jouais le rôle de la perdrie. Puis, au moment de m'envoler, je lançais de toutes mes forces une pierre par-dessus la haie, et mon père essayait de la suivre, du bout de son fusil brusquement épaulé. Ainsi,
Mon père préparait l'ouverture avec une application si minutieuse et si humble que pour la première fois de ma vie, je doutais de sa toute puissance et mes inquiétudes ne faisaient que grandir. ...
La gloire de mon père, de Marcel Pagnol. Extrait lu par Hervé Pierre. Quatrième épisode. Conseillère littéraire, Emmanuelle Chevrière. Prise de son, montage et mixage, Claire Levasseur, Antoine Biossa. Assistante à la réalisation, Claire Chénaud. Réalisation, Juliette Eman. Musique
France Culture remercie l'Odé Colline édition de La Treille et les éditions Grassey et Fasquel.