J'ai passé les premiers mois de 1858 dans l'agréable petite ville d'hier.
qui de loin regardent la mer, les îles et la presqu'île dont sa côte est abritée. La mer à cette distance attire plus puissamment peut-être que si l'on était au bord. Les sentiers qui y mènent invitent, soit qu'on suive entre les jardins les haies de jasmin et de myrte, soit qu'en montant quelque peu on traverse les oliviers et un petit bois mêlé de laurier et de pin. Entre les rochers, assez âpres,
Les lagunes que laissait la mer gardaient de tout petits animaux trop lents qui n'avaient pu la suivre. Quelques coquilles étaient là, toutes retirées en elles-mêmes et souffrant de rester à sec. Au milieu d'elles, sans coquilles, sans abri, tout éployé gisait l'ombrelle vivante qu'on nomme assez mal « méduse ». Pourquoi ce terrible nom pour un être si charmant ?
Jamais je n'avais arrêté mon attention sur ces naufragées qu'on voit si souvent au bord de la mer. Celles-ci étaient petites, de la grandeur de ma main, mais singulièrement jolies, de nuances douces et légères. Elles étaient d'un blanc d'opale où se perdait comme dans un nuage une couronne de tendre lilas. Le vent l'avait retournée. Sa couronne de cheveux lilas flottait en-dessus. Et la délicate ombrelle, c'est-à-dire son propre corps, se trouvait dessous, touchait le rocher.
Très froissée en ce pauvre corps, elle était blessée, déchirée en ses fins cheveux qui sont ses organes pour respirer, absorbée et même aimée. Tout cela, sans dessus-dessous, recevait d'aplomb le soleil provençal, âpre à son premier réveil, plus âpre par l'aridité du mistral qui s'y mêlait par moments, double trait qui traversait la transparente créature. Vivant dans ce milieu de mer dont le contact est caressant,
Elle ne se cuirasse pas d'épidermes résistants comme nous autres, animaux de la terre. Elle reçoit tout à vif. Près de sa lagune séchée, d'autres lagunes étaient pleines et communiquaient à la mer. Le salut était à un pas. Mais pour elle, qui ne se meut que par ses ondoyants cheveux, c'était un pas infranchissable. Sous ce soleil, on pouvait croire qu'elle serait bientôt dissoute, absorbée, évanouie. Était-elle morte ou mourante ? Je ne crois pas aisément à la mort. Je soutiens qu'elle vivait.
A tout hasard, il coûtait peu de l'autre et de là et de la jeter dans la lagune d'à côté. S'il faut tout dire, à la toucher, j'avais un peu de répugnance. La délicieuse créature, avec son innocence visible et l'iris de ses douze couleurs, était comme une gelée tremblotante, glissait, échappait. Je passais outre cependant. Je glissais la main dessous, soulevais avec précaution le corps immobile d'où tous les cheveux retombèrent.
revenant à la position naturelle où ils sont quand elles nagent. Et elle, je la mis dans l'eau voisine. Elle enfonça, ne donnant aucun signe de vie. Je me promenais sur le bord, mais au bout de dix minutes, j'allais revoir ma méduse. Elle ondulait sous le vent. Réellement, elle remuait et se remettait à flot, avec une grâce singulière. Ses cheveux, fuyant sous elle, nageaient, doucement l'éloignaient du rocher,
Elle n'allait pas bien vite, mais enfin, elle allait. Et bientôt, je la vis assez loin. Il est impossible de naviguer avec des moyens plus faibles et de façon plus dangereuse. Elles craignent fort le rivage, où tant de choses dures les blessent, et en pleine mer, le vent à chaque instant les retourne. Alors, leurs cheveux nageoires, étant par-dessus, elles flottent à l'aventure. La proie des poissons, la joie des oiseaux qui se font un jeu de les enlever.
Elles sont l'aliment de tous et elles-mêmes n'ont guère d'aliments que la vie peut organiser. Vagues encore, les atomes flottant de la mer. Elles les engourdissent, les éthérisent pour ainsi parler, les sucent sans les faire souffrir. Elles n'ont ni dents, ni armes, nulle défense. Seulement quelques espèces peuvent, si on les attaque, sécréter une liqueur qui pique un peu comme l'ortie.
Voilà une créature bien peu garantie et en grand hasard. Elle est supérieure déjà, elle a des sens, et si l'on en juge par les contractions, une susceptibilité notable de souffrir. On ne peut, comme le polype, la partager impunément. Dans ce cas, lui, il se double, elle, elle meurt. Comme lui, gélatineuse, elle semble un embryon. Mais elle, l'embryon trop tôt renvoyé du sein de la mère commune,
Tirée de la base solide, de l'association qui fit la sécurité du polype, elle est lancée dans l'aventure. Comment est-elle partie, l'imprudente ? Comment, sans voile, rame ni gouvernail, avoir quitté le port ? Quel est son point de départ ? Élise, en 1750, avait vu sur un polype surgir une petite méduse. De nos jours, plusieurs observateurs ont vu et mis hors de doute qu'elle est une forme de polype, sortie de l'association. La méduse, pour le dire simplement...
est un polype émancipé. Quoi d'étonnant, dit le bien sage monsieur Forbe qui les a tant étudiés, cela veut dire seulement qu'à ce degré, l'animal suit encore la loi végétale. De l'arbre, être collectif, sort l'individu, le fruit détaché, lequel fruit fera un autre arbre. Un poirier, c'est comme une sorte de polypier végétal, dont la poire, libre individu, peut nous donner un poirier.
De même, dit Forbes encore, que la branche d'une plante qui allait se charger de feuilles s'arrête dans son développement, se contracte, devient un organe d'amour, je veux dire, une fleur. Le polypier, lui, contractant quelques-uns de ses polypes, transformant leurs estomacs contractés, fait le placenta. Les œufs d'où sort sa fleur mobile ? La jeune et gracieuse méduse. On aurait pu le deviner à cette grâce indécise ?
à cette faiblesse désarmée qui ne craint rien, qui s'embarque sans instrument pour naviguer, qui se confie trop à la vie. C'est la première et touchante échappée de l'âme nouvelle, sortie sans défense encore des sûretés de la vie commune, essayant d'être soi-même, d'agir et souffrir pour son compte, molle et bouche de la nature libre, embryon de la liberté.
Être soi, être à soi seul, un petit monde complet, grande tentation pour tous. Universelle séduction, belle folie qui fait l'effort et tout le progrès du monde. Mais dans ses premiers essais, qu'elle semble peu justifiée, on dirait que la méduse fut créée pour chavirer. Chargée d'en haut, d'en bas, mal assurée, elle est faite à l'opposé de la physalie, sa parente.
Celle-ci n'a au-dessus de l'eau qu'un petit ballon, une vessie insubmersible et laisse traîner au fond ses longues tentacules, infiniment longs, de 20 pieds ou davantage, qui l'assurent, balayent la mer, frappent le poisson de torpeur, le lui livrent. Légère et insouciante, gonflant son ballon nacré, teinté de bleu ou de pourpre, elle lance par ses grands cheveux de sinistres azures un subtil venin dont la décharge fout droit.
Moins redoutables, les velelles ne peuvent périr non plus. Elles ont la forme de radeaux. Leur petite organisation est déjà un peu solide. Elles savent se diriger, tourner au vent, la voile oblique. Les porpites, qui ne semblent qu'une fleur, une marguerite, ont pour elles leur légèreté. Elles flottent même après leur mort. Il en est de même de tant d'êtres fantastiques et presque aériens. Guirlande à clochette d'or ou guirlande de bouton de rose, Phisophore, Stéphanomie...
Ceinture azurée de Vénus. Tout cela, nage et surnage invinciblement, ne craint que la terre. Vogue au large, dans la grande mer. La grande est si violente qu'elle semble y trouver toujours son salut. Les porpites et les vélèles craignent si peu l'océan que pouvant toujours surnager, ils font effort pour enfoncer. Et dès qu'il vient du gros temps, se cachent dans la profondeur. Telle n'est pas la pauvre méduse. Elle a à craindre le rivage. Elle a à craindre l'orage.
Elle pourrait se faire pesante à volonté et descendre, mais l'abîme lui est interdit. Elle ne vit qu'à la surface, en pleine lumière, en plein péril. Elle voit, elle entend, elle a le toucher fort délicat, beaucoup trop pour son malheur. Elle ne peut se diriger, ses organes plus compliqués la surchargent et lui font perdre bien aisément l'équilibre. Aussi est-on tenté de croire qu'elle se repend d'un essai de liberté si hasardeuse, qu'elle regrette l'état inférieur, la sécurité de la vie commune.
Le polypier fit la méduse, la méduse fait le polypier. Elle rentre à l'association. Mais cette vie végétative est si ennuyeuse qu'à la génération suivante. Elle s'en émancipe encore et se relance au hasard de sa veine navigation. Alternative bizarre où elle flotte éternellement. Mobile, elle rêve le repos. Inerte, elle rêve le mouvement.
Dans la grande féerie d'illumination que la mer déploie aux nuits orageuses, la méduse a un rôle à part. Plongée comme tant d'autres êtres dans le phosphore électrique dont ils sont tous pénétrés, elle le rend à sa manière avec un charme personnel. Quelle est sombre la nuit en mer quand on n'y voit pas ce phosphore ? Quels sont vastes ces redoutables ténèbres ?
Sur Terre, l'ombre est moins obscure, on se reconnaît toujours à la variété des objets qu'on touche ou dont on pressent les formes. Ils vous donnent des points de repère. Mais la vaste nuit marine, un noir infini, rien et rien, mille dangers possibles, inconnus. On sent tout cela sur la côte même, quand on vit devant la mer. C'est une grande jouissance quand...
l'air devenant électrique. On voit au loin apparaître un léger ruban de feu pâle. Qu'est-ce cela ? On l'a vu chez soi sur le poisson mort, par exemple le harangue, mais vivant, dans ses grandes flottes, dans les grandes traînées visqueuses qu'il laisse derrière, il est encore plus lumineux. Cet éclat n'est point du tout le privilège de la mort. Est-ce un effet de la chaleur ?
Vous le trouvez aux deux pôles, et dans les mers antarctiques, et dans les mers de Sibérie. Il est dans les nôtres, et dans toutes. C'est l'électricité commune dont ces eaux demi-vivantes se dégagent au temps orageux. Innocente et pacifique foudre dont tous les êtres marins sont alors les conducteurs. Ils l'aspirent et ils l'expirent, la restituent largement à leur mort,
La mer la donne et la reprend. Le long des côtes et des détroits, les froissements et les remous la font circuler puissamment. Chaque être en prend, chaque être en prend, s'en empare plus ou moins selon sa nature. Ici, des surfaces immenses de paisibles infusoires font comme une mer lactée d'une douce et blanche lumière qui ensuite, plus animée, tourne au jaune du souffrant brasé.
Ici, des cônes de lumière vont pirouettant sur eux-mêmes, ou roulent en boulets rouges. Un grand disque de feu se fait, pyrosome, qui part du jaune au palin. Un moment frappé de vert, puis s'irrite, éclate dans le rouge, l'orange, puis s'assombrit d'azur. Ces changements ont quelque chose de régulier qui indiquerait une fonction naturelle, la contraction et dilatation d'un être qui souffle le feu.
On sait que sur notre terre, chez les noeuds lucioles, ce feu est le signal. L'aveu de l'amante qui se désigne dit sa retraite et se trahit. A-t-il ce sens chez les méduses ? On l'ignore. Ce qui est sûr, c'est qu'elles versent ensemble leurs flammes et leurs vies. La sève féconde chez elles, la vertu de génération y tient.
Et à chaque éclair, échappe et va diminuer. Si l'on veut le plaisir cruel de redoubler cette féerie, on les expose à la chaleur. Alors, elles s'exaspèrent, rayonnent et deviennent si belles, si belles. Deviennent si belles que la scène est finie. Flamme, amour et vie, tout a fui. Tout s'est écroulé à la fois.
Les méduses et les mollusques ont été généralement d'innocentes créatures. On pourrait dire des enfants. J'ai vécu avec eux dans un monde aimable, de paix. Peu de carnassiers jusqu'ici. Ceux-mêmes qui étaient forcés de vivre ainsi,
ne détruisaient que pour le besoin et encore vivaient la plupart aux dépens de la vie commencée à peine d'atomes de gelées animales qui n'aient pas même organisé donc la douleur était absente nulle cruauté nulle colère leurs petites âmes si douces n'en avaient pas moins un rayon l'aspiration vers la lumière et vers celle qui nous vient du ciel et vers celle de l'amour révélée en changeante flamme qui la nuit
fait la joie des mers. Maintenant, il me faut entrer dans un monde bien autrement sombre. La guerre, le meurtre. Je suis obligé d'avouer que dès le commencement, dès l'apparition de la vie, apparut la mort violente. Épuration rapide, utile purification, mais cruelle, de tout ce qui languissait, traînait ou aurait langui, de la création lente et faible dont la fécondité eut encombré le globe.
Dans les terrains les plus anciens, on trouve deux bêtes meurtrières. Le mangeur et le suceur. Le premier nous est révélé par l'empreinte du trilobite, espèce aujourd'hui perdue, destructeur éteint des êtres éteints. Le second subsiste en un reste effrayant. Un bec presque de deux pieds qui fut celui du grand suceur, sèche ou poulpe. D'après un tel bec, ce monstre...
S'il lui était proportionné, aurait-il eu un corps énorme, des bras suçoires épouvantables de 20 ou 30 pieds peut-être, comme une prodigieuse araignée. Chose tragique, ces êtres de mort sont les premiers que l'on trouve au fond de la Terre. Est-ce donc à dire que la mort ait pu précéder la vie ? Non, mais les animaux mous qui alimentèrent ceux-ci ont fondu, n'ont pas laissé de traces, ni même empreintes d'eux-mêmes.
Les mangeurs et les mangés étaient-ils deux nations de différentes origines ? Le contraire est plus probable. Du mollusque, forme indécise, matière encore propre à tout, la force surabondante du jeune monde, sa riche pléthore prodiguant l'alimentation due de bonheur dégagé de deux formes, contraires d'apparence qui allaient au même but. Elle enfla, souffla sans mesure, le mollusque en un ballon,
une vessie absorbante qui, de plus en plus gonflée et d'autant plus affamée, mais d'abord sans dents, suça. D'autre part, la même force développant le mollusque en membres articulés, dont chacun se fit sa coquille, durcit sans s'être encrouté, le durcit surtout aux pinces, aux mandibules pour mordre, broyer les choses les plus dures. Parlons seulement d'abord du premier dans ce chapitre. Le suceur du monde mou, gélatineux,
l'est lui-même. En faisant la guerre aux mollusques, il reste lui aussi mollusque, c'est-à-dire toujours embryon. Il offre l'aspect étrange, ridicule, caricatural s'il n'était terrible, de l'embryon allant à la guerre, d'un fœtus cruel, furieux, mou, transparent, mais tendu, soufflant d'un souffle meurtrier. Car ce n'est pas pour se nourrir uniquement qu'il guéroie.
Il a besoin de détruire. Même rassasié, crevant, il détruit encore. Manquant d'armure défensive, sous son ronflement menaçant, il n'en est pas moins inquiet. Sa sûreté, c'est d'attaquer. Il regarde toute créature comme un ennemi possible. Il lui lance à tout hasard ses longs bras, ou plutôt ses fouets armés de ventouses. Il lui lance avant tout, avant tout combat, ses effluves paralysantes, engourdissantes, un magnétisme qui dispense du combat. Double force !
à la puissance mécanique de ces bravantouses qui enlacent, immobilisent. Ajoutez la force magique de cette foudre mystérieuse. Ajoutez l'ouïe très fine, l'œil perçant. Vous êtes effrayé. Le poulpe, cette machine terrible, peut, comme la machine à vapeur, se charger d'eau.
surchargé de force et alors prendre une puissance incalculable d'élasticité un élan jusqu'à sauter de la mer sur un vaisseau ceci explique à merveille
Ceci explique la merveille qui fit accuser de mensonges les anciens navigateurs. Ils avaient eu, disaient-ils, la rencontre d'un poulpe géant qui, sautant sur le Tiyak, embrassant de ses prodigieux bras les mâts, les cordages, eut pris le vaisseau, dévoré les hommes, si l'on eut à coups de hache tranché ses bras.
Mutilé, il retomba dans la mer. Quelques-uns avaient cru lui voir des bras de 60 pieds. D'autres soutenaient avoir vu dans les mers du Nord une île mouvante d'une demi-lieue de tours qui aurait été un poulpe, l'épouvantable Kraken, le monstre des monstres, capable de lier et d'absorber une baleine de 100 pieds de long. Ces monstres, s'ils ont existé, eussent mis en danger la nature. Ils auraient sucé le globe.
Mais d'une part, les oiseaux géants, peut-être les pionnisses, purent leur fer la guerre. D'autre part, la terre mieux réglée dut affaiblir, dégonfler l'affreuse chimère en réduisant la jante mangeable, diminuant l'alimentation. La décadence générale de cette classe, si énormément importante aux premiers âges, est moins frappante dans les navigateurs, les sèches, mais visibles chez le poulpe proprement dit, tristes habitants de nos rivages,
Il n'a pas pour naviguer la fermeté de la seiche bâtie sur un os intérieur. Il n'a pas, comme l'argonauthe, un extérieur résistant, une coquille qui garantit les organes les plus vulnérables. Il n'a pas l'espèce de voile qui seconde la navigation et dispense de ramer. Il barbote. Un peu sur la rive, ou tout au plus, on pourrait le comparer au caboteur qui serre la côte. Son infériorité lui donne des habitudes de ruse perfide, d'embuscade.
de craintive audace si on ose dire il se dissimule se tient coi aux fentes des rochers la proie passe il lui allonge prestement son coup de fouet les faibles sont engourdis les forts se dégagent l'homme ainsi frappé en nageant ne peut se troubler dans sa lutte avec un si misérable ennemi il doit malgré son dégoût l'empoigner et chose aisée le retourner comme un gant il s'affaisse alors et retombe on est choqué
irrité d'avoir eu un moment de peur au moins de saisissement il faut dire à ce guerrier qui vient soufflant, ronflant, jurant faux brave tu n'as rien au-dedans, tu es un masque plus qu'un être sans base, sans fixité de la personnalité tu n'as que l'orgueil encore tu ronfles, machine à vapeur, tu ronfles et tu n'es qu'une poche, puis retournée une peau flasquée, molle vessie piquée, ballon crevé
Et demain, un je ne sais quoi sans nom, une eau de mer évanouit.