Le libre élément, la mer, doit tôt ou tard nous créer un être à sa ressemblance. Un être éminemment libre, glissant, onduleux, fluide, qui coule à l'image du flot, mais en qui la mobilité merveilleuse vienne d'un miracle intérieur, plus grand encore, d'un organisme central, fin et très élastique.
tel que jusqu'ici nul être n'eut rien d'approchant. Le mollusque rampant sur le ventre fut le pauvre cerf de la glèbe. Le poulpe, avec son orgueil, son enflure, son gonflement, mauvais nageur et point marcheur, n'est guère moins le cerf du hasard. Sans sa puissance d'engourdir, il n'eut pas vécu. Le crustacé belliqueux, tour à tour si haut et si bas, la terreur, la risée de tous,
Subit les morts, alternative où il est l'esclave. La proie, le jouet même du plus faible. Grandes et terribles servitudes, comment nous en dégager ? La mère de Jules Michelet. Émission interprétée, réalisée et mixée en direct depuis le studio 119 de la Maison de la Radio et de la Musique. Tous les soirs de la semaine du 14 avril 2025. Cinquième et dernier épisode, Le Poisson. La liberté est dans la force.
Dès l'origine, à Tathon, la vie cherchant la force semblait confusément rêver la future création d'un axe central qui ferait l'être un et décuplerait la vigueur du mouvement. Les rayonnés, les mollusques, on eure des pressentiments, en ébauchèrent quelques essais, mais ils étaient trop distraits par le problème accablant de la défense extérieure. L'enveloppe, toujours l'enveloppe,
C'est ce qui préoccupait obstinément ces pauvres êtres. En ce genre, ils firent des chefs-d'œuvre : boules épineuses de l'oursin, conques, tout à la fois ouvertes et fermées, de l'haliotide, enfin l'armure du crustacé, à pièces articulées, perfection de la défense, et terriblement offensive. Quoi de plus ? Qu'ajoutera-t-on ? Rien, se semble. Rien ? Non, tout. Qu'il vienne un être qui se fie au mouvement,
Un être de libre audace qui méprise tous ces gens comme infirmes ou tardigrades, qui considère l'enveloppe comme chose subordonnée et concentre la force en soi. Le crustacé s'entourait comme d'un squelette extérieur. Le poisson se le fait au centre, en son intime intérieur, sur l'axe où les nerfs, les muscles, tout organe viendra s'attacher. Fantasque invention, ce semble. Et au rebours du bon sens, placé le dur, le solide,
précisément à l'endroit que garde si bien la chair. L'os, si utile au dehors, le mettre à la place profonde où sa dureté sert si peu. Le crustacé du temps rire quand il vit la première fois un être mou, gros, trapu, les poissons de la mer des Indes qui, s'essayant, glissaient, coulaient, sans coquilles, armures ni défenses, n'ayant sa force qu'au-dedans, protégée uniquement par sa fluidité gluante.
par le mucus exubérant qui l'entoure et qui peu à peu se fixe en écailles élastiques, molles cuirasses qui prêtent et plient, qui cèdent sans céder tout à fait. Révolution hardie, mais sage. Notre poisson n'étant plus comme le crabe captif d'une armure et du même coup délivré de la condition cruelle à laquelle tenait cette armure, la mue, le danger, la faiblesse, l'effort,
La déperdition énorme de force qui se fait en ce moment. Notre poisson, il mue, peu et lentement, comme l'homme et les grands animaux. Il épargne, amasse la vie, se crée le trésor d'un puissant système nerveux, à nombreux fils télégraphiques qui vont sonner, retentir à l'épine et au cerveau. Que l'os soit absent ou très mou, que le poisson garde encore l'apparence embryonnaire,
il n'en a pas moins sa grande harmonie par ce riche écheveau des filets nerveux. Nous n'avons pas dans le poisson les faiblesses élégantes du reptile et de l'insecte, si svelte qu'on peut à telle place couper comme un fil. Il est segmenté, comme eux, mais ses segments sont dessous, bien cachés et bien gardés. Ils s'en aident pour se contracter sans s'exposer, comme eux le font à être aisément divisés.
Comme le crustacé, le poisson préfère la force à la beauté. Et pour cela, il supprime le cou, tête et tronc, tout est d'une masse. Principe admirable de force qui fait que pour couper l'eau, un élément si divisible, il frappe énormément fort. S'il veut mille fois plus qu'il ne faut, alors c'est un trait, une flèche, la rapidité de la foudre.
L'os intérieur qui, dans la sèche, a paru unique et informe, ici est un grand système. Un, mais très multiple. Un, pour la force d'unité, multiple pour l'élasticité, pour s'approprier aux muscles qui, contractés, dilatés tour à tour, font le mouvement. Merveille !
Véritable merveille que cette forme du poisson, si compacte, à voir du dehors, est si contractable au-dedans. Cette carène de fines côtes si flexible, dans le harangue, dans la lose, où s'attachent les muscles moteurs qui poussent d'un choc alternatif. Aussi, il n'expose au dehors que des rames auxiliaires, courtes nageoires, qui risquent peu, qui, fortes, piquantes et gluantes, blessent, éludent, échappent.
que tout cela est supérieur au poulpe ou à la méduse, qui présente à tout venant de mous tentacules de chair, friands morceaux pour l'appétit des crustacés ou des marsouins. Au total, ce vrai fils de l'eau, mobile autant que sa mère, glisse à travers par son mucus, fend de sa tête, choque des muscles contractés sur ses vertèbres, sur ses fines côtes onduleuses. Enfin, de ses fortes nageoires, il coupe, il rame.
Il dirige. La moindre de ses puissances suffirait, il les unit toutes. Type absolu du mouvement. L'oiseau même est moins mobile, en ce sens qu'il a besoin de se poser. Il est fixé pour la nuit. Le poisson, jamais. Endormi, il flotte encore. Mobile à ce point, il est en même temps au plus haut degré robuste et vivace.
Partout où on voit de l'eau, on est sûr de le trouver. C'est l'être universel du globe. Au plus haut lac des Cordillères et des montagnes d'Asie, où l'air est si raréfié, où nul être ne vit plus, là, dans une grande solitude, le poisson seul s'obstine à vivre. C'est le goujon, le poisson rouge, qui ont la gloire de voir ainsi toute la Terre au-dessous d'eux.
De même, aux grandes profondeurs, sous des pesanteurs effroyables, habitent les harangs, les morues. Forbes, qui divise la mer en une dizaine de couches ou étages superposés, les a trouvés tous habités, et au dernier, qu'on croit si sombre. Il a trouvé un poisson muni d'admirables yeux, qui y voit par conséquent, et trouve assez de lumière dans ce qui nous semble la nuit.
Autre liberté du poisson, nombre d'espèces, saumons, algos, anguilles, esturgeons, supportent également l'eau douce et l'eau de mer. Alternes et régulièrement vont de l'une à l'autre. Plusieurs familles de poissons ont des espèces marines et d'autres fluviatiles. Toutefois, tel degré de chaleur, telle nourriture, telle habitude, semblent les fixer, les parquer dans cet élément si libre ?
Les mers chaudes sont comme un mur pour les espèces polaires qui les trouvent infranchissables. D'autre part, ceux des mers chaudes sont arrêtés au courant froid du cap de Bonne-Espérance. On ne reconnaît que deux ou trois espèces de poissons cosmopolites. Peu fréquente la haute mer. La plupart sont littoraux et n'aiment que certains rivages. Ceux des États-Unis ne sont point ceux de l'Europe. Ajouter des spécialités de goût qui ne les enchaînent pas absolument, mais les retiennent ?
La raie barbote sur la vase, les sols au fond sablonneux, les côtes rampent sur les hauts fonds, la murenne se plaît sur les roches et le perche sur les grèves. Les balistes dans l'eau peu profonde, sur un lit de madréport, la scorpène tour à tour nage et vole, poursuivie par les poissons. Elle s'élance, se soutient dans l'air, et si les oiseaux la chassent, elle plonge à l'instant dans les flots.
Le proverbe populaire « Heureux comme un poisson dans l'eau » exprime une vérité. Dans les temps calmes, un ballon d'air plus ou moins chargé
et qui lui permet de se faire plus ou moins pesant le fait naviguer à son aise suspendu entre deux eaux il va paisible bercer caresser du flot dort s'il veut en route il est tout à la fois embrassé et isolé par la substance onctueuse qui rend sa peau ses écailles glissantes et imperméables
son milieu est peu variable toujours à peu près le même pas trop froid et pas trop chaud quelle terrible différence entre une vie si commode et celle qui nous est départie à nous habitants de la terre chaque pas que nous faisons nous fait rencontrer des aspérités des obstacles la rude terre nous met des pierres au passage nous fatigue nous épuise à monter descendre remonter ses pentes l'air varie selon les saisons et souvent très cruellement
L'eau, la froide pluie, pendant des nuits et des jours, tombe impitoyablement, nous pénètre, nous morfond, parfois gèle à nos cheveux et nous entoure frissonnant des pointes aiguës de ses cristaux. La félicité du poisson, sa bienheureuse plénitude de vie, s'exprime sous les tropiques par le luxe de ses couleurs et se traduit dans le nord par la vigueur du mouvement. Dans l'Océanie et la mer des Indes, il joue,
Erres et vagabondes sous les formes les plus bizarres, les plus fantastiques parures, ils prennent leurs ébats joyeux entre les coraux, sur les fleurs vivantes. Mais nos poissons des mers froides et tempérées sont les grands voiliers, les rameurs puissants, les vrais navigateurs. Leurs formes allongées et sveltes en font des flèches de vitesse. Ils peuvent en remonter à tout constructeur de vaisseau.
Quelques-uns ont jusqu'à dix nageoires qui, à volonté, rames et voiles peuvent être tenues toutes ouvertes ou bien en partie pliées. La queue, merveilleux gouvernail, est aussi la principale rame. Les meilleurs nageurs l'ont fourchue. C'est l'épine entière qui aboutit là et qui, contractant ses muscles, fait avancer le poisson. La vue est le sens de l'oiseau, l'odorat celui du poisson.
Le faucon dans les nuages perce du regard l'espace profond, voit le gibier presque invisible, de même les profondeurs de l'eau. Dans celle-ci, à l'odeur d'une proie tenante, l'arrêt est averti et remonte. Dans ce monde demi-obscur, de lueurs douteuses et trompeuses, on se fie à l'odorat, parfois au toucher, ce qui comme l'esturgeon fouille la vase, on le tacte exquis.
Le requin l'arrêt, la morue avec ses gros yeux écartés, voit mal mais flaire et sente. Chez la raie, l'odorat est si sensible qu'elle a un voile tout exprès pour le fermer par moments et en annuler la puissance qui sans doute l'importunerait et la prendrait au cerveau. A ce puissant moyen de chasse ajoutée des dents admirables, acérées, parfois en scie,
multiplié chez quelques-uns en plusieurs rangées au point de paver la bouche, le palais et le gosier. La langue même en est armée, ses dents fines par temps fragiles en ont d'autres derrière, si elles cassent pour les remplacer. Nous l'avons dit dès l'ouverture, il a fallu que la mer produisit ces êtres terribles, ces tout puissants destructeurs pour combattre, guérir elle-même,
l'étrange mâle qui la travaille, l'excès de la fécondité, la mort, chirurgien secourable par une saignée persévérante d'abondance immense, la soulage de cette pléthore dont elle eût été noyée, l'épouvantable torrent de génération qui s'y fait, le déluge du harang, les milliards d'œufs de la morue, tant d'effrayantes machines à multiplier qui, décuplant, s'entuplant, combleraient les océans, étoufferaient la nature,
elle s'en défend surtout par l'engouffrement rapide de la machine de mort le nageur armé le poisson. Beau spectacle, grand, saisissant. Le combat universel de la mort et de l'amour ne semble rien sur la terre lorsqu'on oppose vis-à-vis ce qu'il est au fond de la mer. Là,
D'inconcevable grandeur, il effraye par sa furie, mais en regardant de plus près, on le voit très harmonique et d'un surprenant équilibre. Cette furie est nécessaire. Cet échange de la substance, si rapide à éblouir, cette prodigalité de la mort, c'est le salut. Rien de triste, une joie sauvage semble régner dans tout cela, de cette vie de la mer âprement mêlée des deux forces qui semblent se détruire l'une l'autre,
ressort une santé merveilleuse, une pureté incomparable, une beauté terrible et sublime. Dans les morts et dans les vivants, elle triomphe également. Sans en faire grande différence, elle leur prête et leur reprend l'électricité, la lumière. Elle en tire ce jeu d'étincelles et cet infini d'éclairs pâles qui, jusque sous la nuit du pôle, fait sa sinistre féerie. La mélancolie de la mer n'est pas dans son insouciance à multiplier la mort,
Elle est dans son impuissance de concilier le progrès avec l'excès du mouvement. Elle est cent fois et mille fois plus riche que la Terre, plus rapidement féconde. Elle édifie même et bâtit les accroissements que prend la Terre. On l'a vu par les coraux, elle les tient de la mer encore. Car la mer n'est pas autre chose que le globe en son travail, en son plus actif enfantement. Elle a son obstacle unique dans cette rapidité.
son infériorité paraît à la difficulté qu'elle a, elle, si riche de génération, pour organiser l'amour. On est triste quand on songe que les milliards et milliards des habitants de la mer n'ont que l'amour vague encore, élémentaire, impersonnel. Ces peuples qui chacun à son tour montent et viennent en pèlerinage vers le bonheur et la lumière,
donnent à Flo le meilleur d'eux-mêmes, leur vie à la chance inconnue. Ils aiment et ils ne connaîtront jamais l'être aimé où leur rêve, leur désir se fut incarné. Ils enfantent sans avoir jamais cette félicité de renaissance qu'on trouve en sa postérité. Peu, très peu, des plus vivants, des plus guerriers, des plus cruels ont l'amour à notre manière.
Ces monstres si dangereux, le requin et sa requine, sont forcés de s'approcher. La nature leur a imposé le péril de s'embrasser. Baisés terribles et suspects, habitués à dévorer, engloutir tout à l'aveugle, animaux, bois, pierres, n'importe. Cette fois, chose admirable, ils s'abstiennent. Quel qu'appétissant qu'ils puissent être, l'un pour l'autre, impunément, ils s'approchent de leurs scies, de leurs dents mortelles.
La femelle, intrépidemment, se laisse accrocher, maîtrisée par les terribles grappins qu'il lui jette. Et en effet, elle n'est pas dévorée. C'est elle qui l'absorbe et l'emporte. Mêlée, les monstres furieux roulent ainsi des semaines entières, ne pouvant, quoiqu'affamés, se résigner au divorce, ni s'arracher l'un de l'autre. Et même en pleine tempête, invincibles, invariables dans leur farouche emballassement, on prétend que, séparés, même...
Ils se poursuivent encore d'amour. Que le fidèle requin, attaché à ce doux objet, la suit jusqu'à sa délivrance, aime son héritier présomptif, unique fruit de ce mariage, et jamais, jamais ne le mange. Il le suit, éveille sur lui, et enfin s'il vient un péril, cet excellent père le ravale et l'abrite dans sa vaste gueule, mais non pas pour le digérer.
Si la vie des mères a un rêve, un vœu, un désir confus, c'est celui de la fixité. Le moyen violent tyrannique du requin, ses prises d'acier, ce grappin sur la femelle. La fureur de leur union donne l'idée d'un amour de désespéré. Qui sait en effet si dans d'autres espèces, douces et propres à la famille, qui sait si cette impuissance d'union
Cette fluctuation sans fin, d'un voyage éternel sans but, n'est pas une cause de tristesse. Ils deviennent ces enfants des mers, tout amoureux de la terre. Beaucoup remontent dans les fleuves, acceptent la fadeur de l'eau douce, si pauvre et si peu nourrissante, pour lui confier, loin des tempêtes, l'espoir de leur postérité. Tout au moins, ils se rapprochent des rivages de la mer, cherchent quelques hanses sinueuses,
Ils deviennent même industrieux et de sable, de limon, d'herbe, essayent de faire de petits nids. Et fort touchants, ils n'ont nullement les instruments de l'insecte, merveille d'industrie animale. Ils sont dépourvus bien plus que l'oiseau. C'est à force de persévérance, sans main, ni patte, ni bec. Uniquement de leur pauvre corps qu'ils rassemblent un paquet d'herbe. Le perse, y passe et repasse jusqu'à obtenir une certaine cohésion.
mais que de choses les entravent. La femelle, aveugle et gourmande, trouble le travail, menace les œufs. Le mâle ne les quitte pas, les défend, les protège. C'est pitié cependant de voir qu'un tel effort de cœur n'atteigne pas tout son but. Que cet être soit arrêté à ce premier élan de l'art par la fatalité de sa nature. On tombe dans la rêverie. On sent que ce monde des eaux ne se suffit pas à lui-même.
Grande mère qui commença la vie, tu ne peux la mener à bout. Permets que ta fille, la terre, continue l'œuvre commencée. Tu le vois dans ton sein même, au moment sacré, tes enfants rêvent la terre et sa fixité. Ils l'abordent, lui rendent hommage. À toi de commencer encore la série des êtres nouveaux par un prodige inattendu, une ébauche grandiose de la chaude vie amoureuse.
de sang, de lait, de tendresse qui dans les races terrestres aura son développement. Prise de son et mixage Jaizan Blondo Taous et Titouan Oexe
Assistant à la réalisation : Pablo Valero. Christophe Hockey.