Peu de jours avant l'arrivée du duc d'Albes,
Le roi fit une partie de paume avec M. de Nemours, le chevalier de Guise et le vidame de Chartres. Les reines les allèrent voir jouer, suivies de toutes les dames et entre autres de Mme de Clèves. Après que la partie fut finie, comme l'on sortait du jeu de paume, Châtelard s'approcha de la reine dauphine et lui dit que le hasard lui venait de mettre entre les mains une lettre de galanterie qui était tombée de la poche de M. de Nemours.
Cette reine, qui avait toujours de la curiosité pour ce qui regardait ce prince, dit à Châtelard de la lui donner. Elle avait une extrême impatience de savoir ce qu'il y avait dans la lettre et s'approcha de Madame de Clers. « Allez lire cette lettre, lui dit-elle. Elle s'adresse à Monsieur de Nemours et selon toute apparence, elle est de cette maîtresse pour qui il a quitté toutes les autres.
Si vous ne la pouvez lire maintenant, gardez-la, venez ce soir à mon coucher pour me la rendre et pour me dire si vous en connaissez l'écriture. » Madame la Dauphine quitta Madame de Clèves après ces paroles et la laissa si étonnée et dans un si grand saisissement qu'elle fut quelque temps sans pouvoir sortir de sa place. Elle s'en alla chez elle, quoiqu'il ne fût pas l'heure où elle avait coutume de se retirer. Sitôt qu'elle fut dans son cabinet, elle ouvrit cette lettre et la trouva-t-elle ?
Je vous ai trop aimé pour vous laisser croire que le changement qui vous paraît en moi soit un effet de ma légèreté. Je veux vous apprendre que votre infidélité en est la cause. Vous êtes bien surpris que je vous parle de votre infidélité. Vous me l'aviez cachée avec tant d'adresses, et j'ai pris tant de soin de vous cacher que je le savais, que vous avez raison d'être étonné qu'elle me soit connue. Jamais douleur n'a été pareille à la mienne. Je croyais que vous aviez pour moi une passion violente.
« Je ne vous cachais plus celle que j'avais pour vous, et dans le temps que je vous la laissais voir toute entière, j'appris que vous me trompiez, que vous en aimiez une autre, et que selon toutes les apparences, vous me sacrifiez à cette nouvelle maîtresse. » « Je pensais que je ne vous punirais pas assez en rompant avec vous, et que je ne vous donnerais qu'une légère douleur si je cessais de vous aimer lorsque vous ne m'aimiez plus. »
Je crus que si quelque chose pouvait rallumer les sentiments que vous aviez eus pour moi, c'était de vous faire voir que les miens étaient changés, mais de vous le faire voir en feignant de vous le cacher, et comme si je n'eusse pas eu la force de l'avouer. Je fus soutenu ensuite par le plaisir de dissimuler avec vous comme vous dissimuliez avec moi. Néanmoins, je me faisais une si grande violence pour vous dire et pour vous écrire que je vous aimais,
que vous vîtes plutôt que je n'avais eu dessein de vous laisser voir, que mes sentiments étaient changés. La bizarrerie de votre cœur vous fit revenir vers moi à mesure que vous voyiez que je m'éloignais de vous. J'ai joui de tout le plaisir que peut donner la vengeance. Il m'a paru que vous m'aimiez mieux que vous n'aviez jamais fait. Et je vous ai fait voir que je ne vous aimais plus. J'ai eu lieu de croire que vous aviez entièrement abandonné celle pour qui vous m'aviez quitté.
Votre cœur a été partagé entre moi et une autre. Vous m'avez trompé. Cela suffit pour m'ôter le plaisir d'être aimé de vous, comme je croyais mériter de l'être, et pour me laisser dans cette résolution que j'ai prise de ne vous voir jamais, et dont vous êtes si sûr. » Madame de Clèves lut cette lettre, et la relut plusieurs fois, sans savoir néanmoins ce qu'elle avait lu. Elle voyait seulement que M. de Demour ne l'aimait pas comme elle l'avait pensé,
et qu'il en aimait d'autres qu'il trompait comme elle. Quelle vue et quelle connaissance pour une personne de son humeur, qui avait une passion violente ! Jamais affliction n'a été si piquante et si vive. Ce mal qu'elle trouvait si insupportable était la jalousie avec toutes les horreurs dont elle peut être accompagnée. Madame de Clèves n'était pas la seule personne dont cette lettre troublait le repos.
Le vidame de Chartres, qu'il avait perdu, et non M. de Nemours, en était dans une extrême inquiétude. Il avait passé tout le soir chez M. de Guise, qui avait donné un grand souper au duc de Ferrar, son beau-frère, et à toute la jeunesse de la cour. Le hasard fit qu'en soupant, l'on parla de jolies lettres. Le vidame dit qu'il en avait une sur lui, plus jolie que toutes celles qui avaient jamais été écrites. Il voulut prendre cette lettre et ne la trouva point.
Il la chercha inutilement. On lui en fit la guerre, mais il parut si inquiet qu'on cessa de lui en parler. Il se retira plus tôt que les autres et s'en allâchait lui avec impatience pour voir s'il n'y avait point laissé la lettre qui lui manquait. Comme il la cherchait encore, le premier valet de chambre de la reine le vint trouver et,
pour lui dire que l'on avait dit chez la reine qu'il était tombé une lettre de galanterie de sa poche pendant qu'il était au jeu de paume, que la reine avait témoigné beaucoup de curiosité de la voir, qu'elle l'avait envoyé demander à un de ses gentils hommes servants, mais qu'il avait répondu qu'il l'avait laissé entre les mains de Châtelard. Après avoir été longtemps irrésolu sur ce qu'il devait faire, il trouva qu'il n'y avait que M. de Nemours qui put lui aider à sortir de l'embarras où il était.
Il s'en alla chez lui et entra dans sa chambre, que le jour ne commençait qu'à paraître. « Je viens vous confier la plus importante affaire de ma vie, lui dit-il. J'ai laissé tomber cette lettre dont je parlais hier soir. Il m'est d'une conséquence extrême que personne ne sache qu'elle s'adresse à moi. Et je vous demande en grâce de vouloir bien dire que c'est vous qui l'avez perdue.
« Il faut que vous croyez que je n'ai point de maîtresse, » reprit M. de Nemours en souriant, « pour me faire une pareille proposition, et pour vous imaginer qu'il n'y ait personne avec qui je me puisse brouiller en laissant croire que je reçois de pareilles lettres. » « Je vous prie, » dit le vidame, « écoutez-moi sérieusement. Si vous avez une maîtresse, comme je n'en doute point, quoique je ne sache pas qui elle est, il vous sera aisé de vous justifier. Je vous en donnerai les moyens infaillibles. »
Mais moi, par cette aventure, je déshonore une personne qui m'a passionnément aimée et qui est une des plus estimables femmes du monde. Et d'un autre côté, je m'attire une haine implacable qui me coûtera ma fortune et peut-être quelque chose de plus. Je ne puis entendre tout ce que vous me dites, répondit M. de Nemours, mais vous me faites entrevoir que les bruits qui ont couru de l'intérêt qu'une grande princesse prenait à vous ne sont pas entièrement faux.
« Ils ne le sont pas aussi, » répartit le vidame de Chartres, « et plus à Dieu qu'ils le fussent. Je ne me trouverai pas dans l'embarras où je me trouve. Si la reine voit cette lettre, elle connaîtra que je l'ai trompée, et que presque dans le même temps que je la trompais pour madame de Témines, je trompais madame de Témines pour une autre. Jugez quelle idée cela lui peut donner de moi, et si elle peut jamais se fier à mes paroles. »
« La proposition que vous me faites est un peu extraordinaire, reprit M. de Nemours, et mon intérêt particulier m'y peut faire trouver des difficultés. Mais de plus, si l'on a vu tomber cette lettre de votre poche, il me paraît difficile de persuader qu'elle soit tombée de la mienne. » « Je croyais vous avoir appris, répondit le vidame, que l'on a dit à la reine dauphine que c'était de la vôtre qu'elle était tombée. » « Comment ? reprit brusquement M. de Nemours. »
Qui vit dans ce moment les mauvais offices que cette méprise lui pouvait faire auprès de Madame de Clèves ? L'on a dit à la reine dauphine que c'est moi qui ai laissé tomber cette lettre ? Oui, reprit le vidame, on le lui a dit. Mais je veux bien vous donner les moyens de faire voir à celle que vous aimez que cette lettre s'adresse à moi et non pas à vous. Voilà un billet de Madame d'Amboise qui est amie de Madame de Témines
et à qui elle s'est fiée de tous les sentiments qu'elle a eus pour moi. Par ce biais, elle me redemande cette lettre de son amie que j'ai perdue. Je vous conjure de ne pas perdre un moment. M. de Nemours a lâché Mme de Clèves à l'heure qu'il crut qu'elle pouvait être éveillée et lui fit dire qu'il ne demanderait pas à avoir l'honneur de la voir à une heure si extraordinaire si une affaire de conséquence ne l'y obligeait. Si elle n'eût point été dans l'obscurité,
Elle eut eu peine à cacher son trouble et son étonnement de voir rentrer M. de Nemours conduit par son mari. M. de Clèves lui dit qu'il s'agissait d'une lettre où l'on avait besoin de son secours pour les intérêts du Vidam, qu'elle verrait avec M. de Nemours ce qu'il y avait à faire et que pour lui, il s'en allait chez le roi qui venait de l'envoyer quérir. M. de Nemours demeura seul auprès de Mme de Clèves comme il le pouvait souhaiter.
« Je viens vous demander, madame, lui dit-il, si madame la dauphine ne vous a point parlé d'une lettre que Châtelard lui remit hier entre les mains. » « Elle m'en a dit quelque chose, répondit madame de Clèves, mais je ne vois pas ce que cette lettre a de commun avec les intérêts de mon oncle, et je vous puis assurer qu'il n'y est pas nommé. » « Je ne sais, madame, reprit-il, ce qu'on peut avoir dit à madame la dauphine, mais je n'ai aucun intérêt à cette lettre. »
Elle s'adresse à M. Levidame, pas à moi. Et s'il y a quelqu'un que je souhaite d'en persuader, ce n'est pas Mme la Dauphine. Et M. de Nemours lui conta le plus succinctement qu'il lui fut possible tout ce qu'il venait d'apprendre du Vidame. Elle avoua à M. de Nemours qu'elle avait la lettre. Enfin, sitôt qu'elle le crut innocent, elle entra avec un esprit ouvert et tranquille dans les mêmes choses qu'elle semblait d'abord ne daigner pas entendre.
Ce prince ne lui eut pas toujours parlé des intérêts du Vidame et la liberté où il se trouvait de l'entretenir lui eut donné une hardiesse qu'il n'avait encore osé prendre si l'on ne fut venu dire à Madame de Clèves que la reine Dauphine lui ordonnait de l'aller trouver. Monsieur de Nemours fut contraint de se retirer. Cependant, Madame de Clèves s'habilla en diligence pour aller chez la reine.
À peine parut-elle dans sa chambre que cette princesse la fit approcher et lui dit tout bas. « Il y a deux heures que je vous attends. La reine a entendu parler de la lettre que je vous donnais hier. Elle croit que c'est le vidame de Chartres qui l'a laissé tomber. Vous savez qu'elle y prend quelque intérêt. On me l'est venu demander sur le prétexte que c'était une jolie lettre qui donnait de la curiosité à la reine. Je n'ai osé dire que vous l'aviez. »
« J'ai cru qu'elle s'imaginerait que je vous l'avais mise entre les mains à cause du vidame, votre oncle, et qu'il y avait une grande intelligence entre lui et moi. » « Je ne sais, madame, comment vous ferez, » répondit-elle. « Car M. de Clèves, à qui je l'avais donné à lire, l'a rendu à M. de Nemoux. » « Ne vous souvenez-vous point à peu près de ce qui est dans cette lettre ? » dit alors la reine dauphine. « Oui, madame, » répondit-elle. « Je m'en ressouviens et l'ai relue plus d'une fois. »
« Si cela est, reprit Madame la Dauphine, il faut que vous alliez tout à l'heure la faire écrire d'une main inconnue. Je l'enverrai à la reine, elle ne la montrera pas à ceux qui l'ont vue. Quand elle le ferait, je soutiendrai toujours que c'est celle que Châtelard m'a donnée et il oserait dire le contraire. »
Et d'autant plus qu'elle pensa qu'elle en verrait quérir M. de Nemours pour avoir la lettre même, afin de la faire copier mot à mot et d'en faire à peu près imiter l'écriture. Sitôt qu'elle fut chez elle, elle conta à son mari l'embarras de Mme la Dauphine et le pria d'envoyer chercher M. de Nemours. Il vint en diligence. Mme de Clèves lui dit tout ce qu'elle avait déjà appris à son mari et lui demanda sa lettre.
Mais M. de Nemours répondit qu'il l'avait déjà rendu au vidame de Chartres, qu'il l'avait renvoyé à l'heure même à l'ami de Mme de Témines. Mme de Clef se trouva dans un nouvel embarras. Et enfin, après avoir bien consulté, ils résolurent de faire la lettre de mémoire. Ils s'enfermèrent pour y travailler. On donna ordre à la porte de ne laisser entrer personne et on renvoya tous les gens de M. de Nemours. Cette ère de mystère et de confidence
n'était pas d'un médiocre charbe pour ce prince, et même pour Mme de Clèves. Elle ne sentait que le plaisir de voir M. de Nemours. Elle en avait une joie pure et sans mélange qu'elle n'avait jamais sentie. Cette joie lui donnait une liberté et un enjouement dans l'esprit que M. de Nemours ne lui avait jamais vu et qui redoublait son amour. Comme il l'avait pointu encore de si agréables moments, sa vivacité en était augmentée.
Et quand Mme de Clèves voulut commencer à se souvenir de la lettre et à l'écrire, ce prince, au lieu de lui aider sérieusement, ne faisait que l'interrompre et lui dire des choses plaisantes. Mme de Clèves entra dans le même esprit de gaieté. Enfin, à peine à quatre heures, la lettre était élachée et elle l'était si mal. Et l'écriture dont on la fit copier ressemblait si peu à celle que l'on avait eu dessein d'imiter
qu'il eût fallu que la reine n'eût guère pris soin d'éclaircir la vérité pour ne la pas connaître. Aussi n'y fut-elle pas trompée. Quelques soins que l'on prit de lui persuader que cette lettre s'adressait à M. de Nemours, elle demeura convaincue non seulement qu'elle était au vidame de Chartres, mais elle crut que la reine dauphine y avait part et qu'il y avait quelque intelligence entre eux.
Cette pensée augmenta tellement la haine qu'elle avait pour cette princesse qu'elle ne lui pardonna jamais et qu'elle la persécuta jusqu'à ce qu'elle lui fasse sortir de la France. Madame de Clèves demeura seule et, sitôt qu'elle ne fut plus soutenue par cette joie que donne la présence de ce que l'on aime, elle revint comme d'un songe et regarda avec étonnement la prodigieuse différence de l'état où elle se trouvait le soir d'avec celui où elle se trouvait alors.
Elle trouva qu'il était presque impossible qu'elle pût être contente de sa passion. « Mais quand je le pourrais être, disait-elle, qu'en veux-je faire ? Veux-je la souffrir ? Veux-je y répondre ? Veux-je m'engager dans une galanterie ? Veux-je manquer à M. de Clèves ? Veux-je me manquer à moi-même ? Je suis vaincu et surmonté par une inclination qui m'entraîne malgré moi. Toutes mes résolutions sont inutiles. »
« Il faut m'arracher de la présence de M. de Nemours. »
M. de Nemours avait eu bien de la douleur de n'avoir point revu Mme de Clèves depuis cet après-dîner qu'il avait passé avec elle agréablement et qui avait augmenté ses espérances. Il résolut d'aller chez sa sœur, la Duchesse de Merkeur, qui était à la campagne, assez près de Coulomiers. Comme il était à la chasse à courir le cerf, M. de Nemours s'égara dans la forêt. En s'enquérant du chemin qu'il devait tenir pour s'en retourner, il sut qu'il était proche de Coulomiers.
À ce mot de Coulomiers, sans faire aucune réflexion et sans savoir quel était son dessin, il alla à toute bride du côté qu'on lui montrait. Il arriva dans la forêt et se laissa conduire au hasard par des routes faites avec soin qu'il jugea bien qui conduisaient vers le château. Il trouva au bout de ces routes un pavillon.
dont le dessous était un grand salon accompagné de deux cabinets, dont l'un était ouvert sur un jardin de fleurs qui n'était séparé de la forêt que par des palissades, et le second donnait sur une grande allée du parc. Il entra dans le pavillon et il se serait arrêté à en regarder la beauté sans qu'il vît venir, par cette allée du parc, monsieur et madame de Clèves, accompagnés d'un grand nombre de domestiques. Son premier mouvement le porta à se cacher
Il entra dans le cabinet qui donnait sur le jardin de fleurs, dans la pensée d'en sortir par une porte qui était ouverte sur la forêt. Mais voyant que Madame de Clèves et son mari s'étaient assis sous le pavillon et que leur domestique demeurait dans le parc, il ne put se refuser le plaisir de voir cette princesse, ni résister à la curiosité d'écouter sa conversation avec un mari qui lui donnait plus de jalousie qu'aucun de ses rivaux.
Il entendit que M. de Clèves disait à sa femme « Mais pourquoi ne voulez-vous point revenir à Paris ? Qui vous peut retenir à la campagne ? Vous avez depuis quelque temps un goût pour la solitude qui m'étonne et qui m'afflige. Parce qu'il nous sépare. Je n'ai rien de fâcheux dans l'esprit, répondit Mme de Clèves avec un air embarrassé. Mais le tumulte de la cour est si grand et il y a toujours un si grand monde chez vous.
« Qu'il est impossible que le corps et l'esprit ne se lassent et que l'on ne cherche du repos. » « Le repos, répliqua-t-il, n'est guère propre pour une personne de votre âge. » « Et je craindrais plutôt que vous ne fussiez bien aise d'être séparée de moi. » « Vous me feriez une grande injustice d'avoir cette pensée. » Reprit-elle avec un embarras qui augmentait toujours. « Mais je vous supplie de me laisser ici. » « Si vous y pouviez demeurer, j'en aurais beaucoup de joie. »
pourvu que vous y demeurassiez seul et que vous voulussiez bien n'y avoir point ce nombre infini de gens qui ne vous quittent quasi jamais. « Ah, madame, s'écria M. de Clèves, votre air et vos paroles me font voir que vous avez des raisons pour souhaiter d'être seul que je ne sais point et je vous conjure de me les dire. » Il la pressa longtemps de les lui apprendre, sans pouvoir l'y obliger. Elle demeura dans un profond silence, les yeux baissés.
Puis, tout d'un coup, prenant la parole et le regardant, « Ne me contraignez point, lui dit-elle, à vous avouer une chose que je n'ai pas la force de vous avouer, quoique j'en ai eu plusieurs fois le dessein. Songez seulement que la prudence ne veut pas qu'une femme de mon âge et maîtresse de sa conduite demeure exposée au milieu de la cour. Que me faites-vous envisager, madame ? »
Et son silence achevant de confirmer son mari dans ce qu'il avait pensé, « Vous ne me dites rien, et c'est me dire que je ne me trompe pas. » « Eh bien, monsieur, lui répondit-elle en se jetant à ses genoux, je vais vous faire un aveu que l'on n'a jamais fait à son mari. » « Mais l'innocence de ma conduite et de mes intentions m'en donnent la force. » « Il est vrai que j'ai des raisons pour m'éloigner de la cour, et que je veux éviter les périls où se trouvent quelquefois les personnes de mon âge. »
Quel que dangereux que soit le parti que je prends, je le prends avec joie, pour me conserver digne d'être à vous. Songez que pour faire ce que je fais, il faut avoir plus d'amitié et plus d'estime pour un mari que l'on n'en a jamais eu. Conduisez-moi, ayez pitié de moi, et aimez-moi encore, si vous pouvez. Ayez pitié de moi vous-même, madame, j'en suis digne. Vous m'avez donné de la passion dès le premier moment que je vous ai vu.
« Vous rigorez votre possession non plus l'éteindre. Elle dure encore. » « Je n'ai jamais pu vous donner de l'amour et je vois que vous craignez d'en avoir pour un autre. » « Vous me rendez malheureux par la plus grande marque de fidélité que jamais une femme ait donnée à son mari. » « Mais madame achevée, et apprenez-moi, qui est celui que vous voulez éviter ? » « Vous m'empresseriez inutilement, répliqua-t-elle. » « J'ai de la force pour taire ce que je crois ne pas devoir dire. »
« Contentez-vous de l'assurance que je vous donne encore qu'aucune de mes actions n'a fait paraître mes sentiments et que l'on ne m'a jamais rien dit dont j'ai pu m'offenser. » « Ah, madame, repris tout d'un coup, monsieur Leclève, je ne saurais vous croire. Je me souviens de l'embarras où vous fûtes le jour que votre portrait se perdit. Vous avez donné, madame, vous avez donné ce portrait qui m'était si cher et qui m'appartenait si légitimement. Croyez, je vous en conjure, que je n'ai point donné mon portrait. »
« Il est vrai que je le vis prendre, mais je ne voulais pas faire paraître que je le voyais, de peur de m'exposer à me faire dire des choses que l'on ne m'a pas encore osé dire. » « Par où vous a-t-on donc fait voir qu'on vous aimait ? » reprit M. de Clèves. « Et quelle marque de passion vous a-t-on donnée ? » « Épargnez-moi la peine, » répliqua-t-elle, « de vous redire des détails qui me font honte à moi-même de les avoir remarqués et qui ne m'ont que trop persuadé de ma faiblesse. »
« Vous avez raison, madame, je suis injuste. Refusez-moi toutes les fois que je vous demanderai de pareilles choses. Mais ne vous enfoncez pourtant pas si je vous les demande. » Dans ce moment, plusieurs de leurs gens qui étaient demeurés dans les allées vinrent avertir M. de Clèves qu'un gentilhomme venait le chercher de la part du roi pour lui ordonner de se trouver le soir à Paris. M. de Clèves fut contraint de s'en aller. Il ne put rien dire à sa femme.
sinon qu'il la suppliait de venir le lendemain et qu'il la conjurait de croire que, quoi qu'il fût affligé, il avait pour elle une tendresse et une estime dont elle devait être satisfaite. Lorsque ce prince fut parti, que Madame de Clèves demeura seule, qu'elle regarda ce qu'elle venait de faire, elle en fut si épouvantée qu'à peine put-elle s'imaginer que ce fut une vérité.
Elle trouva qu'elle s'était ôtée elle-même le cœur et l'estime de son mari et qu'elle s'était creusée un abîme dont elle ne sortirait jamais. Elle se demandait pourquoi elle avait fait une chose si hasardeuse et elle trouvait qu'elle s'y était engagée sans en avoir presque eu le dessein. La singularité d'un pareil aveu dont elle ne trouvait point d'exemple lui en faisait voir tout le péril. Cependant,
Monsieur de Nemours était sorti du lieu où il avait entendu une conversation qui le touchait si sensiblement et s'était enfoncé dans la forêt. La princesse de Clèves de Madame de Lafayette épisode 3 L'aveu lu par Marcel Bozonnet prise de son, montage et mixage Antoine Vieuxat et Étienne Collin assistant à la réalisation Pablo Valero sélection des extraits et réalisation Sophie Haute-Picomb