France Culture. Il y a une chose remarquable, quand on vieillit, on perd la mémoire. Mais ça ne veut pas dire qu'on perd les souvenirs. Au contraire, on perd la capacité d'acquérir de nouveaux souvenirs. Mais ceux qui sont inscrits, ils sont bien plus proches que jamais. Le château de ma mère, de Marcel Pagnol. Extrait lu par Hervé Pierre.
Choix des extraits et réalisation, Juliette Eman. Dans ses souvenirs, je ne dirai de moi ni mal ni bien. Ce n'est pas de moi que je parle, mais de l'enfant que je ne suis plus. C'est un petit personnage que j'ai connu et qui s'est fondu dans l'air du temps, à la manière des moineaux qui disparaissent sans laisser de squelette. Premier épisode. Après l'hypopée synergétique des Barthavelles,
Je fus d'emblée admis au rang des chasseurs, mais en qualité de rabatteur et de chien rapporteur. Tous les matins vers quatre heures, mon père ouvrait la porte de ma chambre et chuchotait « Veux-tu venir ? » Je m'habillais dans la nuit en silence, pour ne pas réveiller notre petit Paul, et je descendais à la cuisine où l'oncle Jules, les yeux bouffis et l'air un peu agarre des grandes personnes qui s'éveillent, faisait chauffer le café pendant que mon père remplissait les carniers et que je garnissais les cartouchières.
Nous sortions sans faire de bruit. L'aube était fraîche. Quelques planètes apeurées clignotaient, toutes pâles. Sur les barres du plan de l'aigle, le bord de la nuit amincie était brodé de brume blanche et dans la pinède du petit œil, une chouette mélancolique faisait ses adieux aux étoiles. Nous montions tout le long de l'aurore jusqu'aux pierres rouges de Redouneuil.
Les chasseurs descendaient ensuite au vallon, tantôt à gauche dans les escarots près, tantôt à droite sur la garrette et passe-temps. Pour moi, je suivais le bord du plateau, à trente ou quarante mètres de la barre. Je rabattais sur eux toute chose volante, et quand il m'arrivait de lever un lièvre, je courais vers la pique et je faisais de grands signaux comme un marin du temps jadis. Alors, ils montaient en hâte me rejoindre, et nous traquions sans pitié l'oreillard.
Un matin, vers 9h, je trottais légèrement sur le plateau qui domine le puits du Murier. Au fond du vallon, l'oncle était à l'affût dans un grand lierre et mon père se cachait derrière un rideau de clématite sous une lieuse à flambes couteaux. Cependant, je faisais consciencieusement mon métier de chien lorsque je remarquais, au bord de la barre, une sorte de stèle faite de cinq ou six grosses pierres entassées par la main de l'homme.
Je m'approchais et je vis au pied de la stèle un oiseau mort. Son cou était serré entre les deux arceaux de laiton d'un piège à ressorts. Je me baissais pour le ramasser lorsqu'une voix fraîche cria derrière moi. « Hé l'ami ! » Je vis un garçon de mon âge qui me regardait sévèrement. « Il ne faut pas toucher les pièges des autres, » dit-il. « Un piège, c'est sacré. » « Je n'allais pas le prendre, » dis-je. « Je voulais voir l'oiseau. » Il s'approcha. C'était un petit paysan.
Il était brun, avec un fin visage provençal, des yeux noirs et de longs cils de fille. Il portait, sous un vieux gilet de laine grise, une chemise brune à manches longues qu'il avait roulée jusqu'au-dessus des coudes, une culotte courte et des espadrilles de cordes comme les miennes, mais il n'avait pas de chaussettes. « Quand on trouve un gibier dans un piège, » dit-il, « on a le droit de le prendre, mais il faut retendre le piège et le remettre à sa place. » Il dégage à l'oiseau et dit « C'est une bédouine. »
Il le mit dans sa musette et prit dans la poche de son gilet un petit tube de roseau que fermait un bouchon mal taillé. Puis il en fit couler dans sa main gauche une grosse fourmi ailée. Avec une dextérité que j'admirais, il reboucha le tube, saisit la fourmi entre le pouce et l'index de la main droite, tandis que par une légère pression, sa main gauche forçait à s'ouvrir les extrémités de la petite pince en fil de métal qui était attachée au centre de l'engin.
Il y plaça la fine taille de la fourmi qui resta ainsi captive. Je demandai « Où c'est que tu prends ces fourmis ? » « Ça, dit-il, c'est des aludes. Il y en a dans toutes les fourmilières, mais elles ne sortent jamais. Il faut creuser plus d'un mètre avec une pioche. Ou alors, il faut attendre la première pluie du mois de septembre. Dès que le soleil revient, elles s'envolent d'un seul coup, en mettant un sac mouillé sur le trou. C'est facile. »
Très vivement intéressé, je regardais l'opération et j'en notais tous les détails. Il se releva enfin et me demanda « Qui tu es ? » Pour me donner confiance, il ajouta « Moi, je suis Lily, des Bélons. » « Moi aussi, dis-je, je suis des Bélons. » Il se mit à rire. « Que non, tu n'es pas des Bélons, tu es de la ville. » « C'est pas toi, Marcel ? » « Oui, dis-je, flatté. Tu me connais ? Je ne t'avais jamais vu. Mais c'est mon père qui vous a porté les meubles. » « Ça fait qu'il m'a parlé de toi. »
« Ton père, c'est le calibre 12, celui des Barthavelles ? » Je fus ému de fierté. « Oui, dis-je. C'est lui ? Tu me raconteras ? » « Quoi ? Les Barthavelles ? Tu me diras où c'était ? Comment il a fait et tout le reste ? » « Ah oui, tout à l'heure, quand j'aurai fini ma tournée. Quel âge tu as ? » « Neuf ans. Moi, j'ai huit ans, dit-il. Tu mets des pièges ? » « Non, je saurais pas. Si tu veux, je t'apprendrai. » « Ah oui, dis-je avec enthousiasme. Viens, je fais la tournée des miens. »
« Je ne peux pas maintenant. Je fais la battue pour mon père et mon oncle. Ils sont cachés en bas du vallon. Il faut que je leur envoie les perdros. » « Les perdros, ça ne sera pas aujourd'hui. Ici, d'habitude, il y en a trois compagnies. Mais ce matin, les bûcherons sont passés. Ils leur ont fait peur. » « Nous pourrons peut-être leur envoyer la grosse lièvre. Elle doit être par là. J'ai vu un pétoulier. Il voulait dire une nappe de crotte. » « Nous commençâmes donc la tournée des pièges tout en battant les broussailles. »
Mon nouvel ami ramassa plusieurs culs blancs, que les Français appellent moteux, encore deux bédouides et trois darnagas. « Tiens, encore un couillon de l'inver ! » Il courut vers une autre stèle et ramassa un magnifique lézard. Il était d'un vert éclatant, semé sur les flancs de très petits points d'or et sur le dos de l'unule bleue d'un bleu de pastel. Lily dégagea ce beau cadavre et le jeta dans les buissons.
Il proféra quelques jurons en provençal et supplia la Sainte Vierge de le protéger contre ses limberts. « Mais pourquoi, dis-je, tu ne vois pas qu'il me bouche mes pièges ? Quand un lézard est pris, un oiseau ne peut plus se prendre, et ça fait un piège de moins. » Et d'ailleurs, il s'arrêta net, mit un doigt sur sa bouche, puis désigna au loin un fourré d'argéra. « Il y a quelque chose qui bouge là-dedans. Faisons le tour, et pas de bruit. »
Je le suivis. Mais il me fit signe de décrire un arc de cercle plus grand, sur la gauche. Il marchait dans la direction des argéras sans se presser, mais je courus pour exécuter la manœuvre d'encerclement. À dix pas, il lança une pierre et sauta en l'air à plusieurs reprises, les bras écartés, en poussant des cris sauvages. Je l'imitais. Tout à coup, il s'élança. Je vis sortir du fourré un lièvre énorme qui bondissait, les oreilles droites, si grand qu'on voyait le jour sous son ventre.
Je réussis à couper sa route. Il obliqua vers la barre et plongea dans une cheminée. Accouru au bord du plateau, nous le vîmes descendre tout droit et filer sous les fourrés du vallon. Nous attendîmes le cœur battant. Deux détonations retentirent coup sur coup. Puis deux autres. « On va les aider à trouver le lièvre », dit Lily. Il descendit avec l'aisance d'un singe par la cheminée. « Ça a l'air d'un mauvais passage, mais c'est aussi bon qu'un escalier. » Je le suivis. Il parut apprécier mon agilité en fin connaisseur.
« Pour quelqu'un de la ville, tu te débrouilles bien. » Au bas des roches nous prime le pas de course sur la pente. À côté du puits, sous de très grands pins, il y avait une petite clairière à l'ombre. Là, mon père et l'oncle regardaient le lièvre étendu. Ils se tournèrent vers nous, assez fiers. Je demandais un peu timidement, « Qui l'a tué ? » « Tous les deux, » dit l'oncle. « Je l'ai touché deux fois, mais il courait toujours. Et il a fallu les deux coups de ton père pour qu'il reste sur place. » Il regarda ensuite mon nouvel ami.
« Ah ah, nous avons de la compagnie. Je le connais, » dit mon père. « Tu es bien le fils de François ? » « Oui. » « Et il paraît que tu es un fameux chasseur, c'est ton père qui me l'a dit. » « Oh, » dit Lili Rougisson, « je mets des pièges pour les oiseaux. Tu en prends beaucoup ? » Il regarda d'abord autour de nous d'un rapide coup d'œil circulaire, puis il vida sa musette sur l'herbe et je fus confondu d'admiration. Il y avait une trentaine d'oiseaux. Nous déjeunâmes sur l'herbe.
La conversation de Lily nous intéressa vivement, car il connaissait chaque vallon, chaque ravin, chaque sentier, chaque pierre de ses collines. De plus, il savait les heures et les mœurs du gibier. Mais sur ce chapitre, il me parut un peu réticent. Il ne fit que répondre aux questions de l'oncle Jules, parfois d'une manière assez évasive et avec un petit sourire malin. Mon père dit « Ce qui manque le plus dans ce pays, ce sont les sources ».
« À part le puits du Murier, est-ce qu'il y en a d'autres ? » « J'en connais sept, » dit Lily. « Et où sont-elles ? » Le petit paysan parut un peu embarrassé, mais il répondit clairement. « C'est défendu de le dire. » Mon père fut aussi étonné que moi. « Pourquoi donc ? » Lily rougit, avala sa salive et déclara. « Parce qu'une source, ça ne se dit pas. » « Qu'est-ce que c'est que cette doctrine ? » s'écria l'oncle. « Évidemment, » dit mon père, « dans ce pays de la soif, une source, c'est un trésor. »
« Même dans les familles, ça ne se dit pas. » « Dans les familles ? » dit mon père. « Ça, c'est encore plus fort. » « Il exagère peut-être un peu, » dit l'oncle. « Oh non, c'est la vérité. Il y en a une que mon grand-père connaissait. Il n'a jamais voulu la dire à personne. » « Alors comment le sais-tu ? » « C'est parce que nous avons un petit champ au fond de passe-temps. Des fois, on allait labourer pour le blé noir. Alors à midi, au moment de manger, le papé disait « Ne regardez pas où je vais ! » et il partait avec une bouteille vide. »
Je demandai. « Et vous ne regardiez pas ? » « Oh, bonne mère ! Il aurait tué tout le monde ! » Mon père demanda. « Et jamais, jamais vous n'avez rien su. » À ce qu'il paraît que quand il est mort, il a essayé de dire le secret. Il a appelé mon père et il lui a fait « François, la source, la source ! » Et toc, il est mort. Il avait attendu trop longtemps. Et nous avons eu beau la chercher, nous ne l'avons jamais trouvée. Ça fait que c'est une source perdue.
« Voilà un gaspillage stupide ! » dit l'oncle. « Eh oui ! » dit Lily, mélancolique. « Mais quand même, peut-être elle fait boire les oiseaux ! » Avec l'amitié de Lily, une nouvelle vie commença pour moi. Après le café au lait matinal, quand je sortais à l'aube avec les chasseurs, nous le trouvions assis par terre, sous le figuier, déjà très occupé à la préparation de ses pièges. Nous avions une mémoire infaillible des lieux, des arbres, des arbustes, des pierres,
D'assez loin, je voyais tout de suite qu'un piège n'était plus à sa place. Je m'élançais avec l'émotion d'un trappeur qui s'attend à trouver le cadavre d'une zibline ou d'un renard argenté. Presque toujours, je découvrais sous l'arbre ou près de la stèle, l'oiseau étranglé, le piège au cou. Mais quand nous ne trouvions rien, alors l'émotion était à son comble. Pareil à celle d'un joueur à la loterie qui vient d'entendre proclamer les trois premiers chiffres de son numéro et qui attend le tirage du quatrième.
Lili savait tout. Le temps qu'il ferait, les sources cachées, les ravins où l'on trouve des champignons, des salades sauvages, des pains amandiers, des prunelles, des arbusiers. Il me présenta au vieux jujubier de la Pondrane, au sorbier du Gour de Roubaud, aux quatre figuiers de Précatorie, aux arbusiers de la Garette, puis, au sommet de la Tête Rouge, il me montra la Chante-Pierre. C'était, juste au bord de la barre, une petite chandelle de roche, percée de trous et de canots.
Toute seule, dans le silence ensoleillé, elle chantait selon les vents. Et tendue sur le ventre dans la baouko et le thym, chacun d'un côté de la pierre, nous la serrions dans nos bras. Elle aurait y collé à la roche polie, nous écoutions, les yeux fermés. Un petit mistral la faisait rire, mais s'il se mettait en colère, elle miaulait comme un chat perdu. Elle n'aimait pas le vent de la pluie qu'elle annonçait par des soupirs, puis des murmures d'inquiétude.
Ensuite, un vieux corps de chasse très triste sonnait longtemps au fond d'une forêt mouillée. En échange de temps de secret, je lui racontais la ville, les magasins où l'on trouve de tout, les expositions de jouets à la Noël, les retraites aux flambeaux du 141ème et la féerie de Magic City où j'étais monté sur les montagnes russes. J'imitais le roulement des roues de fonte sur les rails, les cris stridents des passagères et Lily criait avec moi.
J'avais constaté que dans son ignorance, il me considérait comme un savant. Je m'efforçais de justifier cette opinion, si opposée à celle de mon père, par des prouesses de calcul mental, d'ailleurs soigneusement préparées. C'est à lui que je dois d'avoir appris la table de multiplication jusqu'à 13 x 13. Je lui fis ensuite cadeau de quelques mots de ma collection, en commençant par les plus courts. « Javel », « empeigne », « ponction », « jachère ».
et je pris à pleine main des orties pour l'éblouir avec vésicule. Puis je plaçai vestimentaire, radicelle, désinvolture et l'admirable plénipotentiaire, titre que je décernais bien à tort, au brigadier de gendarmerie. Enfin, je lui donnai un jour, calligraphié sur un bout de papier, anticonstitutionnellement. Quand il eut réussi à le lire, il m'en fit de grands compliments, tout en reconnaissant qu'il ne s'en servirait pas souvent, ce qui ne me vexa en aucune façon.
Mon but n'était pas d'augmenter son vocabulaire, mais son admiration qui s'allongeait avec les mots. Cependant, nos conversations revenaient toujours à la chasse. Je lui répétais les histoires de l'oncle Jules, et souvent, les bras croisés, adossés contre un pain et mordillant une ombelle de fenouil, il me disait gravement « Raconte-moi encore les Barthavelles ! » « Mais non, Joseph, mais non ! Il ne fallait pas tuer ! » « Il les a tuées, toutes les deux, il les a tuées ! »
Un matin, nous partîmes sous un ciel bas, posé sur les crêtes et à peine rougeâtre vers l'est. Une petite brise fraîche, qui venait de la mer, poussait lentement de sombres nuages. Mon père m'avait forcé à mettre sur ma chemise un blouson à manches et sur ma tête une casquette. Lily arriva sous un béret. L'oncle regarda le ciel et décréta « Il ne pleuvra pas et ce temps est parfait pour la chasse. » Lily me fit un clin d'œil et me dit à voix basse
« S'il fallait qu'il boive tout ce qui va tomber, il pisserait jusqu'à la Noël. » Cette expression me parut admirable. Et Lily me confia, avec une certaine fierté, qu'il la tenait de son grand frère Baptiste. La matinée se passa comme à l'ordinaire, mais vers dix heures, une ondée nous surprit près des bars du Taoumé. Elle dura une dizaine de minutes que nous passâmes sous les rameaux épais d'un grand pain. Il n'y eut pas de coup de tonnerre, et nous pûmes bientôt gagner la baume sourne où nous déjeunâmes.
Le temps s'était éclairci et l'oncle affirma « Le ciel s'est purgé, c'est fini ! » Lily, encore une fois, me fit un clin d'œil mais ne répéta pas la belle phrase. Après avoir battu en vain le vallon du jardinier, les hommes nous quittèrent et prirent la route de passe-temps pendant que nous remontions vers nos terrains de chasse. Tout en grimpant le long des éboulis, Lily me dit « Nous ne sommes pas pressés. Plus les pièges restent, mieux ça vaut. »
Nous allâmes nous étendre les mains sous la nuque au pied d'un vieux sorbier qui se dressait au centre d'un massif d'aubépines. Un grondement lointain retentit. Lily se leva et tendit l'oreille. « Ça y est, tu vas voir dans une heure. C'est encore loin, mais ça vient. Et qu'est-ce que nous allons faire si nous retournions à la baume sourne ? Ce n'est pas la peine. Je sais un endroit presque au bout du Taoumé où on ne se mouillera pas et où on verra tout. Viens ! » Il se mit en route.
À cet instant même, un roulement de tonnerre, déjà un peu plus rapproché, fit trembler sourdement le paysage. Il se tourna vers moi. « N'aie pas peur, nous avons le temps. » Mais il pressa le pas. Nous escaladâmes deux cheminées, tandis que le ciel devenait crépusculaire. Comme nous arrivions sur les pôles du pic, je vis s'avancer un immense rideau violet qu'un éclair rouge déchira brusquement, mais sans bruit. Dans la barre, à cinquante pas de nous,
s'ouvrait au ras du sol une crevasse triangulaire dont la base n'avait pas un mètre de large. Nous y entrâmes. Cette sorte de grotte qui s'élargissait au départ devenait plus étroite en s'enfonçant dans la roche et la nuit. Rassemblant quelques pierres plates, Lily installa une sorte de banquette face au paysage. Puis il mit ses mains en porte-voix et cria vers les nuages « Maintenant, ça peut commencer ! » Alors, dans le silence solennel des collines,
Les pins immobiles se mirent à chanter. C'était un murmure lointain, une rumeur trop faible pour inquiéter les échos, mais frissonnante, continue, magique. Nous ne bougions pas, nous ne parlions pas. Du côté de Baumesourne, un épervier cria sur les barres. Un cri aigu, saccadé, puis prolongé comme un appel. Devant moi, sur le rocher gris, les premières gouttes tombèrent.
Très écartées les unes des autres, elles éclataient en taches violettes, aussi grandes que des pièces de dessous. Puis elles se rapprochèrent dans l'espace et dans le temps, et la roche brilla comme un trottoir mouillé. Enfin, tout à coup, un éclair rapide, suivi d'un coup de foudre sec et vibrant, creva les nuages qui s'effondrèrent sur la garrigue dans un immense crépitement. Lily éclata de rire.
Je vis qu'il était pâle, et je sentis que je l'étais aussi, mais nous respirions déjà plus librement. La pluie verticale cachait maintenant le paysage, dont il ne restait qu'un demi-cercle, fermé par un rideau de perles blanches. De temps à autre, un éclair si rapide qu'il paraissait immobile, illuminait le plafond noir, et de noires silhouettes d'arbres traversaient le rideau de verre. Il faisait froid. Je me demande, dis-je, où est mon père ?
Ils ont dû arriver à la grotte de Pastan ou à la petite baume de Ziv. Il réfléchit quelques secondes et dit soudain, « Viens, on va aller de l'autre côté. » « Quel autre côté ? » « Cette grotte, ça traverse. C'est un passage sous le Taoumé. » « Tu y es déjà passé ? » « Souvent. » Au fond de la grotte, la crevasse devenait plus étroite et elle partait sur la gauche. Lily s'y glissa, l'épaule en avant. « N'aie pas peur. Après, c'est plus large. » Je le suivis.
Le couloir montait, puis redescendait, puis s'en allait à droite, puis à gauche. Au dernier tournant, une lueur parut. Le tunnel débouchait sur l'autre versant et les escarots près devaient être à nos pieds, mais une nappe de brume les couvrait entièrement. De plus, des nuages venaient vers nous en rouleaux gris. Ils déferlèrent comme une marée montante et nous fûmes bientôt noyés. On ne voyait pas à dix pas.
La cave où nous étions était plus large que la première. Des stalactites pendaient du plafond et le seuil en était à deux mètres du sol. Nous étions parfaitement à l'abri et nous narguions les forces de l'orage lorsque la foudre, sanglante et burlante, frappa la barre tout près de nous et fit tomber tout un camp de roches. Alors nous entendîmes craquer les troncs d'arbres que les blocs bondissants brisaient au passage, avant d'éclater comme des coups de mine sur le fond lointain du vallon.
Cette fois-là, je tremblais de peur et je reculais vers le fond du couloir. « C'est beau ! » me dit Lily. Mais je vis bien qu'il n'était pas rassuré. Il vint s'asseoir près de moi et il reprit. « C'est beau, mais c'est couillon. Est-ce que ça va durer longtemps ? » « Peut-être une heure, mais pas plus. » Des filets d'eau commencèrent à tomber des fentes de la voûte ogivale, dont le sommet se perdait dans la nuit. Puis un jet d'eau nous força à changer de place. « C'était malheureux ? »
« Dis-le-li, c'est qu'on va perdre une douzaine de pièges. Et les autres, il va falloir bien les faire sécher près du feu et les graisser parce que... » Il s'arrêta net et regarda fixement derrière moi. Du bout des lèvres, il murmura. « Baisse-toi doucement et ramasse deux grosses pierres. » Soudain terrorisé et rentrant la tête dans mes épaules, je restais immobile. Mais je le vis se baisser lentement, les yeux toujours fixés sur quelque chose qui se trouvait derrière moi et plus haut que moi.
Je me baissais à mon tour, lentement. Il avait pris deux pierres aussi grosses que mon poing. Je fis de même. « Tourne-toi doucement. » Je fis tourner ma tête et mon buste. Je vis, là-haut, briller dans l'ombre, deux yeux phosphorescents. Je dis dans un souffle. « C'est un vampire. » « Non, c'est le Grand-Duc. » En regardant de toutes mes forces, je finis par distinguer le contour de l'oiseau. Perché sur une saillie de la roche, il avait bien deux pieds de haut.
Les eaux l'avaient chassé de son nid qui devait être quelque part dans le plafond. « S'il nous attaque, attention aux yeux ! » chuchota Lily. L'épouvante m'envahit soudain. « Pardon, dis-je, pardon. Il vaut mieux être mouillé qu'aveugle. » Je sautais dans la brume. Il me suivit. J'avais perdu ma casquette. La pluie crépitait sur ma tête nue. Mes cheveux coulèrent sur mes yeux. « Reste contre la barre ! » cria Lily. « D'abord on se mouillera moins et puis on ne risque pas de se perdre. »
En effet, je voyais à peine à quatre pas devant moi. J'avais pensé que notre connaissance des lieux serait suffisante pour nous guider par la vue d'un seul arbre, d'un seul bloc de rocher, d'un seul buisson. Mais la brume n'était pas seulement un rideau qui estompe les formes. Parce qu'elle n'était pas homogène, elle les transformait. Nous avancions dans un paysage qui changeait sans cesse et sans la présence de la barre. Que nous touchions de nos mains, nous n'eussions pu que nous asseoir sous ce déluge et attendre.
Par bonheur, le ciel se calmait peu à peu. L'orage était parti vers Garlabant et la violence de la pluie diminuait. Elle tombait maintenant régulière, toute droite, installée. Lily passa devant moi. Les yeux à terre, il trouva le sentier que les ruisseaux de l'orage avaient pourtant défiguré. Lily déclara « Si on ne court pas, on va prendre froid ! » Il s'élança, les coudes au corps, et je le suivis, redoutant de perdre de vue la petite silhouette dansante qui traînait des écharpes de brume.
Mais après dix minutes de course, il s'arrêta brusquement et se tourna vers moi. « Ça descend de plus en plus. Nous ne devons pas être loin du jatte-baptiste. » Il reprit sa course. Mille ruissellets coulaient à petit bruit. Je me rendis compte que nous avions perdu le sentier depuis longtemps. Il le comprit aussi et s'arrêta de nouveau. « Je me demande, » dit-il. « Je me demande. » Il ne savait plus que faire, car il se mit à insulter le brouillard, la pluie et les dieux avec de terribles inges provençales.
« Attends, lui dis-je tout à coup. J'ai une idée. Ne fais pas de bruit. » Je me tournais vers ma droite et les deux mains en porte-voix, je lançais un long cri d'appel, puis j'écoutais. Un faible écho répéta le cri, puis un autre, plus faible encore. « Celui-là ? » dis-je. « Je crois que c'est celui de la barre des escaroupées, presque sous tête rouge. » Je criais alors devant moi. Rien ne répondit. Je me tournais vers ma gauche et nous crieâmes tous les deux à la fois. Un écho plus sonore fut suivi de deux autres.
C'était la voix de Pastan. « Je sais où nous sommes, » dis-je. « Nous avons pris un peu trop à gauche, et si nous continuons par là, nous allons tomber au bord des barres de la Garette. Suis-moi ! » Je partis, infléchissant ma course vers la droite. Le soir épaississait la brume, mais j'appelais les échos familiers et je demandais conseil à celui des escas auprès, qui, par pitié, se rapprocha de nous. Enfin, mes pieds reconnurent une série de pierres rondes qui roulèrent sous mes semelles. Alors,
Le château de ma mère, de Marcel Pagnol. Extrait lu par Hervé Pierre. Premier épisode.
Conseillère littéraire, Emmanuelle Chevrière. Prise de son, montage et mixage, Claire Levasseur, Antoine Viosa. Assistante à la réalisation, Claire Chéneau. Réalisation, Juliette Eman. Remerciements à Antoine Vuillose, documentaliste musical. France Culture remercie L'Eau des Collines, édition de La Treille et les éditions Grasset et Fasquel.