France Culture. Il y a une chose remarquable, quand on vieillit, on perd la mémoire. Mais ça ne veut pas dire qu'on perd les souvenirs. Au contraire, on perd la capacité d'acquérir de nouveaux souvenirs. Mais ceux qui sont inscrits, ils sont bien plus proches que jamais. Le château de ma mère, de Marcel Pagnol. Extrait lu par Hervé Pierre.
Un soir, à table...
Je mangeais de grand appétit lorsque l'oncle Jules dit une phrase toute simple à laquelle je n'accordais d'abord aucune attention. « Je pense, dit-il, que nos paquets ne seront pas une bien lourde charge sur la carriole de François. Il sera donc possible d'y installer Rose, le bébé, Augustine et la petite. Et même peut-être Paul. Qu'est-ce que tu en dis, petit Paul ? » Mais le petit Paul n'en put rien dire. Je vis sa lèvre inférieure s'allonger, se gonfler, puis se recourber vers son menton.
Je connaissais bien ce signe, que parfois je comparais gracieusement au rebord du pot de chambre de la petite sœur. Comme d'ordinaire, ce symptôme fut suivi d'un sanglot étouffé, puis deux grosses larmes jaillirent de ses yeux bleus. « Qu'est-ce qu'il a ? » demandai-je. Ma mère le prit aussitôt sur ses genoux et le berça pendant qu'il fondait en larmes et reniflements. « Mais voyons, gros bêta ! » disait ma mère. « Tu sais bien que ça ne pouvait pas durer toujours. »
« Et puis nous reviendrons bientôt. Ce n'est pas bien loin, la Noël. » Je pressentis un malheur. « Qu'est-ce qu'elle dit ? » « Elle dit, répondit l'oncle, que les vacances sont finies. » Et il se versa paisiblement un verre de vin. Je demandai d'une voix étranglée. « C'est fini quand ? » « Il faut partir après demain matin, » dit mon père. « Tu sais bien que lundi, c'est la rentrée des classes, » dit la tante. Je fus un instant sans comprendre et je l'ai regardé avec stupeur.
« Voyons, » dit ma mère, « ce n'est pas une surprise. On en parle depuis huit jours. » C'est vrai qu'ils en avaient parlé, mais je n'avais pas voulu entendre. Je savais que cette catastrophe arriverait fatalement, comme les gens savent qu'ils mourront un jour. Mais ils se disent, ce n'est pas encore le moment d'examiner à fond ce problème. Nous y penserons en temps et lieu. Le temps était venu. Le choc me coupait la parole et presque la respiration. Mon père le vit et me parla gentiment. « Voyons, mon garçon, voyons. »
« Tu as eu deux très grands mois de vacances. » « Ce qui est déjà abusif, » interrompit l'oncle. « Si tu étais président de la République, tu n'en aurais pas eu autant. » Je sentis mon menton qui tremblait. « J'espère que tu ne vas pas pleurer, » dit mon père. Je l'espérais aussi, et je fis un grand effort, l'effort d'un comanche au poteau de torture. Mon désespoir devint une révolte. Je contre-attaquai.
« Après tout, dis-je, tout ça c'est votre affaire. Mais moi, ce qui m'inquiète le plus, c'est que maman ne pourra jamais redescendre à pied jusqu'à la barrasse. » « Puisque c'est là ton grand souci, dit mon père, je vais te tranquilliser tout de suite. Dimanche matin, comme l'oncle Jules vient de le dire, les femmes et les enfants monteront sur la charrette de François, qui les déposera au pied de la treille, au départ de l'omnibus. » « Quel omnibus ? » « Celui qui vient le dimanche et qui nous conduira jusqu'au tramway. »
Cette mention d'un omnibus dominical que nous n'avions jamais vu confirmait l'existence d'un plan soigneusement établi. Ils avaient pensé à tout. « Et les figues ? » dis-je brusquement. « Quelles figues ? » « Celles de la terrasse. Il en reste plus de la moitié et elles ne seront mûres que dans huit jours. Qui les mangera ? » « Peut-être nous, si nous revenons passer quelques jours ici pour la Toussaint, dans six semaines. » « Entre les moineaux, les grives et les bûcherons, il n'en restera pas une. »
« Et toutes les bouteilles de vin qui sont dans la cave, elles vont être gaspillées ? » « Au contraire, » dit l'oncle Jules. « Le vin se bonifie en vieillissant. » Ainsi, je cherchais mille prétextes absurdes. J'essayais de prouver qu'un départ aussi brutal n'était pas réalisable, comme s'il eût été possible de retarder la rentrée des classes. Mais je sentais bien la pauvreté de mes arguments, et le désespoir me gagna. Mon père se leva et dit, « Maintenant, il se fait tard. Il faut aller nous coucher. » Un air frais me réveilla.
Paul venait d'ouvrir la fenêtre et il faisait à peine jour. Je crus que c'était la lumière grise de l'aube, mais j'entendis gazouiller la gouttière et le son musical de l'eau dégringolante dans les échos de la citerne. Je descendis à la salle à manger. J'y trouvais une foule de gens et d'objets. Dans deux caisses de bois blanc, mon père rangeait des souliers, des ustensiles, des livres.
Ma mère pliée sur la table des lingeries, la tante bourrée des valises, l'oncle ficelé des ballots et la petite sœur, sur une haute chaise, suçait son pouce. J'allais jusqu'à la fenêtre et je collais mon visage contre les carreaux. Les gouttes de pluie coulaient lentement sur la vitre. Sur ma figure, lentement coulaient mes larmes. Il y eut un long silence, puis ma mère dit « Ton café au lait va être froid ». Sans me retourner, je répondis « Je n'ai pas faim ». Elle insista.
« Tu n'as rien mangé hier au soir. Viens t'asseoir ici. » Je ne répondis pas. Comme elle venait vers moi, mon père, d'une voix de gendarme, dit « Laisse-le. S'il n'a pas faim, la nourriture pourrait le rendre malade. Ne prenons pas cette responsabilité. Après tout, le serpent Boa ne mange qu'une fois par mois. » Et il planta dans le silence quatre clous. La guerre était déclarée. Je m'installais dans un coin sombre pour réfléchir.
« Ne serait-il pas possible de gagner huit jours, ou peut-être deux semaines, en feignant une grave maladie ? Et si je me cassais une jambe ? Mais si je ne pouvais pas marcher, on m'emporterait dans la charrette de François. Il me faudrait rester un mois sur une chaise longue. Non, pas de jambes cassées. Mais alors que faire ? Fallait-il se résigner à quitter, pour une éternité, mon cher Lily ? Et justement, le voilà qui montait la petite côte, protégée de la pluie par un sac plié en capuchon.
Je repris tout de suite courage et j'ouvris la porte bien grande avant qu'il ne fût arrivé. Il choqua longuement ses souliers contre la pierre du seuil pour en faire tomber la boue. Et il salua poliment l'assistance qui lui répondit gaiement tout en continuant ses odieux préparatifs. Lily vint à moi et dit « Il faudra aller chercher nos pièges. Si on attend demain, ceux d'Allo les auront peut-être pris. » « Tu veux sortir sous cette pluie ? » dit ma mère stupéfaite. « Tu as envie d'attraper une fluxion de poitrine ? »
« Vous savez, madame, » dit Lily, « la pluie se calme un peu et il n'y a pas de vent. » Mon père intervint. « C'est le dernier jour. Il n'y a qu'à les habiller chaudement avec des journaux sur la poitrine et des souliers au lieu d'espadrilles. Après tout, ils ne sont pas en sucre et le temps a l'air de s'arranger. »
Elle en mit aussi dans mon dos. Il fallut ensuite enfiler deux tricots l'un sur l'autre, puis une blouse, soigneusement boutonnée, puis la pèlerine de drap. Pendant ce temps, ma tante Rose fagotait Lily de la même façon. Malgré le mauvais temps, nos pièges avaient eu un grand succès. Et quand nous arrivâmes à Fombreguet, les musettes étaient bourrées de cul blanc et d'alouettes à plumet. Cette réussite, qui prouvait l'absurdité et la cruauté de mon départ du lendemain, ne fit qu'aggraver mon chagrin.
Comme nous arrivions sur la plus haute terrasse du Taoumé, où étaient tendus les derniers pièges, Lily, pensif, dit à mi-voix « Quand même, c'est bien malheureux. On a des aludes pour tout l'hiver. » Je le savais, que nous avions des aludes. Je le savais amèrement. Ma gorge se serra soudain et je fus pris d'un accès de rage et de désespoir. « Non, je ne partirai pas. Non, je ne veux pas y aller. Je n'irai pas. Non, je n'irai pas. »
Lily, bouleversée par ce désespoir, me prit dans ses bras, froissant entre nos cœurs désespérés, seize épaisseurs de petit provençal. « Te rends pas malade ? » disait-il. « Faut pas te tourner les sangs. Écoute-moi, écoute-moi. » Je l'écoutais, mais il n'avait rien à me dire que son amitié. Après un assez long silence, je déclarai « Ma décision est prise. Ils n'ont qu'à partir si ça leur plaît. Moi, je reste ici. »
Pour marquer le caractère définitif de cette résolution, j'allais m'asseoir sur une grosse pierre et je croisais les bras sur ma poitrine. Lily me regardait, perplexe. « Et comment vas-tu faire ? » « Oh ! » dis-je. « C'est bien facile. Demain matin, ou peut-être cette nuit, je fais mon baluchon et je vais me cacher dans la petite grotte sous le Taoumé. » Il ouvrit de grands yeux. « Tu le ferais ? Tu ne me connais pas ? Ils vont te chercher tout de suite. Ils ne me trouveront pas. »
« Et d'abord, je vais faire une lettre pour mon père. Et je la laisserai sur mon lit. Je lui dirai de ne pas me chercher, parce que je suis introuvable. Et que s'il prévient les gendarmes, moi, je me jetterai du haut d'une barre. » « Quand même, il va se faire un brave mauvais sang. Il s'en ferait bien plus s'il me voyait mourir à la maison. » Cet argument me persuada moi-même et confirma irrévocablement ma décision. Mais Lily, après réflexion, déclara. « J'aimerais bien, moi, que tu restes. Mais dans la colline, où c'est que tu vas chercher ta vie ?
« Premièrement, je vais emporter des provisions. À la maison, il y a du chocolat et une boîte entière de galettes. Et puis je chercherai des asperges, des escargots, des champignons, et je planterai des pois chiches. Tu sais pas les faire cuire ? J'apprendrai. » Il n'avait pas l'air très convaincu et je m'énervais un peu. « On voit bien que tu ne lis jamais rien. Tandis que moi, j'ai lu des vingtaines de livres. Et je peux te dire qu'il y a beaucoup de gens qui se débrouillent très bien dans les forêts vierges. »
« Et pourtant, c'est plein d'araignées venimeuses qui ne tiendraient pas dans une soupière, et qui te sautent à la figure, et des serpents boas qui pendent des arbres, et des vampires qui te sucent le sang pendant que tu dors, et des indiens féroces qui te cherchent pour te rapetisser la tête. Tandis qu'ici, il n'y a pas d'indiens, pas de bêtes sauvages. »
Comme je me levais pour le retour, un immense vol des tourneaux, après un virage plongeant, s'abattit sur la pimède. Dans les cimes soudain grouillantes, plusieurs centaines d'oiseaux venaient de se poser. J'étais stupéfait et ravi. « Chaque année, dit Lily, ils restent ici au moins quinze jours, et quand ils ont choisi un arbre, ils y reviennent chaque soir. » L'oncle Jules m'a dit qu'on pouvait les apprivoiser. « Bien sûr ! Mon père en avait un, et il parlait !
« Mais il ne parlait que pas toi. » « Oh, mais moi, » dis-je, « je leur apprendrai le français. » « Ça, » dit Lily, « c'est pas sûr parce que c'est les oiseaux de la campagne. » Nous descendîmes à grands pas en faisant mille projets. Je me voyais errant sur les barres du Taoumé, les cheveux au vent, les mains dans les poches, portant sur mon épaule un étourneau fidèle qui me mordirait tendrement l'oreille et me ferait la conversation. »
Je me suis souvent demandé comment j'avais pu prendre sans l'ombre d'un remords et sans la moindre inquiétude une résolution pareille. Je ne le comprends qu'aujourd'hui. Jusqu'à la triste puberté, le monde des enfants n'est pas le nôtre. Ils possèdent le don merveilleux d'ubiquité. Chaque jour, pendant que je déjeunais à la table de famille, je courais aussi dans la colline et je dégageais d'un piège un merle encore chaud. Ce buisson, ce merle et ce piège étaient pour moi aussi réels que cette toile cirée et ce café au lait.
Lorsque mon père me demandait soudain « Où es-tu ? », je revenais dans la salle à manger, mais sans tomber du haut d'un rêve. Ces deux mondes étaient de plein pied. Ainsi, j'avais l'habitude de quitter ma chère famille, car je vivais le plus souvent sans elle et loin d'elle. Mon expédition ne serait pas une nouveauté scandaleuse, et le seul changement à la vie quotidienne serait l'éloignement de mon corps. Après le déjeuner, Lily nous quitta en disant que sa mère l'attendait pour battre au fléau les pois chiches.
En réalité, il allait examiner le contenu du cellier et préparer des provisions pour moi, car il savait qu'elle était au champ. Je montais aussitôt dans ma chambre, sous prétexte de rassembler les petites affaires personnelles que je voulais emporter en ville, et je composais ma lettre d'adieu. « Mon cher papa, ma chère maman, mes chers parents, surtout ne vous faites pas de mauvais sang. Ça ne sert à rien. Maintenant j'ai trouvé ma vocation. C'est ermite. J'ai pris tout ce qu'il faut. »
« Pour mes études, maintenant, c'est trop tard parce que j'y ai renoncé. Si ça ne réussit pas, je reviendrai à la maison. Moi, mon bonheur, c'est l'aventure. Il n'y a pas de danger. J'ai emporté deux cachets d'aspirine des usines du Rhône. Ne vous affolez pas. Ensuite, je ne serai pas tout seul. Une personne que vous ne connaissez pas va venir m'apporter du pain et me tenir compagnie pendant les tempêtes. Ne me cherchez pas. Je suis introuvable. »
« Occupe-toi de la santé de maman, je penserai à elle tous les soirs. Au contraire, tu peux être fier, parce que pour se faire ermite, il faut du courage, et moi j'en ai. » La preuve. « Quand vous reviendrez, vous ne me reconnaîtrez plus si je ne vous dis pas « C'est moi ». Paul va être un peu jaloux, mais ça ne fait rien. Embrassez-le bien fort pour son frère aîné. Je vous embrasse tendrement, et surtout ma chère maman, votre fils, Marcel, l'ermite des collines. »
J'allais ensuite chercher un vieux morceau de corde que j'avais remarqué dans l'herbe du puits de Boucan et je le cachais sous mon matelas. Je préparais enfin le fameux baluchon, un peu de linge, une paire de souliers, le couteau pointu, une hachette, une fourchette, une cuillère, un cahier, un crayon, une pelote de ficelle, une petite casserole, des clous et quelques vieux outils réformés.
Je cachais le tout sous mon lit, avec l'intention d'en faire un petit ballot au moyen de ma couverture, dès que tout le monde serait couché. Les deux musettes avaient été mises au repos dans une armoire. Je les remplis de divers comestibles. Des amandes sèches, des pruneaux, un peu de chocolat, que je réussis à extraire des paquets et ballots préparés pour le retour en ville. Le dernier dîner fut excellent et copieux, comme pour célébrer un heureux événement. Personne ne prononça un mot de regret.
Au contraire, ils paraissaient tous assez contents de rentrer dans la fourmilière. L'oncle Jules parla de son bureau. Mon père avoua qu'il espérait les palmes académiques pour la fin de l'année. Je vis bien qu'ils étaient déjà partis. Mais moi, je restais. Une petite pierre tinta sur la ferrure du volet. C'était le signal convenu. J'étais déjà tout habillé. J'ouvris lentement la fenêtre. Un chuchotement monta dans la nuit. « Tu y es ? »
Pour toute réponse, je fis descendre au bout d'une ficelle mon baluchon. Puis j'épinglais ma lettre d'adieu sur l'oreiller et j'attachai solidement la corde à l'espagnolette. À travers la cloison, j'envoyais un baiser à ma mère et je me laissais glisser jusqu'au sol. Lily était là, sous un olivier. Je le distinguais à peine. Il fit un pas en avant et dit à voix basse « Allons-y ! » Il reprit sur l'herbe un sac assez lourd qu'il chargea sur son épaule d'un tour de rein. « C'est des pommes de terre, des carottes et des pièges, » dit-il.
« Moi, j'ai du pain, du sucre, du chocolat et de bananes. Marche, nous parlerons plus loin. » En silence, nous montâmes la côte jusqu'au petit œil. Je respirais avec délice l'air frais de la nuit et je pensais, sans la moindre inquiétude, à ma nouvelle vie qui commençait. Nous prîmes, une fois de plus, le chemin qui montait vers le Taoumé. La nuit était calme, mais étroite. Pas une étoile au ciel. J'avais froid.
Les insectes chanteurs de l'été, le petit peuple des vacances, ne faisaient plus vibrer le silence triste de l'invisible automne. Mais un chat huant miaulait au loin et une chouette lançait ses appels de flûte que répétait fidèlement l'écho mélancolique de Rapon. Nous marchions vite, comme il convient à des évadés. Après une demi-heure de marche, nous arrivâmes devant le jas de Baptiste et sur la large pierre du seuil, nous allâmes nous asseoir un moment. Lily parla le premier. « Je croyais que tu ne le ferais pas. »
« Et quoi donc ? De rester dans la colline ? » « Je croyais que tu l'avais dit comme ça, mais que finalement, je me levais, blessé dans mon orgueil. » « Alors, tu me prends pour une fille, qui change d'idée à tout moment ? » « Tu crois que je parle pour ne rien dire ? » « Eh bien, tu apprendras que quand j'ai décidé quelque chose, je le fais toujours. » Je repris ma route d'un pas assuré. Il se leva, remit le cou du sac sur son épaule et se hâta pour me rattraper. Il passa devant moi, s'arrêta, me regarda une seconde et dit avec émotion...
« Tu es formidable. » Je pris aussitôt l'air formidable, mais je ne répondis rien. Il me regardait toujours et dit encore « Il n'y en a pas deux comme toi. » Enfin, il me tourna le dos et reprit la marche en avant. Cependant, dix pas plus loin, il s'arrêta de nouveau et sans se retourner, il dit encore « Il n'y a pas à dire. Tu es formidable. » Cette admiration stupéfaite qui flattait ma vanité me parut soudain très inquiétante et il me fallut faire un effort pour rester formidable.
À présent, nous étions presque sous le Taoumé et je voyais nettement le contour de la barre qui surplombait le passage souterrain où j'allais vivre la grande aventure. Lily s'arrêta soudain. « Il y a une chose que nous avons oubliée. » Sa voix disait une grande inquiétude. « Et laquelle ? » Il me montra du doigt la barre et prononça ce mot mystérieux. « Libou. » « Qu'est-ce que tu veux dire ? » « Le gros hibou. » « Quoi ? »
Il s'énerva et dit avec force. « Celui qui a voulu nous crever les yeux ? Le grand duc ? Il habite dans le plafond, il a sûrement sa femelle. Nous en avons vu qu'un, mais je te parie douze pièges qu'il y en a deux. » C'était une nouvelle terrifiante. On a beau être formidable, il y a des moments où le destin nous trahit. Deux gros hiboux. Je les vis voler autour de ma tête, leurs becs jaunes ouverts sur des langues noires, les yeux glauques, la serre crochue. Je fermais les yeux de toutes mes forces et je respirais profondément.
Non, non, ce n'était pas possible. Il valait mieux la classe de M. Besson, avec les carrés, les losanges et les devoirs du citoyen. Lili répétait « Il y en a sûrement deux. » Alors, je fus d'autant plus formidable que j'étais décidé à battre en retraite quand le moment serait venu. Je lui répondis froidement « Nous aussi, nous sommes deux. Est-ce que tu aurais peur par hasard ? » « Oui, oui, j'ai peur. Toi, tu ne te rends pas compte d'une chose. Libou, nous l'avons vu le jour. C'est pour ça qu'il n'a pas bougé. »
« Mais la nuit, ça, c'est son affaire. Pendant que tu dormiras, ils viendront te crever les yeux. Un gros hibou, la nuit, c'est pire qu'un aigle. » Je pensais qu'en exagérant mon courage, il refuserait de me suivre. Je répondis gravement. « C'est pour ça que nous allons attendre le lever du jour et nous irons les attaquer. » Avec le couteau pointu au bout d'un bâton, moi je me charge d'expliquer à ses volailles que la grotte a changé de locataire. « Maintenant, assez de parlotte, préparons-nous. » Cependant, je ne bougeais pas. Il me regarda et se leva d'un seul élan.
« Tu as raison, » dit-il avec feu. « Après tout, c'est que des oiseaux. Il n'y a qu'à couper deux beaux cadres. Je taillerai le mien pointu-pointu et nous les embrancherons comme des poulets. » Je vis qu'il ne plaisantait pas et qu'il était bien décidé à l'attaque des gros hiboux. C'est lui qui était formidable et j'eus honte de m'en lâcher. Il fit quatre pas, ouvrit son couteau de berger, se baissa pour entrer dans le fourré et se mit à l'ouvrage. « On est prêt, » dit-il bientôt. « Mais il ne fait pas encore assez jour pour la bataille des hiboux. »
« Nous avons le temps de passer par la Fombreguette. On remplira tes bouteilles. » Je le suivis dans les lavandes trempées de rosée. La Fombreguette était sur la gauche du Taoumé, sous une petite barre. Un trou carré, grand comme une auge de maçon qui n'avait pas deux pans de profondeur. Lily coucha sous l'eau une bouteille vide. Le glouglou roucoula comme un pigeon ramié. « C'est ici que tu viendras boire. Elle ne sèche jamais et elle fait au moins dix litres par jour. J'eus une inspiration. »
que je cherchais d'ailleurs depuis un moment. Je pris une mine inquiète et je dis « 10 litres, tu es sûr ? » « Oh oui, et même peut-être 15. » Avec une stupeur indignée, je m'écriai « Et qu'est-ce que tu veux que je fasse avec 15 litres d'eau ? » « Tu ne vas quand même pas boire tout ça ? » « Non, mais pour me laver. » « Pour se laver ? Avec une poignée d'eau, ça suffit ? » Je ricanais. « Pour toi, peut-être. Mais moi, il faut que je me savonne du haut en bas. »
« Pourquoi tu es malade ? » « Non, mais il faut comprendre que je suis de la ville. Ça fait que je suis tout plein de microbes. Et les microbes, il faut s'en méfier. » « Qu'est-ce que c'est ? » « C'est des espèces de poux, mais si petits que tu ne peux pas les voir. Et alors, si je ne me savonne pas tous les jours, ils vont me grignoter petit à petit. Et un de ces quatre matins, tu me trouves mort dans la grotte et tu n'auras plus qu'à aller chercher une pioche pour m'enterrer. » Cette perspective déplorable consterna mon cher Lily. « Ça alors, dit-il, ça serait couillon. »
Avec une mauvaise foi ignoble, je l'attaquai aussitôt. Aussi, c'est de ta faute. Si tu ne m'avais pas garanti qu'à la Fond-Breguette, il y avait de l'eau tant qu'on en voulait, il parut désespéré. Mais moi, je ne savais pas. Moi, des microbes, je n'en ai pas. Allons, allons, ne cherche pas d'excuses. C'est raté. Mais c'est bien raté. C'est une catastrophe. Mais enfin, tu ne l'as pas fait exprès. C'est le destin. C'était écrit. Appuyé sur ma lance, je dis solennellement « Adieu ».
« Je suis vaincu. Je rentre chez moi. » Alors je laissai tomber mon front sur mes bras, dans l'attitude d'un guerrier accablé. L'effet de cette manœuvre fut immédiat. Lily me prit dans ses bras. « Ne pleure pas. Ne pleure pas. » Je ricanai. « Moi ? Pleurer ? Non, je n'ai pas envie de pleurer. J'ai envie de mordre. Enfin, n'en parlons plus. Maintenant, marchons vite. Avant qu'ils aient vu ta lettre, je suis sûr qu'ils sont encore couchés. »
Je le suivis sans m'oudir, mais en poussant de temps à autre un grand soupir désespéré. La maison semblait noire et morte. Lily me fit la courte échelle et je pus atteindre la corde qui devait révéler mon départ et qui assura mon retour. Puis il me fit passer mon baluchon. Plus haut que les dernières brumes, une alouette chanta soudain. Le jour se levait sur ma défaite. Ma lettre d'adieu était toujours à sa place.
Je tirai l'épingle, je déchirai le papier en mille petits morceaux et je les lançai en deux ou trois pincées par la fenêtre que je refermai sans bruit. Je me couchai honteux et glacé. J'avais eu peur, je n'étais qu'un lâche, un cœur de secouot. J'avais menti à mes parents, j'avais menti à mon ami, je m'étais menti à moi-même. En vain, je cherchai des excuses, je sentis que j'allais pleurer. Alors sur mon menton tremblant, je tirai l'épaisse couverture et je m'enfuis dans le sommeil.
Le lendemain matin, nous partîmes sous la pluie dans nos pèlerines. Lily, sous un sac, voulut absolument nous accompagner. De petits ruisseaux coulaient dans les ornières, tous les bruits étaient amortis, nous ne rencontrâmes personne. Au pied du village, devant le portail vert, l'omnibus attendait. Nous fîmes nos adieux à Lily sous les yeux des voyageurs. « Nous reviendrons pour la Noël, pour le Mardi Gras et pour Pâques, » dit mon père. « Allons, ne pleurnichez pas devant tout le monde. »
« Et serrez-vous la main, comme deux chasseurs que vous êtes. » « Au revoir, petit Lily. » Le cocher souffla dans sa corne sur un ton impérieux et fit claquer son fouet deux fois. Nous partîmes au petit trou. Le cou rentrait dans les épaules comme ramassé sur moi-même. Je mordillais un brin de menthe. Ma main, dans ma poche, serrait un piège qui n'avait plus sa valeur meurtrière, mais qui devenait un objet sacré, une relique, une promesse.
Au loin se dressait, éternelle, la masse bleue du Taoumé bien-aimé qui dominait le cercle des collines à travers le flou de la pluie. Je pensais au tapis de teint de la Pont-de-Ranne, aux térébintes pleines d'oiseaux, à la pierre de la musique, à la douce lavande du gravier des Garigues. On m'emportait de ma patrie et de douces gouttes de pluie pleuraient pour moi sur mon visage. Je ne partais pas vers un but avec ma poitrine et mon front.
Solitaire, dans un désespoir incommunicable, au son cadencé des sabots, je m'enfonçais dans l'avenir à reculons, comme la reine Bruneau, traînée longuement sur les pierres, ses cheveux blonds tressés à la queue d'un cheval. Le château de ma mère, de Marcel Pagnol. Extrait lu par Hervé Pierre. Deuxième épisode. Conseillère littéraire, Emmanuelle Chevrière. Prise de son, montage et mixage, Claire Levasseur, Antoine Viosa.
Assistante à la réalisation Claire Chéneau. Réalisation Juliette Eman. Remerciements à Antoine Vuillose, documentaliste musical. France Culture remercie l'Eau des collines, édition de La Treille et les éditions Grasset et Fasquel.