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"Le Château de ma mère" de Marcel Pagnol 3/5 : Noël aux Bellons

2025/3/17
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Le Feuilleton

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Shownotes Transcript

France Culture. Il y a une chose remarquable, quand on vieillit, on perd la mémoire. Mais ça ne veut pas dire qu'on perd les souvenirs. Au contraire, on perd la capacité d'acquérir de nouveaux souvenirs. Mais ceux qui sont inscrits, ils sont bien plus proches que jamais. Le château de ma mère, de Marcel Pagnol. Extrait lu par Hervé Pierre.

Choix des extraits et réalisation, Juliette Eman. Troisième épisode.

Je retrouvais sans aucune joie la grande école. Les platanes de la cour commençaient à perdre leurs feuilles jaunies et chaque matin, le concierge les brûlait en petits tas au pied du grand mur gris. Par la fenêtre de la classe, je voyais au lieu de pinède une triste rangée de portes de cabinet. Je fis mon entrée en quatrième primaire dans la classe de M. Besson.

En classe, quand du bout d'une longue règle, il suivait sur la carte murale les méandres d'un fleuvi d'utile, le grand figuier du jas de Baptiste surgissait lentement du mur. Au-dessus de la masse des feuilles vernis s'élançait la haute branche morte et au bout, tout au bout, blanche et noire, une pie. Alors, une douleur très douce élargissait mon cœur d'enfant. Et pendant que la voix lointaine récitait des noms d'affluents, j'essayais de mesurer l'éternité qui me séparait de la Noël.

Je comptais les jours, puis les heures, puis j'en retranchais le temps du sommeil, et par la fenêtre, à travers la brume légère du matin d'hiver, je regardais la pendule de l'école. Sa grande aiguille avançait par saccades, et je voyais tomber les petites minutes comme des fourmis décapitées. Les trente-deux derniers jours du trimestre, allongés par la pluie et par le vent d'automne, me semblèrent interminables, mais la patience de la pendule en vint à bout. Un soir de décembre...

En sortant de l'école, je reçus un grand coup au cœur en entrant dans la salle à manger. Dans une valise en carton, ma mère entassait des lainages. Sur la table, que la lampe de la suspension illuminait à toute mèche, les pièces démontées du fusil de mon père s'étalaient autour d'une soucoupe pleine d'huile. Je savais que nous devions partir dans six jours, mais je m'étais toujours efforcé de ne pas imaginer ce départ afin de garder mon sang-froid.

La vue de ces préparatifs, de cette activité qui faisait déjà partie des vacances, me causa une émotion si forte que des larmes montèrent à mes yeux. Je posais mon cartable sur une chaise et je courus m'enfermer dans les cabinets pour y pleurer en riant tout à mon aise. J'en sortis au bout de cinq minutes, un peu calmé mais le cœur battant. D'une voix un peu étranglée, je demandais « Nous partirons même s'il pleut ? » « Nous avons neuf jours de vacances, » dit mon père, « et même s'il pleut, nous partirons. »

« Et si c'est le tonnerre ? » dit Paul. « Il n'y a jamais de tonnerre en hiver. » « Pourquoi ? » mon père répondit catégoriquement. « Parce que. Mais naturellement, si la pluie est trop forte, nous attendrons le lendemain matin. Et si c'est une pluie ordinaire ? » « Alors, » dit mon père, « on se fera bien mince, on marchera vite, en fermant les yeux et nous passerons entre les gouttes. »

Le matin du vendredi, mon père alla faire sa dernière surveillance à l'école où ce qui restait d'élèves battait la semelle dans la cour agrandie. Depuis quelques jours, le froid était vif, mais notre mère avait déjoué par avance l'agression subite de l'hiver. Elle nous en sacha l'un après l'autre dans plusieurs caleçons, tricots, combinaisons, blouses et blousons superposés. Et sous les passe-montagnes à oreilles, nous avions l'air de chasseurs de phoques. À 11 heures, mon père arriva.

Il avait déjà mis, pour l'admiration de ses collègues, une veste de chasse toute neuve, plus simple que celle de l'oncle Jules, car elle avait moins de poche, mais plus belle, parce qu'elle était d'un gris bleuté qui faisait ressortir les boutons de cuivre ornés d'une tête de chien. Après un déjeuner de pure forme, chacun prépara ses paquets.

Ma mère avait prévu qu'au village, l'été fini, le boulanger, tabac, épicerie, mercerie, comestible, ne pourrait nous fournir rien d'autre que le pain, la farine, la moutarde, le sel et quelques pois chiches. C'est pourquoi nous emportâmes des provisions assez importantes. Ces richesses, qui comprenaient un saucisson de grand luxe, puisqu'il était entier et qu'il portait une ceinture d'or, étaient enfermées dans des carrés d'étoffes, nouées par leurs quatre coins. Mais ce n'était pas tout.

Comme la fortune de la famille ne nous avait jamais permis de posséder deux exemplaires de chaque ustensile, il n'en restait aucun à la Bastide-Neuve. Mon père avait donc entassé dans un vaste sac tyrolien le matériel indispensable. Les casseroles, la passoire, la poêle à frire, la poêle à marron, l'entonnoir, la râpe à fromage, la cafetière et son moulin, la cocotte, les gobelets, les cuillères et les fourchettes.

Le tout fut noyé sous un flot de marrons qui devait remplir les vides et assurer le silence de la ferblanterie. Ce fret fut arrimé sur le dos de mon père et ce fut le départ pour la gare de l'Est. Cette gare n'était rien d'autre que le terminus souterrain d'un tramway et son nom même était une galéjade. L'Est, en la circonstance, ce n'était pas la Chine, ni l'Asie mineure, ni même Toulon. C'était Aubagne, où s'arrêtaient modestement les rails de l'Est sous des platanes occidentaux.

Annoncé par le grincement de roues dans les courbes, le tram clignotant surgit de la nuit et s'arrêta juste devant nous. Un employé à casquette ouvrit le portillon et la ruée nous emporta. Ma mère, mue par deux magnifiques comères, se trouva assise en bonne place sans avoir rien fait pour le mériter. Nous autres hommes nous restâmes debout sur la plateforme arrière à cause du volume de nos paquets.

Après un quart d'heure de grincement et de chaos, nous sortîmes des entrailles de la terre, juste au début du boulevard Chave, à 300 mètres à peine de notre point de départ. Le voyage à l'air libre fut plaisant et rapide, et je fus bien surpris quand je vis que mon père se préparait à quitter la machine. Je n'avais pas reconnu la barrasse. Sous un petit soleil d'hiver, qui était pâle et tondu comme un moine, nous retrouvâmes le chemin des vacances. Il était grandement élargi.

Décembre, cantonnier nocturne, avait brûlé les herbes folles et dégagé le pied des murs. La molle poussière de l'été, cette farine minérale dont un seul coup de pied bien placé pouvait soulever de si beaux nuages, était maintenant pétrifiée, et le haut relief des ornières durcies se brisait en mode sous nos pas. À la crête des murs, les figuiers amégris dressaient les branches de leurs squelettes, et les clématites pendaient comme de noirs bouts de ficelle.

Ni cigale, ni sauterelle, ni larmeuse. Pas un son, pas un mouvement. Seuls, les oliviers des vacances avaient gardé toutes leurs feuilles, mais je vis bien qu'ils frissonnaient et qu'ils n'avaient pas envie de parler. Pourtant, nous n'avions pas froid, grâce à nos équipements et au poids de nos paquets, et nous marchions d'un bon pas sur cette route nouvelle. Sans nous arrêter, nous goûtâmes de grand appétit et le voyage en fut raccourci. Mais comme je commençais à distinguer là-haut le cône de la Grande Tête Rouge

Le soleil disparut tout à coup, non pas dans un couchant de gloire triomphale sur des strates de pourpre et d'écarlate, mais par une sorte de glissade furtive et peut-être involontaire, sous des nuages gris sans forme et sans relief. La lumière baissa, le ciel cotonneux descendit et se posa comme un couvercle sur la crête des collines dont le golfe nous entourait déjà. Tout en cheminant, je pensais à mon cher Lily. Où était-il ?

Nous ne serions pas à la villa avant la tombée de la nuit. Peut-être allions-nous le trouver à la Bastide-Neuve, assis sur la pierre du seuil, près d'une musette pleine de grives, ou peut-être était-il en route pour venir à ma rencontre ? Je n'osais guère l'espérer, à cause de l'heure et du froid, car dans le crépuscule violet, une poussière d'eau glacée s'était mise à tomber lentement. C'est alors qu'à travers cette bruine, je vis briller la petite flamme du premier réverbère à pétrole. Au pied de la côte, il annonçait le village.

Dans le rond de lumière jaune qui tremblotait sur la route mouillée, je distinguais une ombre sous un capuchon. Je courus vers lui, il courut vers moi. Je m'arrêtais à deux pas, il s'arrêta lui aussi. Et comme un homme, me tendit la main. Je la serrai virilement sans dire un mot. Il était rouge de plaisir et d'émotion. Je devais l'être plus que lui. « Tu nous attendais ? » « Non, » dit-il. « J'étais venu pour voir Durbeck. » Il me montra le portail vert. « Pourquoi faire ? »

« Il m'avait promis des aludes. Il y en a plein dans un saule, juste au bord de son pré. Il t'en a donné ? » « Non, il n'était pas chez lui. Alors j'ai un peu attendu pour voir s'il ne revenait pas. Je crois qu'il est allé au camoin. » Mais à ce moment, le portail s'ouvrit et un petit mulet en sortit. Il traînait une carriole aux lanternes allumées et c'était Durbeck qui tenait les rênes. Au passage, il nous cria « Salut ! Bonjour la compagnie ! »

Lily devint tout rouge et courut brusquement vers ma mère pour la décharger de ses paquets. Alors je ne posais plus de questions. J'étais heureux parce que je savais qu'il m'avait menti. Oui, il était venu m'attendre dans la grisaille de la Noël, sous cette fine pluie froide dont les gouttes brillantes restaient accrochées à ses longs cils. Il était descendu des bélons, mon petit frère des collines.

Il était là depuis des heures. Il y serait resté jusqu'à l'épaisseur de la nuit, avec l'espoir de voir paraître, au tournant de la route luisante, le capuchon pointu de son ami. La première journée, celle de la Noël, ne fut pas une vraie journée de chasse. Il fallut aider ma mère à mettre en ordre la maison, clouer des bourrelets aux fenêtres qui soufflaient des musiques glacées, et ramener de la pinette voisine une grande récolte de bois morts.

Cependant, malgré tant d'occupation, nous trouvâmes le temps de placer quelques pièges au pied des oliviers dans la baouko gelée mais constellée d'olives noires. Lily avait réussi à conserver des aludes dans une petite caisse où elle se nourrissait de papier buvard. Servies au milieu des olives, elles séduisirent une douzaine de grives qui tombèrent de branches en broches pour compléter le repas de Noël qui eut lieu le soir même car nous fîmes le grand souper et les treize desserts devant un brasier pétillant. Lily

Notre invité d'honneur observa tous mes gestes et s'efforça d'imiter le gentleman qu'il croyait que j'étais. Ce fut une soirée mémorable. Je n'en avais jamais vécu d'aussi longue. Je me gavais de dates, de fruits confits et de crèmes fouettées. Je fus si bien secondé par Lily que vers minuit je constatai qu'il respirait par saccade et qu'il gardait la bouche ouverte pendant des minutes entières. Par trois fois, ma mère nous proposa le sommeil.

Par trois fois nous refusâmes, car il restait encore des raisins secs que nous croquâmes sans plaisir véritable, mais à cause du luxe qu'ils représentaient. Vers une heure du matin, mon père déclara que ses enfants allaient éclater et se leva. Mais à ce moment même, je crus entendre au loin les cris de souris de la bicyclette de l'oncle Jules. Cependant, il était une heure du matin, et il gelait à pierre fendre. Sa venue me parut tout à fait improbable.

Et je croyais avoir rêvé lorsque ma mère tendit l'oreille et dit, surprise, « Joseph, voilà Jules. Est-ce qu'il serait arrivé quelque chose ? » Mon père écouta à son tour. Les crissements se rapprochaient. « C'est lui, » dit-il, « mais sois sans inquiétude. S'il était arrivé quelque chose, il ne serait pas venu jusqu'ici. » Il se leva et ouvrit la porte toute grande. Nous distinguâmes la silhouette d'un ours énorme qui débouclait les courroies du porte-bagages.

L'oncle fit son entrée dans un par-dessus de fourrure à long poil que complétait un cachet à quatre tours et il posa un gros paquet sur la table en disant « Joyeux Noël ! » tandis qu'il déroulait son cachet. J'ouvris aussitôt le paquet. Encore des jouets, encore des pièges, un gros sac de marron glacé et une bouteille de liqueur. Mon père fronça le sourcil. Puis il examina l'étiquette qui brillait de plusieurs couleurs et parure assez rainée.

Voilà, dit-il, une liqueur honnête. C'est du vin, oui, mais du vin cuit, c'est-à-dire qu'en le faisant bouillir, on l'a débarrassé de son alcool. Il nous en versa deux doigts à chacun et la fête continua tandis que ma mère emportait Paul endormi. « Nous sommes heureux de votre venue, dit mon père, mais nous ne vous attendions pas. Vous avez donc abandonné Rose et le bébé ?

« Mon cher Joseph, » dit l'oncle, « je ne pouvais pas les conduire à la messe de minuit, à laquelle je n'ai jamais manqué d'assister depuis mon enfance. Et d'autre part, il n'eût pas été raisonnable de rentrer à la maison vers une heure du matin en prenant le risque de les réveiller. J'ai donc choisi d'entendre la messe de Noël dans l'église de la Treille et de monter célébrer avec vous la naissance du Sauveur. Heureux Noël, mon cher Joseph ! » Il lui saisit l'épaule dans sa grosse main et l'embrassa sur les deux joues. Les enfants ne connaissent guère la vraie amitié.

Ils n'ont que des copains ou des complices, échangés d'amis en changeant d'école ou de classe, ou même de banc. Ce soir-là, ce soir de Noël, je ressentis une émotion nouvelle. La flamme du feu tressaillit et je vis s'envoler dans la fumée légère un oiseau bleu à tête d'or. Ces huit jours de Noël filèrent comme un rêve. Mais rien ne fut pareil aux grandes vacances. Nous étions dans un autre pays. Le matin, à six heures, il faisait encore nuit.

Je me levais en grelottant et je descendais allumer le grand feu de bois. Puis, je préparais le café que j'avais moulu la veille pour ne pas éveiller ma mère. Pendant ce temps, mon père se rasait. Au bout d'un moment, on entendait grincer au loin la bicyclette de l'oncle Jules, ponctuelle comme un train de banlieue. Son nez était rouge comme une fraise, il avait de tout petits glaçons dans sa moustache et il frottait vigoureusement ses mains l'une contre l'autre comme un homme très satisfait. Nous déjeunions devant le feu en parlant à voix basse.

Puis, la course de Lily résonnait sur la route d'Ursy. Je versais une bonne tasse de café, qu'il refusait d'abord en disant « Je l'ai déjà bu », ce qui n'était pas vrai. Ensuite, nous partions tous les quatre avant le lever du jour. Dans le ciel de velours violet, les étoiles brillaient innombrables. Ce n'étaient plus les douze étoiles de l'été. Elles scintillaient durement, claires et froides, cristallisées par le gel de la nuit. Pas un bruit, pas un murmure.

et dans le silence glacé nos pas sonnaient sur les dures pierres de Noël. Les perdries étaient devenues méfiantes et la sensibilité nouvelle des échos les protégeait de nos approches. Cependant, les chasseurs tuèrent quatre lièvres, quelques bécasses et bon nombre de lapins. Quant à nos pièges, ils nous donnèrent si régulièrement des grives et des alouettes que ce triomphe quotidien finit par manquer d'imprévus. Nous rentrions de la chasse à la tombée de la nuit.

Installés à plat ventre devant le grand feu de bois résineux, nous faisions des parties de dames, de dominos, de jeux de lois, pendant que mon père jouait de la flûte et parfois le loto réunissait toute la famille. À partir de six heures et demie, la broche tournait et la graisse rousse des grives fondantes attendrissait d'épaisses rôties de pain de campagne. Grandes et belles journées, qui me semblaient immenses le matin, mais qui me parurent si courtes quand sonna l'heure du départ.

Le dernier soir, en bouclant les bagages, comme ma mère me voyait tout triste, elle dit « Joseph, il faut monter ici tous les samedis. Quand nous aurons le tramway, dit mon père, ce sera peut-être possible, mais pour le moment, quand nous aurons le tramway, les enfants porteront des moustaches. Regarde-les. Jamais ils n'ont eu si bonne mine et moi, je n'ai jamais mangé d'aussi bon cœur. »

« Je le vois bien, » dit mon père pensif. « Mais le voyage dure quatre heures. Nous arriverions ici le samedi à huit heures du soir et il faudrait repartir le dimanche après-midi. » « Pourquoi pas le lundi matin ? » « Parce qu'il faut que je sois à l'école à huit heures précises, tu le sais bien. » « Moi, j'ai une idée, » dit ma mère. « Et laquelle ? » « Tu verras. » Mon père fut surpris. Il réfléchit un instant et dit « Je sais à quoi tu penses. » « Non, » dit ma mère, « tu ne le sais pas. Mais ne me pose plus de questions, c'est mon secret. »

« Et tu ne le sauras que si je réussis. » « Bien, » dit mon père, « nous attendrons. » Son idée n'était pas mauvaise. Elle rencontrait souvent au marché la femme de M. le directeur. C'était une grande belle personne qui portait un sautoir en or et une montre en or dans sa ceinture de soie plissée. Ma mère, timide et menue, la saluait discrètement de loin.

Mais comme pour ses enfants elle était capable de tout, elle commença par accentuer son salut, se rapprocha peu à peu et finit par frôler la main de Madame la directrice dans un panier de pommes de terre. Deux jours après, elles faisaient leur marché ensemble et la semaine suivante, Madame la directrice l'invita à venir boire chez elle une tisane anglaise qu'on appelait du thé. Joseph ignorait tout de cette conquête et il fut bien surpris quand il lut sur le tableau de service une décision de Monsieur le directeur.

Ce chef tout-puissant avait décrété, par une fantaisie subite, que mon père serait désormais chargé de la surveillance du jeudi matin, mais qu'en échange, les professeurs de chant et de gymnastique se chargeraient de ses élèves le lundi matin, ce qui lui donnait sa liberté jusqu'à une heure et demie. Alors se posèrent pour lui deux problèmes. D'abord, devait-il remercier son chef ? Il déclara à table qu'il ne le ferait pas.

« Parce que ce serait reconnaître que monsieur le directeur avait bouleversé l'emploi du temps d'une école publique pour la commodité d'un maître. » « Et pourtant, » disait-il perplexe, « il faudrait tout de même trouver quelque chose. » « Rassure-toi, j'y ai pensé, » dit ma mère en souriant. « Que comptes-tu faire ? » « J'ai envoyé un beau bouquet de roses à madame la directrice. » « Oh, oh ! » dit-il surpris. « Je ne sais pas si ce geste ne paraîtra pas trop familier ou peut-être trop prétentieux. » « Évidemment, elle a l'air très sympathique. »

« Mais je me demande comment elle va prendre la chose. » « Elle l'a très bien prise. » « Elle m'a même dit que j'étais un amour. » Il ouvrit de grands yeux. « Tu lui as parlé ? » « Bien sûr ! » dit ma mère en riant. « Nous faisons notre marché ensemble tous les jours. » « Et elle m'appelle Augustine. » Alors mon père ôta ses lunettes, les frotta vivement avec le bord de la nappe et les remit sur son nez pour la regarder avec stupeur. Et ce fut là son second problème. Il fallut tout lui raconter par le menu depuis le panier de pommes de terre.

À la fin, il secoua la tête en silence plusieurs fois. Puis, devant toute la famille, il dit, avec une admiration scandalisée, « Elle a le génie de l'intrigue ! » C'est ainsi que presque tous les samedis, à partir du mardi gras, nous pûmes monter aux collines. La boue de février clapota et gicla sous nos pieds. Puis, au mois d'avril, de hautes verdures jaillirent à la crête des murs et vinrent par endroits croiser leurs arceaux au-dessus de nos têtes.

La promenade était très belle, mais vraiment, elle était bien longue. Avec notre chargement habituel et les courtes haltes à l'ombre, le voyage durait quatre heures. Lorsque nous arrivions enfin devant la villa, nous étions exténués. Ma mère surtout, qui portait parfois dans ses bras la petite sœur endormie, paraissait à bout de force. C'est à cause de sa pâleur et de ses yeux cernés qu'il m'est arrivé bien souvent de renoncer au beau dimanche des Garic. Je me plaignais d'un point de côté ou d'un horrible mal à la tête et j'allais me coucher tout à coup.

Mais quand j'avais les yeux fermés, dans la nuit de ma petite chambre, la chère Colline venait à moi et je m'endormais sous un olivier dans le parfum des lavandes perdues. Par un beau samedi d'avril, notre caravane, vers 5 heures, cheminait, fatiguée mais joyeuse, entre les deux murs de pierres dorées. À 30 mètres devant nous, une petite porte s'ouvrit. Un homme en sortit et referma la porte à clé. Comme nous arrivions à sa hauteur, il regarda soudain mon père et s'écria

« Monsieur Joseph ! » Il portait un uniforme sombre à boutons de cuivre et une casquette pareille à celle des hommes des chemins de fer. Il avait une petite moustache noire et de gros yeux marrons qui brillaient de plaisir. Mon père le regarda à son tour, se mit à rire et dit « Bouzigue, qu'est-ce que tu fais là ? » « Moi, je fais mon travail, monsieur Joseph. Je suis piqueur au canal. Et c'est grâce à vous, je peux le dire. Vous vous en êtes donné du mal pour mon certificat d'études. »

« Je suis piqueur depuis sept ans. » « Piqueur ? Et qu'est-ce que tu piques ? » « Ah ! » dit Bouzigue triomphal. « Enfin, c'est moi qui vais vous apprendre quelque chose. » « Piqueur, ça veut dire que je surveille le canal. » « Avec une pique ? » demanda Paul. « Mais non ! » dit Bouzigue en clignant de l'œil inexplicablement. « Avec une grande clé à thé. » Il la montra suspendue à sa ceinture. « Et ce petit carnet noir ? »

J'ouvre et je ferme les prises, j'en contrôle le débit. Si je vois une fente dans la berge ou un dépôt de vase ou un petit pont qui devient faible des reins, je le note et le soir je fais mon rapport. Si je vois flotter un chien crevé, je le repêche. Et si je surprends des gens qui jettent leurs eaux sales ou qui se baignent dans le canal, je leur dresse procès verbal. « Hé hé ! » dit mon père. « Tu es un personnage officiel. »

Bouzigue fit un nouveau clin d'œil et un petit rire satisfait. « Mais où est-ce que vous allez comme ça avec tout ce chargement ? » « Ma foi, » dit mon père avec une certaine fierté, « nous montons à notre maison de campagne pour y passer le dimanche. » « Oh oh ! » dit Bouzigue ravi. « Vous avez fait fortune ? » « Pas exactement, » dit mon père. « Mais il est vrai que je suis maintenant en quatrième classe et que mes appointements ont sensiblement augmenté. » « Tant mieux ! Ça, ça me fait vraiment plaisir. Allez-y ! »

« Donnez-moi quelques paquets, je vais vous accompagner. » Il me prit des mains le sac, les trois kilos de savon et délaista mon frère de la besace qui contenait le sucre et les nouilles. « Tu es bien gentil, Bouzigue, » dit mon père, « mais tu ne sais pas que nous allons très loin. » « Je parie que vous allez jusqu'aux Acates, hein ? » « Plus loin. » « Alors qu'à moins ? » « Plus loin. » Bouzigue ouvrit des yeux énormes. « Vous n'allez pas dire que vous allez à la treille. » « Nous traversons le village, » dit mon père, « mais nous allons encore plus loin. »

« Mais après la treille, il n'y a plus rien. » « Si, » dit mon père, « il y a les bélons. » « Eh ben, » dit Bouzigue consterné, « le canal n'y passe pas et n'y passera jamais. » « Où c'est que vous prenez l'eau ? » « Dans la citerne et dans le puits. » Bouzigue rejeta sa casquette en arrière pour mieux se gratter la tête et nous regarda tous les quatre. « Et où c'est que vous quittez le tramway ? » « À la barrasse. » « Pauvre de vous ! » Il fit un rapide calcul mental.

« Ça vous fait au moins huit kilomètres à pied. » « Neuf, » dit ma mère. « Et vous faites ça souvent ? » « Presque tous les samedis. » « Pauvre de vous, » répéta-t-il. « C'est évidemment un peu long, » dit mon père. « Mais quand on y est, on ne regrette pas sa peine. » « Moi, » dit Bouzigue solennellement, « ma peine, je la regrette toujours. » « Mais j'ai une idée. Aujourd'hui, vous ne ferez pas neuf kilomètres. »

« Vous allez venir avec moi et nous suivrons la berge du canal qui traverse en droite ligne toutes ses propriétés. Dans une demi-heure, nous serons au pied de la treille. » Il tira de sa poche une clé brillante, nous ramena près de la porte qu'il venait de fermer et l'ouvrit. « Allez, suivez-moi. » Il entra. Mais mon père s'arrêta sur le seuil. « Bousig, es-tu sûr que ce soit parfaitement légal ? Qu'est-ce que vous voulez dire ?

« C'est à cause de tes fonctions officielles que tu détiens cette clé et que tu as le droit de passer sur le terrain d'autrui. Mais crois-tu qu'il nous soit permis de te suivre ? » « Qui le saura ? » « Tu vois, puisque tu espères qu'on ne nous verra pas, c'est que tu reconnais ta culpabilité. » « Mais quel mal nous faisons ! J'ai rencontré mon instituteur et je suis tout fier de lui montrer l'endroit où je travaille. » « Ça pourrait te coûter cher. Si tes chefs le savaient... » Bouzigue cligna de l'œil deux ou trois fois, mystérieusement.

Puis il haussa deux fois les épaules, puis il secoua la tête avec un petit rire moqueur. Enfin, il parla. « Puisqu'il faut tout vous dire, je vais vous apprendre une bonne chose. S'il y avait le moindre accident, je me charge de tout arranger parce que ma sœur est mariée de la main gauche avec un conseiller général. »

Comme mon père paraissait encore hésitant, Bouzigue ajouta « Et en plus, c'est elle qui a fait nommer Bistagne, le sous-directeur du canal. Et si Bistagne me faisait la moindre critique, elle l'endormirait d'un coup de traversée. » J'en conçus aussitôt une grande admiration pour cette femme courageuse, capable d'abattre les ennemis de son frère sans toutefois les blesser. Mon père partagea sans doute mon sentiment, car nous suivîmes Bouzigue sur le terrain d'autrui.

Le château de ma mère, de Marcel Pagnol. Extrait lu par Hervé Pierre. Troisième épisode. Conseillère littéraire, Emmanuelle Chevrière. Prise de son, montage et mixage, Claire Levasseur, Antoine Viosa. Assistante à la réalisation, Claire Chénaud. Réalisation, Juliette Hénan.

Remerciements à Antoine Vuillose, documentaliste musical. France Culture remercie l'Eau des collines édition de La Treille et les éditions Grasset et Fasquel.