France Culture. Il y a une chose remarquable, quand on vieillit, on perd la mémoire. Mais ça ne veut pas dire qu'on perd les souvenirs. Au contraire, on perd la capacité d'acquérir de nouveaux souvenirs. Mais ceux qui sont inscrits, ils sont bien plus proches que jamais. Le château de ma mère, de Marcel Pagnol. Extrait lu par Hervé Pierre.
Choix des extraits et réalisation, Juliette Eman. Dans ses souvenirs, je ne dirai de moi ni mal ni bien. Ce n'est pas de moi que je parle, mais de l'enfant que je ne suis plus. C'est un petit personnage que j'ai connu et qui s'est fondu dans l'air du temps, à la manière des moineaux qui disparaissent sans laisser de squelette. Quatrième épisode. Quatrième épisode.
Le canal coulait en haut d'un petit remblai entre deux haies d'arbrisseaux et d'arbustes qui émergeaient d'une broussaille de romarin, de fenouil, de ciste et de clématis. Entre la berge et la haie fleurie, nous suivions en file indienne un étroit sentier. « Voilà mon canal ! » dit Bousig. « Qu'est-ce que vous en dites ? » « C'est bien joli ! » dit mon père. « Oui, c'est bien joli, mais ça commence à se faire vieux. » « Regardez-moi ces berges ! » « Ces fendillés du haut en bas ! »
« Ça nous fait perdre beaucoup d'eau parce que par endroits, c'est une passoire. » Comme nous arrivions près d'un petit pont, Bouzigue dit avec fierté. « Ici, c'est remis à neuf depuis l'an dernier. C'est moi qui l'ai fait refaire. » Avec du ciment sous-marin, mon père examina la berge qui paraissait toute neuve. Il y a pourtant une fissure. Bouzigue, brusquement inquiet, se pencha vers l'eau. « Où ça ? »
Mon père montra une très fine ligne grise qu'il gratta du bout de l'ongle. Des paillettes s'en détachèrent. Il les brisa entre ses doigts et les examina un instant. « Ce n'est pas du ciment sous-marin, dit-il. Et d'autre part, la proportion de sable est trop forte. » Bouzigue ouvrit des yeux tout ronds. « Quoi ? Vous en êtes sûr ? » « Absolument. Mon père était dans le bâtiment et je m'y connais assez bien. »
« Oh, oh ! » dit Bouzigue. « Je vais mettre ça dans mon rapport et on va sonner les cloches à l'entrepreneur qui a fait ça. » Il détacha un fragment de l'enduit, le plia dans une feuille de son carnet et se remit en marche. Nous traversâmes quatre propriétés immenses. Dans la première, des parterres de fleurs entouraient un château à tourelles. Autour des parterres, il y avait des vignes dévergées. « Ici, » dit Bouzigue, « c'est le château d'un noble. Il doit être malade parce qu'on ne le voit jamais. »
« Si cet aristocrate nous rencontrait chez lui, » dit mon père, « ça pourrait lui déplaire. Moi, je n'aime pas beaucoup les nobles. » « C'est un comte, » dit Bouzille. « On n'en dit pas de mal dans le quartier. » « C'est peut-être, » dit mon père, « parce qu'on ne le connaît pas. » « Mais il a sûrement quelques sbires à sa solde. » « Il a un fermier en garde. » « Le fermier est un bon vieux et le garde n'est pas jeune. » « C'est un géant. » « Je l'ai rencontré quelques fois, mais il ne me parle pas. » « Bonjour, bonsoir, et c'est tout. » Nous arrivâmes sans incident devant une seconde porte. »
Bouzigue fit jouer la serrure et nous vîmes une forêt vierge. « Ici, c'est le château de la Belle au bois dormant. Les volets sont toujours fermés, je n'y ai jamais vu personne. Vous pouvez chanter, vous pouvez crier, il n'y a aucun danger. » Mon frère Paul fut bouleversé par l'idée que la Belle au bois dormait derrière ces volets fermés et que, grâce à Bouzigue, nous étions les seuls à le savoir. Il y eut une autre clôture et une autre porte. Nous traversâmes les terres d'un troisième château.
« Celui-là, c'est celui du notaire. Regardez, c'est toujours fermé, sauf au mois d'août. Il n'y a qu'une famille de paysans. Je rencontre souvent le grand-père. C'est lui qui soigne ces beaux pruniers. Il est sourd comme un pot, mais il est bien gentil. » Puis Bousig ouvrit encore une porte. Elle était percée dans un mur de pierre taillée qui avait au moins quatre mètres de haut. La crête en était garnie de tessons tranchants qui donnaient une fâcheuse idée de la générosité du châtelain.
« Ce château-là, c'est le plus grand et le plus beau. » « Mais le propriétaire habite Paris et il n'y a jamais personne, que le garde. » « Tenez, regardez. » À travers la haie, nous vîmes deux hautes tours qui flanquaient la façade d'un château d'au moins dix étages. Toutes les fenêtres en étaient fermées, sauf quelques mansardes sous le toit d'ardoise. « Là-haut, » dit Bouzille, « c'est l'appartement du garde. » « C'est pour surveiller les maraudeurs qui viennent piller le verger. »
« En ce moment, dit mon père, il nous observe peut-être ? » « Je ne crois pas. Il regarde surtout le verger qui est de l'autre côté. » « C'est aussi ton ami ? » « Pas exactement. C'est un ancien adjudant. Ils n'ont pas toujours bon caractère. Celui-là est comme les autres. Mais il est toujours saoul comme la Pologne. Et il a une jambe raide. Si jamais il nous voyait, ça serait bien extraordinaire. Vous n'auriez qu'à prendre le pas gymnastique. Il serait bien incapable de vous rattraper, même avec son chien. »
Ma mère, inquiète, demanda. « Il a un chien ? » « Oui, » dit Bouzigue. « Ce chien est énorme. Mais il a au moins vingt ans et il est borgne et il peut à peine bouger. Il faut que son maître le traîne au bout d'une chaîne. Je vous assure qu'il n'y a aucun danger. Mais pour vous rassurer, je vais aller jeter un coup d'œil. » Resté derrière ce buisson, il y avait une longue brèche dans la haie protectrice. Bouzigue s'avança d'un pas délibéré et s'arrêta au beau milieu de l'espace dangereux.
Les mains dans les poches, la casquette rejetée en arrière, il regarda longuement le château, puis le verger. Nous attendions, groupés comme des moutons, à l'abri d'un arbousier. Ma mère était pâle et respirait vite. Mon frère Paul avait cessé de croquer le sucre qu'il dérobait dans son paquet. Mon père, le visage tendu en avant, regardait à travers les branches. Enfin, Bouzik dit « La voie est libre, amenez-vous, mais baissez-vous !
Mon père, courbé en deux et ses paquets frôlant le sol, s'avança le premier. Mon frère Paul se mit en équerre, comme le centenaire du village, et disparut littéralement dans l'herbe. Je passai à mon tour, serrant les nouilles sur mon cœur horizontal. Enfin, ma mère, peu habituée aux exercices gymnastiques, avança gauchement, la tête basse, les épaules rentrées, comme une somnambule au bord d'un toit. Malgré ses jupons et son corset à baleine, elle était bien mince.
Deux fois encore, il fallut répéter cette manœuvre. Enfin, nous arrivâmes au mur de clôture. Bouzigue ouvrit la petite porte et nous fûmes tout à coup en face du café des quatre saisons. Quelle joyeuse, quelle admirable surprise ! « Ce n'est pas possible ! » dit ma mère ravie. « C'est pourtant comme ça, » dit Bouzigue. « Nous avons coupé toute la boucle du chemin. » Mon père avait tiré de son gousset sa montre d'argent.
« Nous venons de faire en 24 minutes un parcours qui nous prend d'habitude 2h45. » « Je vous l'avais dit ! » s'écria Bouzigue. « Cette clé va plus vite qu'une automobile. Et maintenant, on va boire un bon coup. » Il pénétra audacieusement sur la terrasse du petit café dont les platanes avaient sorti leur première feuille. Le patron, un homme grand et fort, à l'épaisse moustache rousse, nous installa autour d'une table de fer et apporta une bouteille de vin blanc.
Cependant, ma mère s'extasiait encore sur la brièveté du voyage. « Eh bien, Madame Joseph, » dit Bouzigue avec un grand sourire, « vous allez me permettre de vous faire un cadeau. » Avec un clin d'œil malicieux, il tira de sa poche la clé d'argent. « Prenez-la, Madame Joseph, je vous la donne. » « Pour quoi faire ? » demanda mon père. « Pour gagner deux heures tous les samedis et encore deux heures le lundi matin. Prenez-la, j'en ai une autre. »
Il exhiba une seconde clé. Mais mon père secoua la tête de gauche à droite, lentement et trois fois de suite. « Non, dit-il, non, ce n'est pas possible. » « Et pourquoi ? » « Parce que je suis un fonctionnaire, moi aussi. Je vois d'ici la tête de monsieur l'inspecteur d'académie si on venait lui dire que l'un de ses instituteurs munis d'une fausse clé se promène en fraude sur le terrain d'autrui. Mais elle n'est pas fausse, c'est une clé de l'administration. Raison de plus, tu n'as pas le droit de t'en séparer. »
Bousique s'énerva. « Mais personne ne vous dira jamais rien. Vous avez vu comment ça s'est passé. J'aurais honte de m'introduire en secret chez les autres et dans un but strictement personnel pour mon intérêt privé. Il me semble que ce ne serait pas digne d'un maître d'école qui enseigne la morale aux enfants. Et si celui-ci... » Il mit la main sur mon épaule. « Si celui-ci voyait son père se glisser le long des broussailles comme un maraudeur, que penserait-il ? Je penserais, dis-je, que c'est plus court. »
« Et tu as raison, » dit Bouzigue. « Écoute, Joseph, » dit ma mère, « j'en connais beaucoup qui n'hésiteraient pas. Deux heures le samedi soir et deux heures le lundi matin, ça fait quatre heures de gagné. J'aime mieux marcher quatre heures de plus et conserver ma propre estime. Écoutez, » dit soudain Bouzigue, « j'ai une autre idée qui arrange tout. Je vais vous donner une casquette du canal. »
« Vous marcherez le premier et si quelqu'un vous voit de loin, vous n'aurez qu'à lui faire un petit bonjour avec la main et on ne vous demandera rien. » « Décidément, » dit mon père scandalisé, « tu as une mentalité de repris de justice. » « Une casquette du canal sur la tête d'un instituteur. » « Tu ne sais pas que ça pourrait finir en correctionnel ? » « Je te remercie de ton offre qui me prouve ta reconnaissance et ton amitié. » « Mais je suis forcé de la refuser. » « N'insiste pas. » « Tant pis, » dit Bouzigue. « C'est bien dommage. »
Il se versa un grand trait de vin blanc et poursuivit sur un ton désolé. « C'est bien dommage pour les petits et pour Mme Joseph. C'est bien dommage pour moi parce que je croyais vous rendre service. Et surtout, surtout, c'est bien dommage pour le canal. » « Pour le canal ? Que veux-tu dire ? » « Comment ? » s'écria Bouzille. « Mais alors vous ne vous rendez pas compte de l'importance de ce que vous m'avez dit sur le ciment sous-marin ?
« C'est vrai, » dit ma mère qui prit soudain un air technique. « Joseph, tu ne te rends pas compte ? » « Je dis ça comme ça, » dit mon père. « Mais je ne suis pas tout à fait sûr. » « Mais si, mais si, vous êtes sûr ! » « D'ailleurs, ce sera vérifié au laboratoire. » « Et vous n'êtes passé qu'une fois. » « Et vous n'avez pas bien regardé parce que vous étiez un peu inquiet. » « Mais si vous y passiez deux fois par semaine ! » « Oh là là ! » Il répéta ce « Oh là là ! » avec un enthousiasme rêveur.
« En somme, dit mon père pensif, tu supposes que ma collaboration clandestine et gratuite paierait en quelque sorte notre passage ? » « Dix fois, cent fois, mille fois ! » « Et moi, ajouta-t-il, si tous les lundis vous m'envoyez une petite note, un petit rapport, je le recopierai tout de suite, en y ajoutant quelques fautes d'orthographe, bien entendu, et je le soumettrai à mes chefs. »
« Est-ce que vous vous rendez compte de la situation que vous me feriez ? Un peu vous, un peu ma sœur, dans un an, je suis chef de section. » « Joseph, » dit ma mère, « avant de refuser, tu devrais réfléchir. » « C'est ce que je fais. Si nous pouvions arriver à la ville avant cette heure, ce serait tout à fait merveilleux. »
« Et puis, » dit-elle en s'adressant à Bouzigue, « quelle économie sur les souliers des enfants ? » « Ah, les souliers ! » dit Bouzigue. « Moi aussi, j'ai deux garçons, et les souliers, je sais ce que ça coûte. » Il y eut un assez long silence. « Il est évident, » dit enfin mon père, « que si je puis rendre service à la communauté, même d'une façon un peu irrégulière, et d'autre part si je puis t'aider... » « M'aider ! » s'écria Bouzigue. « C'est-à-dire que ça peut changer toute ma carrière ? »
« Je n'en suis pas sûr. Mais enfin, je vais y penser. » Il prit la clé et la regarda un instant. Enfin, il dit « Je ne sais pas encore si je m'en servirai. Nous verrons ça la semaine prochaine. » Mais il mit la clé dans sa poche. Il nous était maintenant possible d'aller aux collines tous les samedis, sans trop de fatigue. Notre vie en fut transformée. Ma mère reprenait des couleurs. Paul grandit d'un seul coup, comme un diable qui sort de sa boîte. Quant à moi, je bombais un torse aux côtes visibles, mais à la poitrine élargie.
Je mesurais souvent le tour de mes biceps avec le maître en toile cirée et l'énormité de ses muscles faisait l'admiration de Paul. Quant à mon père, il chantait tous les matins en se rasant avec une sorte de sabre devant un petit miroir brisé qu'il suspendait à l'espagnolette de la fenêtre. Il fredonnait dans l'escalier et même parfois dans la rue. Mais cette bonne humeur, qui durait toute la semaine, ne franchissait pas l'aube du samedi. Car dès son lever, il préparait son courage pour entrer dans l'illégalité.
Deux événements d'une grande importance marquèrent cette période. Par un beau samedi du mois de mai, quand les journées se font plus longues et quand les amandiers semblent chargés de neige, nous traversions, sans le moindre bruit, les terres du noble. Comme nous arrivions au beau milieu de la propriété, nos craintes s'amincirent, parce que la haie protectrice devenait plus épaisse.
Je marchais le premier, d'un pas léger, malgré le poids de l'eau de Javel, de la lessive et d'une chaise en pièces détachées que liait une ficelle. Des taches de soleil bougeaient sur l'eau paisible du canal. Sur mes talons, Paul chantonnait. Mais soudain, je restais figé, le cœur battant. À vingt mètres devant moi, une haute silhouette venait de sortir de la haie et d'un seul pas se planta au milieu du sentier. L'homme nous regardait venir.
Il était très grand, sa barbe était blanche. Il portait un feutre de mousquetaire, une longue veste de velours gris, et il s'appuyait sur une canne. J'entendis mon père qui disait, d'une voix blanche, « N'aie pas peur, avance ! » J'avançais bravement. En m'approchant du danger, je vis le visage de l'inconnu. Une large cicatrice rose, sortant de son chapeau, descendait se perdre dans sa barbe, touchant au passage le coin de son œil droit, dont la paupière fermée était plate.
Ce masque me fit une si forte impression que je m'arrêtais net. Mon père passa devant moi. Il tenait son chapeau dans une main, son carnet d'experts dans l'autre. « Bonjour, monsieur. » « Bonjour, » dit l'inconnu d'une voix grave et cuivrée. « Je vous attendais. » À ce moment, ma mère poussa une sorte de cri étouffé. Je suivis son regard et mon désarroi fut augmenté par la découverte d'un garde à boutons dorés qui était resté dans la haie.
Il était encore plus grand que son maître et son visage énorme était orné de deux paires de moustaches rousses, l'une sous le nez, l'autre dessus des yeux, qui étaient bleues et bordées de cils rouges. Il restait à trois pas du balafré et nous regardait avec une sorte de sourire cruel. « Je pense, monsieur, dit mon père, que j'ai l'honneur de parler au propriétaire de ce château. Je le suis, en effet, dit l'inconnu. »
« Et depuis plusieurs semaines, je vois de loin votre manège tous les samedis, malgré les précautions que vous prenez pour vous cacher. » « C'est-à-dire, commença mon père, que l'un de mes amis, piqueur du canal, je sais, » dit le noble. « Je ne suis pas venu plutôt interrompre votre passage parce qu'une attaque de gouttes m'a cloué trois mois sur ma chaise longue. » « J'ai donné l'ordre d'attacher les chiens le samedi soir et le lundi matin. » « Je ne compris pas tout de suite. »
Mon père avala sa salive, ma mère fit un pas en avant. « J'ai fait venir ce matin même le piqueur du canal qui s'appelle, je crois, Boutique Bouzigue, » dit mon père. « C'est mon ancien élève, car je suis instituteur public et je sais, » dit le vieillard, « ce boutique m'a tout dit. Le cabanon dans la colline, le tramway trop court, le chemin trop long, les enfants et les paquets. Et à ce propos, » dit-il en faisant un pas vers ma mère, « voilà une petite dame qui me paraît bien chargée. »
Il s'inclina devant elle comme un cavalier qui sollicite l'honneur d'une danse et ajouta « Voulez-vous me permettre ? » Sur quoi, avec une autorité souveraine, il lui prit des mains les deux grands mouchoirs noués. Puis, se tournant vers le garde, « Vladimir, prends les paquets des enfants. » En un clin d'œil, le géant réunit dans ses mains énormes les sacs, les musettes et le fagot qui représentait une chaise. Puis il nous tourna le dos et s'agenouilla soudain. « Grimpe ! » dit-il à Paul.
Avec une audace intrépide, Paul prit son élan, bondit, et se trouva juché sur l'encolure du tendre épouvantail qui partit aussitôt au galop avec un hennissement prodigieux. Ma mère avait les yeux pleins de larmes, et mon père ne pouvait dire un mot. « Allons, » dit le noble, « ne vous mettez pas en retard, monsieur, » dit enfin mon père, « je ne sais comment vous remercier, et je suis ému, vraiment ému. »
« Je le vois bien, » dit brusquement le vieillard, « et je suis charmé de cette fraîcheur de sentiment. Mais enfin, ce que je vous offre n'est pas bien grand. Vous passez chez moi fort modestement et sans rien gâter. Je ne m'y oppose pas. Il n'y a pas de quoi crier au miracle. » « Comment s'appelle cette jolie petite fille ? » Il s'approcha de la petite sœur que ma mère avait prise dans ses bras. Mais elle se mit à hurler et cacha son visage dans ses mains. « Allons, » dit ma mère, « fais une risette au monsieur. »
« Non, non ! » criait-elle. « Il est trop vilain, oh non ! » « Elle a raison, » dit le vieillard en riant, ce qui le rendit encore plus laid. « J'oublie facilement cette balafre. Passez devant, madame, je vous en prie, et dites-lui que c'est un chat qui m'a griffé. Elle en tirera au moins une leçon de prudence. » Il nous accompagna tout le long du sentier en parlant avec mon père. Je marchais devant eux et je voyais au loin la tête blonde du petit Paul.
Elle filait au-dessus de la haie et les boucles dorées flottaient au soleil. Quand nous arrivâmes à la porte de sortie, nous le trouvâmes assis sur nos paquets. Il croquait des pommes rainettes que le géant pelait pour lui. Il fallut prendre congé de nos bienfaiteurs. Le comte serra la main de mon père et lui donna sa carte en disant « Au cas où je serai absent, ceci vous servira de laisser passer pour le concierge. Il sera maintenant inutile de suivre les berges. »
« Je vous prie de sonner à la grille du parc et de traverser la propriété par l'allée centrale, elle est plus courte que le canal. » Puis, à ma grande surprise, il s'arrêta à deux pas de ma mère et la salua comme il eût fait pour une reine. Enfin, il s'approcha d'elle et, s'inclinant avec beaucoup de grâce et de dignité, il lui baisa la main. Elle lui répondit en esquissant une révérence de petite fille et elle courait, rougissante, se réfugier auprès de mon père, lorsqu'un trait d'or passa entre eux.
Paul s'élançait vers le vieux gentilhomme et, saisissant la grande main brune, il la baisa passionnément. À partir de cette mémorable journée, la traversée du premier château fut notre fête du samedi. Le concierge, un autre vieux briscard, nous ouvrait tout grand le portail. Vladimir surgissait aussitôt et raflait notre chargement. Nous allions ensuite jusqu'au château pour saluer le comte. Il nous donnait des pastilles de réglisse et nous invita plusieurs fois à goûter.
Chaque samedi, en nous raccompagnant à travers ses jardins, il cueillait au passage un bouquet de grandes roses rouges dont il avait créé l'espèce et qu'il avait nommé les roses du roi. Il en épointait les épines avec de petits ciseaux d'argent et au moment de nous quitter, il offrait ces fleurs à ma mère qui ne pouvait jamais s'empêcher de rougir. Elle ne les confiait à personne et le lundi matin, elle les rapportait en ville.
Pendant toute la semaine, elle brillait sur un guéridon, penchée au bord d'un vase d'argile blanche dans un coin de la salle à manger, et notre maison républicaine était comme anoblie par les roses du roi. Le deuxième château, celui de la Belle au bois dormant, ne nous avait jamais fait peur. Mon père disait en riant qu'il avait bien envie de s'y installer pour les vacances. Ma mère, cependant, craignait qu'il ne fût hanté.
Paul et moi, nous avons essayé plusieurs fois d'ouvrir un volet du rez-de-chaussée afin de voir les seigneurs immobiles autour de la belle endormie. Mais les planches de chêne étaient bien trop épaisses pour mon canif à lames de fer blanc. Le troisième château, celui du notaire, nous réservait une autre alerte et une autre surprise. Un jour, comme nous franchissions sans trop nous presser une éclaircie de la haie, une voix puissante et furieuse nous épouvanta. Elle criait « Et là-bas, où allez-vous ? »
Nous vîmes un paysan d'une quarantaine d'années qui fonçait vers nous au pas de course en brandissant une fourche. Il avait une épaisse tignasse frisée et une forte moustache noire hérissée comme celle d'un chat. Mon père, assez ému, feignait de ne pas l'avoir vu et rédigeait une note sur le carnet protecteur. Mais l'homme était animé d'une véritable fureur et il arrivait au galop. La main de ma mère trembla dans la mienne et Paul, terrorisé, plongea dans un buisson. Ce meurtrier s'arrêta soudain à quatre pas.
Levant sa fourche, les dents vers le ciel, aussi haut qu'il put, il emplanta le manche dans le sol. Puis, agitant violemment ses deux bras écartés, il s'avança vers mon père en remuant sa tête par sa cade. Cependant, de sa bouche écumante sortaient ses paroles fleuries. « Ne vous en faites pas. Les patrons nous regardent. Ils sont à la fenêtre du premier étage. J'espère que le vieux va bientôt crever. Mais il en a encore pour six mois. »
Puis, les deux poings sur les hanches et le buste penché en avant, il vint parler sous le nez de mon père qui reculait pas à pas. « Tant que vous verrez ces fenêtres ouvertes, ne passez pas sur la berge. Passez en bas, de l'autre côté, le long des tomates. Donnez-moi votre carnet, parce qu'il veut que je vous demande vos papiers et que je prenne votre nom et votre adresse. » Il arracha le carnet des mains de mon père qui disait, avec un peu d'inquiétude, « Je m'appelle... Vous vous appelez Esménard Victor, 82 rue de la République. »
« Maintenant, vous allez partir en courant pour que ça fasse bon effet. » Le bras tendu, l'index pointé, il nous montrait d'un air sauvage le chemin de la liberté. Tandis que nous filions au pas gymnastique, il mit les mains en porte-voix et hurla « Et que ça ne vous arrive plus, parce que la prochaine fois, ça se passera à coup de fusil ! » Dès que nous fûmes en sûreté de l'autre côté du mur, nous fîmes une courte halte pour nous féliciter et pour rire à notre aise.
Mon père, qui avait ôté ses lunettes pour éponger la sueur de son front, se mit à moraliser. Tel est le peuple, ses défauts ne viennent que de son ignorance, mais son cœur est bon comme le bon pain, et il a la générosité des enfants. Depuis ce jour-là, à chaque passage, l'homme à la fourche, qui s'appelait Dominique, nous fit grand accueil. Mais il restait le château de l'ivrogne et du mollusque malade. Lorsque nous arrivions devant cette porte fermée, nous gardions d'abord le silence.
Ensuite, mon père appliquait son œil contre le trou de la serrure, longuement. Puis, il sortait de sa poche la burette de la machine à coudre et injectait quelques gouttes d'huile. Enfin, il introduisait la clé sans le moindre bruit et la faisait tourner lentement. Alors, il poussait la porte d'une main prudente et comme s'il craignait une explosion. Quand elle était entrebâillée, il plongeait sa tête dans l'ouverture et il écoutait, il explorait du regard les terres interdites. »
Enfin, il entrait. Nous le suivions en silence et il refermait la porte sans bruit. Le plus dur nous restait à faire. Pourtant, nous n'avions jamais rencontré personne, mais le chien malade nous hantait. Je pensais, il doit être enragé, parce que les chiens n'ont pas d'autres maladies. Paul me disait, moi je n'ai pas peur, regarde. Il me montrait une poignée de morceaux de sucre qu'il se proposait de lancer au monstre afin de l'occuper pendant que papa étranglerait le garde.
Il m'en parla avec beaucoup d'assurance, mais il marchait sur la pointe des pieds. Ma mère, par instant, s'arrêtait toute pâle, le nez pincé, la main sur son cœur. Mon père, qui prenait un air guilleret pour soutenir notre courage, la raisonnait à voix basse. « Augustine, tu es ridicule, tu meurs de peur, et pourtant cet homme, tu ne le connais pas. Je connais sa réputation, on n'a pas toujours celle qu'on mérite. Le comte nous a dit que c'était un vieil abruti.
« Abruti, très certainement, puisque ce malheureux s'adonna la boisson. Mais il est bien rare qu'un vieux pochard soit méchant. Et puis si tu veux mon avis, je suis sûr qu'il nous a déjà vus plusieurs fois et qu'il ne nous a rien dit, parce qu'il s'en moque. Ses maîtres ne sont jamais là et nous ne faisons aucun mal. Quel intérêt aurait-il à nous courir après avec sa jambe raide et son chien malade ? » « J'ai peur, disait ma mère. C'est peut-être stupide, mais j'ai peur. »
« Eh bien, disait mon père, si tu continues ces enfantillages, moi je monte jusqu'au château et je vais tout simplement lui demander la permission. Non, non Joseph, je t'en supplie, ça va me passer. C'est nerveux, tout simplement, ça va me passer. » Je la regardais, toute pâle, blottie contre les rosiers sauvages dont elle ne sentait pas les épines. Puis elle respirait profondément et disait avec un sourire « Voilà, c'est fini, allons-y. »
Et tout se passait fort bien. Le château de ma mère, de Marcel Pagnol. Extrait lu par Hervé Pierre. Quatrième épisode. Conseillère littéraire, Emmanuelle Chevrière. Prise de son, montage et mixage, Claire Levasseur. Antoine Viosa. Assistante à la réalisation, Claire Chéneau. Réalisation, Juliette Eman. Remerciements à Antoine Vuillose, documentaliste musicale.
France Culture remercie l'eau des collines, édition de La Treille, et les éditions Grasset et Fasquel.