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"Le Château de ma mère" de Marcel Pagnol 5/5 : Retour de l'été

2025/3/17
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Le Feuilleton

AI Chapters Transcript
Chapters
La famille se prépare pour les grandes vacances avec des bagages lourds et un départ joyeux, mais se heurte à des difficultés imprévues avec une chaîne et un cadenas.
  • La famille se prépare avec enthousiasme pour les vacances d'été.
  • Des contraintes financières rendent le départ plus complexe.
  • Ils rencontrent un obstacle inattendu avec une porte verrouillée.
  • Un gardien et son chien ajoutent à la tension de la situation.
  • La famille se retrouve face à une menace de sanction pour effraction.

Shownotes Transcript

France Culture. Il y a une chose remarquable, quand on vieillit, on perd la mémoire. Mais ça ne veut pas dire qu'on perd les souvenirs. Au contraire, on perd la capacité d'acquérir de nouveaux souvenirs. Mais ceux qui sont inscrits, ils sont bien plus proches que jamais. Le château de ma mère, de Marcel Pagnol. Extrait lu par Hervé Pierre.

Choix des extraits et réalisations, Juliette Eman. Dans ses souvenirs, je ne dirai de moi ni mal ni bien. Ce n'est pas de moi que je parle, mais de l'enfant que je ne suis plus. C'est un petit personnage que j'ai connu et qui s'est fondu dans l'air du temps, à la manière des moineaux qui disparaissent sans laisser de squelette. Cinquième épisode. Musique

Nous arrivâmes enfin au 30 juillet, veille solennelle du départ pour les grandes vacances. Je fis de grands efforts pour dormir, mais il me fut impossible de trouver le sommeil qui supprime si bien les heures inutiles. Je pus cependant les mettre à profit en vivant par avance quelques épisodes de la resplendissante épopée qui allait commencer le lendemain. J'étais sûr que ce serait encore plus beau que l'année précédente, parce que j'étais plus vieux et plus fort, et parce que je savais les secrets des collines.

et une grande douceur me baignait à la pensée que mon cher Lily, lui non plus, ne dormait pas. La matinée du lendemain fut consacrée à la mise en ordre de la maison que nous allions abandonner pendant deux mois. Puis, on mit la dernière main à nos bagages que ma mère préparait depuis plusieurs jours, car c'était presque un déménagement. Elle avait déclaré plusieurs fois qu'il serait indispensable de faire appel au mulet de François, mais mon père, d'abord muet, finit par révéler la vérité.

Nos finances avaient souffert de trop nombreux achats qui devaient assurer le confort des vacances, et une nouvelle dépense de quatre francs pouvait amener une dangereuse rupture d'équilibre. « Mais Joseph ! » se lamentait ma mère. « Regarde ! Regarde ces paquets, ces ballots, ces valises ! Est-ce que tu les as vus ? Est-ce que tu les vois ? »

En fermant les yeux, je vois là-bas une maisonnette toute blanche au fond des bois. Après un déjeuner rapide, le volume et le poids de notre chargement furent si habilement répartis que nous prîmes le grand départ sans rien laisser derrière nous. Il fut assez difficile de monter sur la plateforme arrière du tramway.

Il ne fut pas facile d'en descendre. Et je revois encore cet employé, qui tenait d'une main impatiente le cordon de cuir de la sonnette pendant notre laborieux débarquement. Nous étions cependant fort joyeux et nos forces étaient doublées par la perspective ensoleillée de l'immensité des grandes vacances. Mais, vu de loin, notre cortège était si pathétique que des passants offrirent de nous aider. Mon père refusa en riant et piqua un petit galop pour montrer que ses forces dépassaient grandement le poids de ses fardeaux.

Cependant, un roulier jovial qui transportait un déménagement vint prendre sans dire un mot les deux valises de ma mère et les accrocha sous sa charrette où elles se balancèrent en cadence jusqu'à la grille du con. Vladimir, qui semblait nous attendre, s'empara de tous les paquets et ballots qui n'étaient pas attachés sur leur porteur et nous précéda jusqu'à la porte de Dominique après le château de la Belle au bois dormant. La troisième traversée nous parut longue.

Dominique n'était pas là et toutes les fenêtres étaient fermées. Nous fîmes une pause sous le grand figuier. Mon père, tournant le dos au puits, appuya son sac tyrolien sur la margelle et, passant la main sous les courroies, frictionna longuement ses épaules. Nous repartîmes revigorés. Nous arrivâmes enfin devant la porte noire, porte de l'inquiétude et de la liberté. Nous fîmes une nouvelle pause, en silence, pour nous préparer à l'effort suprême. « Joseph, » dissouda ma mère toute pâle,

« J'ai un pressentiment. » Mon père se mit à rire. « Moi aussi, » dit-il. « J'ai le pressentiment que nous allons passer des vacances magnifiques. J'ai le pressentiment que nous allons manger de belles brochettes de griffes, de darnagas et de perdrix. J'ai le pressentiment que les enfants vont prendre trois kilos chacun. Allons, oust, en route ! » On ne nous a rien dit depuis six mois. Pourquoi nous dirait-on quelque chose aujourd'hui ? Il injecta la goutte d'huile, fit le manège habituel, puis ouvrit la porte toute grande et se baissa pour faire passer son chargement.

La longue traversée fut réussie sans encombre, sinon sans angoisse, et nous arrivâmes devant la dernière porte, la porte magique qui allait s'ouvrir sur les grandes vacances. Mon père se tourna vers ma mère en riant. « Eh bien, ton pressentiment ! Ouvre vite, je t'en supplie, vite, vite ! Ne t'énerve pas, tu vois bien que c'est fini. » Il fit tourner la clé dans la serrure et tira. La porte résista. Il dit soudain d'une voix blanche « On a mis une chaîne et un cadenas ».

« Je le savais, » dit ma mère. « Tu ne peux pas l'arracher ? » Je regardais et je vis que la chaîne passait dans deux pitons à boucle. L'un était vissé dans la porte, l'autre dans le chambranle dont le bois me parut moisi. « Mais oui, » dis-je, « on peut l'arracher. » Mais mon père saisit mon poignet et dit à voix basse, « Malheureux, ce serait une effraction. » « Une effraction ! » cria soudain une voix graillonneuse. « Eh oui, une effraction, et ça peut valoir trois mois de prison. »

D'un fourré, près de la porte, sortit un homme de taille moyenne, mais énorme. Il portait un uniforme vert et un képi. À sa ceinture était suspendu un étui de cuir noir d'où sortait la crosse d'un revolver d'ordonnance. Il tenait en laisse, au bout d'une chaîne, un chien affreux, celui que nous avions si longtemps redouté. C'était un veau à tête de bulldog. Dans son poil ras d'un jaune sale, la pelade avait mis de grandes taches roses qui ressemblaient à des cartes de géographie.

Sa patte gauche arrière restait en l'air, agitée de saccades convulsives. Ses épaisses babines pendaient longuement, prolongées par des fils de bave, et de part et d'autre de l'horrible gueule. Deux canines se dressaient pour le meurtre des innocents. Le visage de l'homme était aussi terrible. Son nez était piqueté de trous comme une fraise. Sa moustache, blanchâtre d'un côté, était queue de vache de l'autre, et ses paupières inférieures étaient bordées de petits anchois velus.

Ma mère poussa un gémissement d'angoisse, la petite sœur se mit à pleurer, mon père, blême, ne bougeait pas, Paul se cachait derrière lui et moi, j'avalais ma salive. L'homme nous regardait sans rien dire, on entendait le râle du mollusque. « Monsieur, dit mon père, que faites-vous ici ? » hurla soudain cette brute. « Qui vous a permis d'entrer sur les terres de M. le Baron ? Vous êtes ses invités peut-être ? Ou ses parents ?

Il nous regardait tour à tour, de ses yeux globuleux et brillants. Il fit un pas vers mon père. « Et d'abord, comment vous appelez-vous ? » À grand'peine, à cause des paquets, Joseph sortit son portefeuille et tendit sa carte. Cette brute la regarda, puis s'écria. « Instituteur public. Ça, c'est le comble. Un instituteur qui pénètre en cachette dans la propriété d'autrui. Et d'abord, qu'est-ce que c'est que cette clé ? C'est vous qui l'avez fabriquée ? » « Non, » dit faiblement mon père.

La brute examina la clé, y vit je ne sais quelle marque, et s'écria « C'est une clé de l'administration. Vous l'avez volée. » « Vous pensez bien que non. » « Alors, qui vous l'a donnée ? » « Je ne puis pas vous le dire. » « Ah ! Vous refusez de le dire. J'en prends note, et ça sera sur mon rapport. Et la personne qui vous a prêté cette clé n'aura peut-être plus l'occasion de traverser cette propriété. » « Non, » dit mon père avec feu, « non, vous ne ferez pas ça. »

« Vous n'allez pas briser la situation d'un homme qui, par gentillesse, par pure amitié, c'est un fonctionnaire qui n'a pas de conscience. » « Je l'ai vu dix fois me voler mes figues. » « Vous avez dû vous tromper, » dit mon père, « car je le crois parfaitement honnête. » « Il vous l'a prouvé en vous donnant la clé d'un service public. » « Il y a une chose que vous ignorez, c'est qu'il l'a fait pour le bien du canal. » « J'ai certaines connaissances sur les ciments et les mortiers, qui me permettent de contribuer dans une certaine mesure à l'entretien de cet ouvrage d'art. » « Voyez-vous même ce carnet ? »

Le garde, le prix et le feuilletat. « Alors vous prétendez que vous êtes ici comme expert ? » « Dans une certaine mesure. » « Et ceux-là aussi ? » dit-il en nous montrant. « Ce sont des experts ? Je n'ai encore jamais vu des experts de cet âge-là. Mais ce que je vois en tout cas, parce que c'est écrit sur ce carnet, c'est que vous passez frauduleusement ici tous les samedis depuis six mois. C'est une preuve magnifique ! » Il mit le carnet dans sa poche. « Et maintenant, ouvrez-moi tous ces paquets. »

« Non, dit mon père, ce sont mes affaires personnelles. Vous refusez ? Faites bien attention, je suis garde assermenté. » Mon père réfléchit une seconde, puis il mit bas son sac et l'ouvrit. « Si vous aviez maintenu ce refus, je serais allé chercher les gendarmes. » Il fallait ouvrir les valises, vider les musettes, dérouler les ballots, et cette exposition dura près d'un quart d'heure. « Et maintenant, le fusil ! » Tout en ouvrant l'étui disloqué, il demanda. « Il est chargé ?

« Non, » dit mon père, « c'est heureux pour vous. Avec ce genre de pétoire, il est facile de manquer un perdreau, mais il est possible d'abattre un garde. Un garde qui ne se méfierait pas. » Il nous regarda d'un air sombre. Je vis alors clairement une stupidité sans fond. Plus tard, au lycée, lorsque pour la première fois j'ai lu le mot de Baudelaire, « la bêtise au front de Taureau », j'ai pensé à lui. Il ne lui manquait que des cornes. Mais j'espère, pour l'honneur des femmes qu'il avait dû emporter...

Il rendit le fusil à mon père et jeta un regard circulaire sur nos dépouilles éparpillées. « Je ne savais pas, » dit-il d'un air soupçonneux, « qu'on est si bien payé dans l'enseignement. » Mon père gagnait cent cinquante francs par mois, mais il mit à profit la réplique et dit « C'est pour ça que je voudrais bien y rester. » « Si on vous révoque, ce sera de votre faute. Moi, je n'y puis rien. Maintenant, vous allez prendre vos paquets et retourner par où vous êtes venus. Moi, je vais faire mon rapport pendant qu'il est encore tout chaud. »

« Allez, viens, mastoc ! » Il tira sur la laisse et entraîna le monstre qui tournait son regard vers nous avec des grondements désespérés, comme s'il regrettait de ne pas nous avoir égorgés. Ensuite, on refit les paquets en replaçant un peu au hasard le saucisson, les savonnettes, le robinet, et mon père parlait à voix basse, comme on est faible quand on est dans son tort. Ce garde est un immonde cochon et a un lâche de la pire espèce, mais il avait la loi pour lui.

Et moi, j'étais prisonnier de mon imposture. Tout était coupable de mon côté. Ma femme, mes enfants, ma clé. Les vacances ne commencent pas bien. Je ne sais même pas si elles finiront. « Joseph, » dit ma mère, « ce n'est quand même pas la fin du monde. » Mon père dit alors cette phrase sibylline. « Tant que je suis instituteur, nous sommes en vacances. Mais si dans huit jours, je ne le suis plus, je serai en chômage. » Et il serra sur ses épaules les courroies du sac tyrolien. Le retour fut lugubre.

Il fallut faire l'immense détour et pendant toute cette route, personne ne dit un seul mot. Lily, dans son impatience, n'avait pu rester à son poste au pied de la treille. Il était venu à notre rencontre et nous le trouvâmes à la croix. Il me serra la main, embrassa Paul, puis, tout rougissant, il prit les paquets de ma mère. Il avait un air de fête, mais il parut subitement inquiet et me demanda à voix basse « Qu'est-ce qu'il y a ? »

Je lui fis signe de se taire et je ralentis le pas pour nous laisser distancer par mon père qui marchait comme dans un rêve. Alors, à mi-voix, je lui racontai la tragédie. Il ne parut pas y attacher une si grande importance, mais lorsque j'en arrivai au procès verbal, il palliait et s'arrêta, consterné. « Il l'a écrit sur son carnet ? » « Il a dit qu'il allait le faire. » « Et sûrement, il l'a fait. » Il siffla entre ses dents longuement.

Le procès verbal, pour les gens de son village, c'était le déshonneur et la ruine. « Eh ben ! » dit Lilina Vray. « Eh ben ! » Il se remit en marche, la tête basse, et de temps à autre, il tournait vers moi un visage désolé. Nous arrivâmes enfin à la Bastide qui nous attendait dans le crépuscule sous le grand filier plein de moineaux. Nous aidâmes mon père à défaire tous les paquets. Il était sombre et raclait sa gorge de temps en temps.

Ma mère préparait en silence la bouillie de la petite sœur pendant que Lily allumait le feu sous la marmite de la crémaillère. Je sortis pour regarder le jardin. Paul était déjà dans un olivier et des cigales chantaient dans toutes ses poches, mais la beauté du soir me serra le cœur. De tant de joie que je m'étais promise, il ne restait rien. Lily vint me rejoindre et dit « Il faut que j'y aille ». Je le vis partir, les mains dans les poches, à travers la vigne d'Orgnon.

Je rentrais dans la maison et j'allumais la lampe à pétrole car personne n'y eut pensé. Mon père, malgré la chaleur, s'était assis devant le feu et il regardait danser les flammes. La soupe bientôt se mit à bouillir et l'omelette grisia. Le dîner fut promptement expédié et nous montâmes nous coucher. Les parents étaient restés en bas pour terminer la mise en place des provisions. Mais je ne les entendis pas bouger, seulement un murmure de voix étouffée. Au bout d'un quart d'heure, je vis que Paul s'était endormi.

Les pieds nus, je redescendis sans bruit l'escalier et j'écoutais leur conversation. « Joseph, tu exagères, tu ridicules. On ne va tout de même pas te guillotiner. Certainement pas. Mais tu ne connais pas l'inspecteur d'académie. Il transmettra le rapport au recteur et ça pourrait aller jusqu'à la révocation. Allons donc. Il n'y a pas de quoi fouetter un chat. Peut-être. Mais il y a certainement de quoi infliger un blâme à un instituteur. Et pour moi, un blâme équivaut à la révocation, car je démissionnerai. »

On ne reste pas dans l'université sous le poids d'un blâme. Mais alors que feras-tu ? Je n'en sais rien, mais je veux te rassurer tout de suite. Je ne te l'avais jamais dit, mais j'ai des obligations de chemin de fer. J'en ai pour 780 francs. Elles sont dans la classe Vidal-Lablache. Pas possible, dit ma mère. Alors, tu m'as fait des mystères ? Eh oui, c'était en cas de coup dur, d'une opération, d'une maladie...

« Je l'ai fait dans une bonne intention, je ne voudrais pas que tu croies. Ne t'excuses pas, » dit-elle, « parce que j'ai fait la même chose. Mais moi, je n'ai que 210 francs. C'est tout ce que j'ai pu économiser sur les 5 francs que tu me donnes tous les matins. »

Je fus aussitôt rassuré et j'eus grande envie de m'avancer pour dire qu'on n'a pas besoin de chercher un emploi quand on possède plus de mille francs. Mais le marchand de sable venait de m'en lancer une bonne poignée. Je remontai l'escalier à quatre pattes et je m'endormis aussitôt. Le lendemain matin, je ne vis pas mon père. Il était en ville. Ma mère, en mettant de l'ordre dans la maison, chantait. Lily n'arriva que très tard, vers les neuf heures.

Il tira de sa besace deux belles saucisses roses, ce qui me surprit d'abord, mais il me renseigna aussitôt. « C'est des saucisses empoisonnées. C'est mon père qui les fabrique pour mettre autour du poulailler, la nuit, à cause des renards. Si tu veux, ce soir, nous irons les lancer par-dessus le mur du château. Tu veux empoisonner son chien ? Et peut-être lui ? » dit gentiment Lily. « J'ai choisi les plus belles, pour que ça lui fasse envie. S'il en met un seul morceau dans sa bouche, il tomberait comme la justice. »

C'était une idée délicieuse et qui me fit rire de plaisir. En attendant, nous allâmes poser nos pièges au vallon de Rapon, puis jusqu'à midi, sur les arbres tordus d'un verger abandonné, nous cueillîmes des amandes vertes et des sorbes. Lily déjeuna avec nous et fut installée, honneur suprême, à la place de mon père qui ne devait rentrer que vers le soir. À deux heures, nous repartîmes en expédition, accompagnés de Paul, spécialiste de l'extraction des escargots cachés dans les trous des vieux murs ou des souches d'oliviers.

Nous travaillâmes sans arrêt pendant trois heures à entasser des provisions pour faire face à la ruine prochaine. Nous repartîmes vers six heures chargés d'amandes, d'escargots, de prunelles des bois et de belles prunes bleues. Je me réjouissais de faire l'offrande de ce butin à ma mère lorsque je vis qu'elle n'était pas seule. Elle était assise sur la terrasse en face de mon père qui buvait à la régalade en tenant le coq de terre poreuse au-dessus de son visage levé vers le ciel. Je courus vers lui.

Il paraissait fourbu et ses souliers étaient couverts de poussière. Il nous embrassa tendrement, caressa la joue de Lily et prit la petite sœur sur ses genoux. Ensuite, il parla à ma mère comme si nous n'étions pas là. « Je suis allé chez Bousig. Il n'y était pas. Je lui ai laissé un mot pour lui annoncer la catastrophe. » « Et tu as vu l'inspecteur d'académie ? » « Non, mais j'ai vu sa secrétaire. » « Tu lui as dit ? » « Non. Elle a cru que je venais aux nouvelles et elle m'a annoncé que je passais en troisième classe. » Il rit amèrement.

« Combien ça t'aurait fait de plus ? » « Vingt-deux francs par mois. » À l'énormité de cette somme, ma mère fit une petite grimace, comme si elle allait pleurer. « Et de plus ? » ajouta-t-il. « De plus ! » Elle m'a annoncé que j'allais avoir les palmes. « Voyons, Joseph, on ne peut pas révoquer un fonctionnaire qui a les palmes académiques. » « On peut toujours rayer de la promotion un fonctionnaire qui va être blâmé. » Il poussa un profond soupir, puis il alla s'asseoir sur une chaise, les mains sur les genoux et la tête basse. Le petit Paul se mit à pleurer tout haut.

À ce moment, Lily dit à voix basse « Qui c'est qui vient là-bas ? » Au bout du chemin blanc, en haut du collet, je vis une silhouette sombre qui descendait vers nous à grands pas. Je criais « C'est M. Bouzigue ! » Je m'élançai. Lily me suivit. Mon père et ma mère avaient couru sur nos talons. Bouzigue souriait. Il plongea la main dans sa poche. « T'es ! Voilà pour vous ! » Il tendit à mon père le carnet noir que le garde avait confisqué.

Ma mère poussa un soupir qui était presque un cri. « Il vous l'a donné ? » « Pas donné. Il l'a échangé contre le procès verbal que je lui avais fait. » « Et son rapport ? » demanda mon père d'une voix un peu enrouée. « Des confettis. » « Il en avait écrit cinq pages. J'en ai fait une poignée de confettis qui sont partis sur l'eau du canal. Par conséquent, allons boire un coup. » Il cligna de l'œil deux ou trois fois, mit ses poings sur ses hanches et éclata de rire. Comme il était beau !

Alors j'entendis deux mille cigales et dans les éteules enchantées le premier grillon des vacances qui limait une barre d'argent. Sous le figuier, Bouzigue nous raconta son entrevue avec l'ennemi. « Dès que j'ai lu votre mot ce matin, je suis allé chercher du renfort. Benucci, qui est piqueur, comme moi, et Finestrelle, le fontainier. Nous sommes allés au château. Quand j'ai voulu ouvrir la fameuse porte...

« Oh, bonne mère, je te remercie ! » J'ai vu qu'il n'avait pas enlevé la chaîne ni le cadenas. Alors nous avons fait le tour jusqu'à la grande grille et j'ai sonné comme un sacristain. Au bout de peut-être cinq minutes, il est arrivé furieux. « Dites, vous n'êtes pas fou de tirer comme ça sur la cloche ? » « Surtout vous ! » Il me fait en ouvrant la porte. « Pourquoi moi ? »

« Parce qu'il y a une drôle d'affaire qui vous pend au nez. Et j'ai quatre mots à vous dire. » « Eh bien, vous parlerez après. Parce que moi, ce que j'ai à vous dire, c'est tout juste deux mots. » « Et peut-être même ça n'en fait qu'un. Parce qu'au milieu, il y a un trait d'union. Et ce mot, c'est procès verbal. » Alors il a ouvert des yeux énormes. « Allons d'abord sur les lieux, » dit Fenestrel. « Il faut constater la chose, le faire avouer, saisir la chaîne et le cadenas. » « Je vais vous en parler, moi, de ce cadenas. »

« C'est vous qui l'avez posé ? » « Oui, c'est moi. » « Et vous savez pourquoi ? » « Non, et je n'ai pas besoin de le savoir pour vous dresser procès verbal. » « Article 82 de la Convention, » dit Fenestrel. Il regardait nos trois casquettes et il a commencé à avoir peur. Alors, Binucci dit d'un ton conciliant. « Quand même, ne vous effrayez pas. Ça ne va pas en correctionnel, en simple police, pas plus. Ça va chercher dans les 200 francs d'amende. »

Alors, je dis sèchement, ça ira chercher ce que ça voudra. Moi, ce que je vais chercher, c'est les pièces à conviction. Et me voilà parti vers la porte du canal. Les autres me suivent et le gardent en boitillant. Pendant que j'arrachais la chaîne, il était rouge comme un gratte-cul. Je sors un carnet et je dis, « Vos noms, prénoms, lieu de naissance. » Il me dit, « Vous n'allez pas faire ça. » « Mais vous, pourquoi voulez-vous nous empêcher de passer ? »

« Je vous jure que ce n'était pas pour vous. C'était pour prendre des gens qui traversent la propriété avec une fausse clé. » « Alors, je prends un air terrible et je fais « Oh oh, une fausse clé ! Tenez, la voilà ! » Et il la sort de sa poche. Je la prends tout de suite et je dis à Fenestrel « Garde ça, nous ferons une enquête parce que c'est une affaire qui regarde le canal. »

« Et tous ces gens-là, vous les avez pris ? » « Bien sûr ! Tenez, voilà le carnet que j'ai saisi sur cet individu. Voilà mon rapport pour votre administration et voilà mon procès verbal. » Et il me donne votre carnet et deux rapports de plusieurs pages où il racontait toute l'histoire. Je commence à lire son gribouillage et tout d'un coup je lui fais...

« Malheureux ! Pauvre malheureux ! Dans un rapport officiel, vous avouez que vous avez mis une chaîne et un cadenas, mais vous ne savez pas que sous le bon roi Louis XIV, on vous aurait envoyé aux galères ? » Binucci dit « C'est pas un suicide, mais ils ne sont faux de guerre. » Le garde était minable. Il me dit « Alors, qu'est-ce que vous allez faire ? »

Je hoche la tête plusieurs fois en me mordant la lèvre. Je consulte Fenestrel, puis Benucci, puis ma conscience. Il attendait d'un air méchant, mais effrayé. Enfin, je lui dis « Écoutez,

« C'est la première fois, mais que ce soit la dernière. N'en parlons plus. Et vous, surtout, n'en dites jamais rien à personne si vous tenez à votre képi. » « Là-dessus, je déchire ces rapports et je mets le carnet dans ma poche avec la chaîne et le cadenas. J'ai pensé qu'à la campagne, c'est des choses qui pourraient vous servir. » Et il posa son butin sur la table. Nous étions tous au comble de la joie et Bouzigue accepta de rester avec nous pour le dîner. En dépliant sa serviette, il déclara...

« C'est une histoire enterrée, mais pourtant, il vaudrait peut-être mieux ne plus passer par là. » « Il n'en est plus question, » dit mon père. « Ma mère, » dit à voix basse, « même si on nous donnait la permission, je n'aurai jamais le courage de revoir cet endroit. Je crois que je m'évanouirai. » Le temps passe et il fait tourner la roue de la vie comme l'eau celle des moulins. Cinq ans plus tard, je marchais derrière une voiture noire dont les roues étaient si hautes que je voyais les sabots des chevaux.

J'étais vêtu de noir et la main du petit Paul serrait la mienne de toutes ses forces. On emportait notre mère pour toujours. De cette terrible journée, je n'ai pas d'autres souvenirs, comme si mes 15 ans avaient refusé d'admettre la force d'un chagrin qui pouvait me tuer. Pendant des années, jusqu'à l'âge d'homme, nous n'avons jamais eu le courage de parler d'elle. Puis, le petit Paul est devenu très grand. Il me dépassait de toute la tête et il portait une barbe en collier, une barbe de soie dorée.

Dans les collines de l'Etoile, qu'il n'a jamais voulu quitter, il menait son troupeau de chèvres. Le soir, il faisait des fromages dans des tamis de joncs tressés, puis sur le gravier des Garigues, il dormait, roulé dans son grand manteau. Il fut le dernier chevrier de Virgile. Mais à 30 ans, dans une clinique, il mourut. Sur la table de nuit, il y avait son harmonica. Mon cher Lili ne l'accompagna pas avec moi au petit cimetière de la Treille.

Car il y attendait depuis des années, sous un carré d'immortels. En 1917, dans une noire forêt du Nord, une balle en plein front avait tranché sa jeune vie et il était tombé sous la pluie, sur des touffes de plantes froides dont il ne savait pas les noms. Telle est la vie des hommes, quelques joies, très vite effacées par d'inoubliables chagrins. Il n'est pas nécessaire de le dire aux enfants. Le château de ma mère, de Marcel Pagnol, extrait-lu par Hervé Pierre.

Cinquième et dernier épisode. Conseillère littéraire, Emmanuelle Chevrière. Prise de son, montage et mixage, Claire Levasseur, Antoine Viosa. Assistante à la réalisation, Claire Chéneau. Réalisation, Juliette Eman. Remerciements à Antoine Vuillose, documentaliste musical. France Culture remercie l'Eau des Collines, édition de La Treille, et les éditions Grasset et Fasquel.