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"Le Temps des secrets" de Marcel Pagnol 1/5 : De retour

2025/3/24
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Le Feuilleton

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Shownotes Transcript

France Culture. Il y a une chose remarquable, quand on vieillit, on perd la mémoire. Mais ça ne veut pas dire qu'on perd les souvenirs. Au contraire, on perd la capacité d'acquérir de nouveaux souvenirs. Mais ceux qui sont inscrits, ils sont bien plus proches que jamais. Le temps des secrets, de Marcel Pagnol. Lu par Hervé Pierre.

Chois des extraits et réalisations, Juliette Eman. Premier épisode.

Cette année-là, la première journée des grandes vacances ne fut pas celle que j'avais vécue par avance avec tant de frémissante joie. Lily ne vint pas m'appeler à l'aube, comme il me l'avait promis, et je dormis profondément jusqu'à huit heures. Ce fut le tendre crissement d'un rabot qui me réveilla. Je descendis en hâte aux informations. Je trouvais mon père sur la terrasse.

Il redressait l'équerre d'une porte gonflée par l'hiver. Tout à son ouvrage, il me montra du doigt une feuille de papier suspendue par un brin de raffia à la basse branche du figuier. Je reconnus l'écriture et l'orthographe de mon cher Lili. « Ce matin, on ne peut pas aller au piège. Je suis été avec mon père pour la moison au champ de Pastan. Viens, on mange sous les pruniers. Viens, te prêche pas. On y est tout le jour, ton ami Lili. »

« Il y a le mulet, tu pourras monter dessus. Viens, ton ami Lily, c'est le chant des becfics de l'Empasé. Viens ! » Pendant que je savourais mon café au lait, ma mère prépara ma musette. Pain, beurre, saucisson, pâté, deux côtelettes crues, quatre bananes, une assiette, une fourchette, un verre et du sel dans un œuf de roseau bouché par un gland de kermesse. La musette à l'épaule et mon bâton à la main, je partis tout seul vers les collines enchantées.

Pour aller au champ des Becfigs, je n'avais qu'à traverser le petit plateau des Bellons et à descendre dans le Vallon. En remontant le fond de la faille, je pouvais arriver au champ perdu en moins d'une heure. Mais je décidai de faire un détour par les crêtes, en passant sur l'épaule de la tête ronde, dont la noire pinède terminale, au-dessus de trois bandeaux de roches blanches, se dressait dans le ciel du matin. Le puissant soleil de juillet faisait grésiller les cigales.

Sur le bord du chemin multier, des toiles d'araignées brillaient entre les genets. En montant lentement vers le jas de Baptiste, je posais mes sandales dans mes pas de l'année dernière, et le paysage me reconnaissait. La vieille bergerie avait perdu la moitié de son toit, mais contre le mur en ruine, le figuier n'avait pas changé. Au-dessus de sa verte couronne, la haute branche morte se dressait toujours, toute noire contre l'azur.

Je serrais le tronc dans mes bras, sous le bourdonnement des abeilles qui suçaient le miel des figues ridées, et je baisais sa peau d'éléphant en murmurant des mots d'amitié. Puis je suivis la longue barre qui dominait la plaine en pente de la garette. Sur le bord de la pique, je retrouvais les petits tas de pierres que j'avais construits de mes mains pour attirer les culs blancs ou les alouettes des montagnes. C'est au pied de ces perchoirs que nous placions nos pièges l'année précédente, c'est-à-dire au temps jadis.

Lorsque j'arrivais au pied du chapiteau du Taoumé, j'allais m'asseoir sous le grand pain oblique, et je regardais longuement le paysage. Une brise légère venait de se lever, et l'attisa soudain le parfum du thym et des lavandes. Appuyé sur mes mains posées derrière moi, le buste penché en arrière, je respirais, les yeux fermés, l'odeur brûlante de ma patrie, lorsque je sentis sous ma paume, à travers le tapis de ramilles de pain, quelque chose de dur qui n'était pas une pierre,

Je grattais le sol et je mis au jour un piège de laiton, un piège à grives tout noir de rouille, sans doute l'un de ceux que nous avions perdu le jour de l'orage à la fin des vacances. Je le regardais longuement, aussi ému que l'archéologue qui découvre au fond d'une fouille le miroir éteint d'une reine morte. Il était donc resté là toute une année, sous les petites aiguilles sèches qui étaient tombées lentement sur lui, l'une après l'autre, pendant que les jours tombaient sur moi. Il avait dû se croire perdu à jamais,

Je le baisais, le mis dans ma musette et je descendis au galop vers Pastan où m'attendait Lili le moissonneur. Je le trouvais au milieu d'un champ qui s'allongeait étroitement au fond du vallon serré entre deux hautes murailles de roche. François, son père, les jambes écartées, lançait sa faux à la volée. Lili le suivait et liait en gerbe les javels. C'était du blé noir, le froment du pauvre.

Je vidais ma musette dans l'herbe tandis que Lily me rejoignait et étalait sur une toile de sac le contenu d'un carnier de cuir. Sous la barre, nous construisîmes un foyer en rapprochant trois grosses pierres. Puis, au-dessus d'une crépitante braise de myrte et de romarin, Lily installa sur un carré de grillage qu'il avait apporté mes côtelettes et trois saucisses. Elles pleurèrent de grésillantes larmes de graisse dont la fumée lourde et nourrissante me fit saliver comme un jeune chien.

Après le déjeuner, François reprit sa faux, Lili l'orato. Je fus chargé de glaner derrière eux et de faire de petits bouquets d'une dizaine d'épis qui serviraient plus tard à engrener les perdros. Ces travaux rustiques durèrent jusqu'au coucher du soleil et ce fut une journée plaisante. Au retour, nous grimpâmes tout en haut des gerbes entassées sur la charrette tandis que François conduisait le mulet par la bride. À plat ventre sur la paille craquante, les confidences commencèrent.

Sans me regarder, Lily me dit à voix basse « Je me languis cette devoir. Moi aussi. Demain matin, on ira au piège, mais il faudra rentrer de bonne heure. Pourquoi ? Pour fouler ce blé sur l'air. Et l'après-midi, il faudra battre les pois chiches qui sont asséchés dans le grenier. » Il paraissait inquiet et mélancolique. Il poursuivit « Maintenant, mon père veut que je l'aide presque tous les jours parce que j'ai des poils. »

« J'irai t'aider, dis-je. Ça ne m'avancera guère parce qu'après les pois chiches, ça ne sera pas fini. À la campagne, en ce moment, il y a toujours quelque chose à faire. Mais ce n'est pas une raison pour que tu perdes tes vacances. Je te donnerai mes aludes. J'en ai des belles, des rousses, celles des arbres. Tu iras attendre tout seul jusqu'à l'ouverture de la chasse parce qu'à partir du 10 août, mon père m'a promis de me laisser libre le matin et aussi après 5 heures du soir. Non, lui dis-je.

« Moi, tout seul, ça ne m'amuse pas. J'aime mieux venir travailler avec toi. » Il me regarda un instant. Ses yeux brillèrent et il me sembla qu'il rougissait. « Je me l'étais pensé, » dit-il, « mais quand même, ça me fait plaisir. » C'est ainsi que cette année-là, j'appris à fouler le blé noir sous l'antique rouleau de pierre creusé de rainure et traîné par le précieux mulet. Puis, du bout de la fourche en bois d'alizier, je lançai dans le vent la paille fatiguée.

Je bâtis au fléau les pois chiches, enfermés dans des cosses sèches comme une bille dans un grelot. Ensuite, nous fabriquâmes des canisses, qui sont des clés de roseaux sur lesquelles on fait sécher les figues. Il fallut aussi chaque soir tirer l'eau du puits pour arroser les pommes d'amour, que les Français appellent platement des tomates, lier les salades, faire de l'herbe pour les lapins et changer la litière du mulet. Nous essayâmes de tendre des pièges dans les champs voisins de nos travaux, sous les oliviers ou dans les éteules,

Mais nos captures furent misérables et nous y renonçâmes bientôt, en attendant le retour de l'oncle Jules, si longuement emperpignané. Il arriva un jour avec la tante Rose, sans crier gare, dans une jardinière qu'ils avaient louée à un maraîcher de Saint-Marcel.

Il rapportait du roussillon, des raisins à l'eau de vie, des gâteaux mielleux qui collaient aux dents et un foie d'oie comme un cœur de veau. Ce fut une bien plaisante journée de retrouvailles et dans chaque pièce de la maison, on entendait rire ou chanter. Alors la vie de l'année précédente recommença. Nous refîmes les cartouches, nous asticâmes les fusils et c'est moi qui eus l'honneur de fixer l'itinéraire de la chasse de l'ouverture. Ce fut un très grand succès, presque un triomphe.

Les carniers gonflés de paierie, Lily et moi nous tenions un lapin dans chaque main, tandis que l'oncle Jules, à la façon du berger qui porte l'agneau de la pastorale, avait installé sur ses épaules ensanglantées un lièvre d'un blond pâle, qui était aussi grand qu'un chien. Ce glorieux début annonçait que la saison de chasse serait brillante.

Cependant, je m'aperçus assez vite que ma passion avait perdu sa virulence, et il me sembla que les chasseurs eux-mêmes ne brûlaient plus de la même ardeur. Certes, ce furent encore de belles journées, mais les exploits de l'oncle Jules, toujours infaillible, n'étaient que d'intéressantes redites, et ses rares échecs avaient maintenant plus d'importance que ses réussites.

Pour moi, mon cœur ne battait plus aussi vite pendant la visite des pièges, et l'envol soudain d'une compagnie de perdris ne me suggérait plus l'apparition d'un monstre, mais une panique dans un poulailler. L'expérience, la précieuse expérience, avait désenchanté mes collines et dépeuplé les noires pinèdes. Plus de lions, plus d'ours griselis, pas même un loup solitaire. Ils avaient tous réintégré les pages illustrées de mon histoire naturelle, et je savais bien qu'ils n'en sortiraient jamais plus.

Chaque jour, vers onze heures, nous quittions les chasseurs dans la colline. Lily descendait vers ses travaux agricoles. Quand mon aide pouvait en accélérer l'exécution, j'allais le retrouver après le déjeuner. Mais le plus souvent, je passais l'après-midi à la Bastide Neuve. Après quelques menus travaux domestiques, j'allais m'étendre à plat ventre sous un olivier, les coudes plantées dans l'herbe sèche et la tête entre les mains, au-dessus d'un livre de Jules Verne que je venais de découvrir.

Son imagination prodigieuse suppléait à la défaillance de la mienne, et ses inventions remplaçaient la féerie perdue de mes collines. Mon frère Paul essayait souvent de réveiller mon âme de comanche en me lançant de loin de farouches défis aggravés d'insultes ponies, mais j'avais renié Gustave-Hémar, et la hache de guerre était enterrée à jamais. Je lui répondais parfois, sans même lever la tête, par des malédictions en comanche, et il m'arrivait encore de le scalper, mais c'était vraiment pour lui faire plaisir.

En cette année-là, j'étais assez peu renseigné sur les mœurs et coutumes du sexe faible. Et mes observations personnelles sur le comportement des filles ne m'avaient pas encore permis de formuler un jugement définitif. C'est pendant ces vacances que j'allais avoir l'occasion de les connaître mieux et de découvrir le visage enfantin de l'amour. Un soir, alors que nous redescendions des collines après avoir fait une grande tendue avec six vertoulets, qui sont des pièges à filets pour prendre les oiseaux vivants, Lily me dit...

« Demain matin, je ne pourrai pas faire la tournée des pièges avec toi. » « Pourquoi ? » « Parce que mon père s'est mis dans l'idée de curer le puits du Fourneuf. » « Ça fait que je ne viendrai qu'à cinq heures. » « Mais il ne faut pas laisser tant de pièges tout seul jusqu'à demain soir. » « Autrement, nous aurons travaillé pour le renard, les rats et les fourmis. » « Vas-y sans faute demain matin. » « Pas trop tôt, pour ne pas déranger les oiseaux. » « Pourvu que tu y sois à dix heures, ça suffira. » « Et puis nous y retournerons ensemble à cinq ou six heures. » « Et je te promets qu'on reviendra chargé. »

Le lendemain matin, après un délicieux café au lait, je m'étais installé sur la terrasse, dans une chaise longue, pour attendre neuf heures et demie et le départ pour la tournée de la Grande Tendue. Je lisais pour la troisième fois l'île mystérieuse. Cependant, ma mère parut sur la porte, me regarda un instant et me dit « Le thym qui me reste tombe en poussière. Tu devrais aller m'en chercher quelques plantes fraîches, s'il en reste encore. »

« Je sais où il y en a, » dis-je. « C'est au fond du vallon de Rapon. J'irai tout à l'heure, en faisant la tournée des pièges, quand j'aurai fini mon chapitre. Tu le finiras après. » C'est pressé. Le civet pour midi. Tandis que j'enfilais ma main dans la lanière de cuir de mon bâton de berger, elle me dit encore « Tâche aussi de trouver des fenouilles, mais moins gros que ceux de la dernière fois. Ils étaient durs comme des roseaux et secs comme une canne à pêche. Ils m'ont servi à allumer le feu. »

Je m'abstins de répondre que c'était Joseph lui-même qui les avait choisis, et je partis vers les solitudes de Rapon. La matinée était déjà très chaude. Les cigales grésillaient éperdument, et une large buse rousse planait là-haut, au milieu d'une gloire dorée. Sans descendre jusqu'au fond du vallon, je suivis sur la gauche le pied de la barre, et je vis bientôt ce que je cherchais, une longue bande de thym qui fleurissait très avant l'été à l'ombre de la roche fraîche.

J'en arrachai sans peine quelques belles touffes et je les liai l'une après l'autre le long d'une ficelle dont je nouai ensuite les deux bouts pour m'en faire un baudrier. Ainsi équipé, je descendis plus bas et je plongeai sous les ombels à grains d'or d'une forêt de fenouilles. Ils étaient bien plus grands que moi, je ne voyais pas un mètre.

Je me mis donc à quatre pattes et j'imaginais pendant un moment que j'étais une fourmi dans un pré, afin de me faire une idée des sentiments et peut-être de la philosophie de ces mystérieux insectes. Ensuite, avec mon couteau de berger, je tranchais à ras de terre les plus tendres pousses. Je liais ces tiges d'une autre ficelle, puis, ma botte de fenouil sous le bras, ma guirlande de teint en bandoulière et mon précieux bâton à la main, je sortis de l'odorante forêt.

Mais comme je débouchais sur le sentier, je m'arrêtais net, la bouche entrouverte. Sur une grosse pierre blanche, à l'ombre des basses branches d'un pin, une étrange créature était assise. C'était une fille de mon âge, mais qui ne ressemblait en rien à celle que j'avais connue.

Sur de longues boucles d'un noir brillant, elle portait une couronne de coquelicots et elle serrait sur son cœur une brassée de blanches clématites mêlées d'iris des collines et de longues digitales roses. Immobile et silencieuse, elle me regardait toute pâle. Ses yeux étaient immenses et violets comme ses iris. Elle ne paraissait ni effrayée ni surprise, mais elle ne souriait pas et elle ne disait rien, aussi mystérieuse qu'une fée dans un tableau.

Je fis un pas vers elle. Elle sauta légèrement sur le tapis de teint. Sérieuse et le menton levé, elle me demanda « Quel est le chemin qui mène au Bélon ? » Elle avait une jolie voix, toute claire, une espèce d'accent pointu comme les vendeuses des nouvelles galeries. Je répondis aussitôt « Tu t'es perdue ? » « Oui, je me suis perdue, mais ce n'était pas une raison pour me tutoyer. Je ne suis pas une paysanne. » Je la trouvais bien prétentieuse et j'en conclus qu'elle était riche, ce qui me parut confirmé par la propreté et l'éclat de ses vêtements.

« Eh bien, de quel côté ? » Je lui montrais de la main, au bout du vallon, la patte d'oie de trois sentiers, et je dis « C'est celui de droite. » « Merci. » Je la regardais s'éloigner. Elle avait de jolis mollets ronds, comme les riches, et ses iris dépassaient sa tête. Je me demandais qui était cette fille que je n'avais jamais vue dans le pays.

Elle avait parlé des Bélons, c'était le hameau dont faisait partie la Bastide-Neuve, mais les quelques maisons qui le composaient étaient assez éloignées les unes des autres et la nôtre était perdue dans l'Oliveret au bord de la Pinède. Je pensais alors qu'elle devait habiter de l'autre côté du hameau. J'en étais là de mes réflexions quand je vis le bouquet qui revenait vers moi. « Vous n'avez pas trouvé le chemin ? » Elle me répondit indignée. « Vous savez bien qu'il est barré par d'énormes toiles d'araignées. Il y en a au moins quatre ou cinq, et la plus grosse a voulu me sauter à la figure. »

« Vous n'avez qu'à contourner l'étoile, le vallon est assez large pour ça. » « Oui, mais il faudrait marcher dans ces hautes herbes. » Elle désignait les fenouilles. « Et ça serait encore plus dangereux. » « J'ai vu courir un animal énorme, qui était long et vert. » Je compris qu'elle avait vu un limber. Mais parce qu'elle m'agacait, je dis d'un air tout à fait naturel. « Ça doit être un serpent. Ici, c'est le vallon des serpents. » D'un air soupçonneux, elle conclut. « Ce n'est pas vrai. Vous dites ça pour m'effrayer. » Mais elle regardait dans l'herbe de tous côtés.

Je repris. « Il n'y a pas de quoi avoir peur parce que ce sont des couleuvres. Il n'y a qu'à faire du bruit et elles auront plus peur que vous. » Après un long silence, elle dit sur un ton sarcastique. « Quand un garçon est galant, il n'abandonne pas une demoiselle dans un endroit aussi dangereux. » Je ne répondis rien. Je réfléchissais. Il devait être plus de dix heures. Il me fallait rapporter le teint à la maison et partir pour la Tête-Rouge. Mais Lily m'avait recommandé de ne pas y aller avant dix heures et demie.

La destruction de ces araignées ne m'obligeait pas à un grand détour. Elle avait dû réfléchir de son côté car elle reprit. « Pour en finir, je vous autorise à me tutoyer deux ou trois fois si vous venez chasser les araignées. » Elle parlait toujours sur le ton d'une princesse, mais je vis la peur dans ses yeux. « Allons-y, mais je n'ai pas besoin de vous tutoyer pour ça. » Je ramassai ma botte de fenouil et je brandis mon bâton. « Il vaut mieux que je marche le premier. » Je la précédai d'un pas décidé.

Lorsque des buissons de myrtes s'avançaient sur le chemin, je me retournais vers la fille et je levais la main. Elle s'arrêtait derrière ses fleurs. Alors je frappais les arbustes avec mon bâton, je poussais des cris féroces. Puis, quand j'étais sûr que la broussaille était inhabitée, car je craignais d'y rencontrer les serpents que je venais d'inventer, j'y pénétrais à grand bruit. J'atteignis bientôt les lieux du danger. Une grande toile en forme de cerf-volant hexagonal barrait le sentier.

Au centre, habillé de velours noir à raies jaunes, brillait la tenancière de cette exploitation. Je m'arrêtais. Je fis signe au bouquet d'approcher et du bout de mon bâton, je touchai légèrement la bestiole. Elle se mit à secouer furieusement sa toile qui se creusait en arrière puis se bombait en avant avec une amplitude croissante comme pour prendre son élan avant de s'élancer sur moi. Mais je savais que c'était de la comédie et qu'elle n'en ferait rien. Je demeurai donc impassible.

Cependant, le bouquet reculait pas à pas avec de petits cris de terreur. Après une minute de ce jeu héroïque, je levai mon bâton pour l'estocade finale et d'un seul coup, je coupai en deux le fragile filet de soie. L'araignée tomba dans l'herbe, je l'écrasai sous mon talon et je continuai ma route sans daigner me retourner. À la patte d'oie, je l'attendis. « Voilà votre chemin, là-bas, au tournant, vous verrez les bélons. J'ai bien peur de me perdre encore une fois. Je vous autorise à m'accompagner. »

« Si c'était un autre jour peut-être, mais aujourd'hui je ne peux pas. » « Bien, merci quand même. » Elle jeta ses fleurs dans l'herbe et, à la s'asseoir au bord du chemin, ses mains croisées serrent ses genoux. Elle était vraiment très jolie. Ses paupières bistrées qui battaient rapidement de temps à autre, comme si elle le faisait exprès, étaient bordées de cils épais, gracieusement recourbés vers son front. Je m'approchai. « Vous allez rester là ? » « Évidemment. » « J'attendrai que quelqu'un passe. » « Ici, il ne passe personne. »

« Eh bien, quand ma mère verra que je ne rentre pas, elle avertira des paysans et ils viendront me chercher. Puisque vous êtes si pressé, allez-vous-en. » J'eus un instant l'idée de lui parler de mes pièges et de ma responsabilité envers Lily. Mais les pièges, c'est un secret. Ça ne se dit pas. « Vous comprenez, lui dis-je. Ma mère m'attend. Si je suis trop en retard, elle va me gronder. » « Si vous lui expliquez que vous avez sauvé une jeune fille perdue, elle n'en aura pas le droit. Ce n'est pas tous les jours qu'on a l'occasion de sauver quelqu'un. » Je réfléchis encore une fois.

Il était sans doute plus d'onze heures. Pour le teint, mon retard ne serait pas très grand. Et puis, le récit de cette rencontre, convenablement aménagée, me fournirait une justification romanesque. Quant au piège, si j'y allais tout de suite après le déjeuner, je n'aurais pas besoin de dire à Lily à quelle heure j'aurais fait ma tournée. Comme je me grattais la tête, elle me fit un sourire triste, puis une petite grimace comme si elle allait pleurer. « Venez, dis-je, allons-y. » Elle se leva et ramassa ses fleurs en silence.

Je me mis en route. Elle marchait à côté de moi. « Vous allez à l'école en ville ? » « Oui, j'entre au lycée au mois d'octobre. En sixième, je vais apprendre le latin. » « Moi, je suis au lycée depuis bien longtemps et je passe en cinquième cette année. Quel âge avez-vous ? » « Bientôt onze ans. » « Eh bien, moi, j'ai onze ans et demi et je suis en avance sur vous d'un an. Et justement, le latin, c'est mon plus grand succès. J'ai été première en version et seconde en thème. » Elle me regarda un instant, puis ajouta sur un ton désinvolte.

« D'ailleurs, pour moi, ça n'a pas d'importance parce que l'année prochaine, je vais me présenter au conservatoire de musique pour le piano. » « Ma mère est professeure de piano et elle me fait travailler au moins deux heures tous les jours. » « Et vous savez en jouer ? » « Assez bien, » dit-elle d'un air satisfait. « Mais je vous rappelle que je vous ai permis de me tutoyer jusqu'au bélon. Je me demande pourquoi vous n'en profitez pas. » « J'essayais de reprendre l'avantage parce que maintenant c'est trop tard. Et puis, les gens de la noblesse, on ne les tutoie jamais. »

Elle me fit un long regard de côté, un petit rire et déclara. « C'est plutôt parce que je vous impressionne. » « Moi ? Pas du tout. » « Mais si, mais si. Ce n'est pas moi qui vous intimide. C'est ma beauté. C'est comme ça avec tous les garçons. Je les fais rougir quand je veux. » Je fus piqué au vif, car ce sont les garçons qui font rougir les filles. « Eh bien, moi, il faudrait bien plus que ça. » « Vous croyez ? » Elle me barra la route.

se planta devant moi et de tout près elle me regarda dans les yeux en penchant lentement sa tête en arrière. Sa bouche était à peine entreouverte et ses narines frémissaient. Je sentis avec rage que je rougissais et je fis un effort pour rire. « Et voilà ! » cria-t-elle sur un ton de triomphe.

Il a rougi, il a rougi. C'est vos grimaces qui me font rougir. Allons, allons, n'aie pas honte. Un jour, j'ai entendu mon père qui disait à ma mère, à 20 ans, elle fera des ravages. Oui, mon cher, des ravages. Et mon père s'y connaît parce qu'il fréquente des poétesses. Il est dans un journal qui s'appelle Le Petit Marseillais. C'est lui qui corrige les articles de tous les autres. Et de plus, il fait des poésies qui sont imprimées dans des revues à Paris.

« Des poésies avec des rimes ? » « Oui, monsieur, parfaitement. Des rimes. Il en a trouvé des milliers. Il les cherche dans le tramway. » J'avais appris des poésies à l'école et j'avais toujours été surpris par la rime qui arrive à l'improviste au bout d'une ligne. Je pensais que les poètes, capables d'un pareil tour de force, étaient extraordinairement rares et qu'ils figuraient tous, sans exception, dans mon livre de classe. Je lui demandais donc « Comment s'appelle-t-il ? »

Elle me répondit fièrement. « Loïs de Montmajour. » « Comment ? » Elle répéta en articulant nettement. « Loïs de Montmajour. » Non, il n'était pas dans mon livre. Je connaissais Victor Hugo, Louis Ratisbonne, François Copé, La Fontaine, mais ce nom-là ne s'y trouvait pas. « Et toi, ton père, que fait-il ? » poursuivit-elle. « Il est professeur à l'école du Chemin des Chartreux. C'est la plus grande de tout Marseille. »

J'attendis l'effet de cette révélation. Il fut désastreux. Elle fit une jolie petite moue et prit un air supérieur pour dire « Alors, je t'apprendrai qu'il n'est pas professeur, il est maître d'école. C'est très bien, mais c'est moins qu'un professeur. »

« Est-ce que votre père va à la chasse ? » Je souriais malgré moi car j'étais sûr de mon coup. Elle ouvrit ses yeux tout grands, prit un air horrifié et s'écria. « Mon père ? Ah non, pour rien au monde, il ne voudrait tuer un petit oiseau. Et même, il dit qu'il aimerait mieux tirer sur un chasseur que sur un lapin. » Cette déclaration me cloua sur place. « Tirer sur un chasseur ? » Cet homme était certainement fou. Et il fallait prévenir tout de suite Joseph et l'oncle Jules. Mais elle poursuivit.

Naturellement, il n'a jamais essayé. Mais quand il voit dans le journal qu'un chasseur s'est blessé avec son fusil, il dit que c'est bien fait. Comme si le sujet était épuisé, elle enchaîna aussitôt. « Mon nom, c'est Isabelle. Et toi ? » « Moi, je m'appelle Marcel. » Elle fit une petite moue. « Ce n'est pas mal. Mais c'est moins joli qu'Isabelle. » « Enfin, ce n'était pas de ta faute. » « Alors ici, vous êtes en vacances ? » « Oui, et je... » Elle s'interrompit brusquement. « Mon Dieu, tes mains ! »

« Qu'elles sont sales ! On dirait les mains d'un mendiant. C'est de la terre, c'est parce que j'ai arraché des plantes de thym. » Elle me tourna le dos et s'éloigna très droite. J'allais la planter là lorsqu'à dix mètres elle s'arrêta, pivota sur la pointe des pieds et cria sur un ton de mauvaise humeur. « Alors, viens-tu ? Il faut que je te présente à ma mère. Puisque tu as voulu m'accompagner, c'est obligatoire. » Le temps des secrets de Marcel Pagnol Extrait lu par Hervé Pierre Premier épisode

Conseillère littéraire, Emmanuelle Chevrière. Prise de son, montage et mixage, Claire Levasseur, Antoine Viosa. Assistante à la réalisation, Claire Chéneau. Réalisation, Juliette Eman. Remerciements à Antoine Vuillose, documentaliste musical. France Culture remercie l'Odé Colline, édition de La Treille, et les éditions Grassa et Fasquel.