France Culture. Il y a une chose remarquable, quand on vieillit, on perd la mémoire. Mais ça ne veut pas dire qu'on perd les souvenirs. Au contraire, on perd la capacité d'acquérir de nouveaux souvenirs. Mais ceux qui sont inscrits, ils sont bien plus proches que jamais. Le temps des secrets, de Marcel Pagnol. Lu par Hervé Pierre.
Choix des extraits et réalisation, Juliette Eman. Dans ses souvenirs, je ne dirai de moi ni mal ni bien. Ce n'est pas de moi que je parle, mais de l'enfant que je ne suis plus. C'est un petit personnage que j'ai connu et qui s'est fondu dans l'air du temps, à la manière des moineaux qui disparaissent sans laisser de squelette. Deuxième épisode. Le petit hameau des Bélons se dressait au détour du sentier.
Isabelle s'arrêta derrière une bâtisse qui était longue et basse comme les anciens mâts de Provence, sans la moindre ouverture dans son dos. Elle tourna le premier coin de mur, mais avant d'arriver au second, elle m'arrêta du geste. « Attends ici, je t'appellerai. » Elle disparut. J'entendis alors une voix de femme, une voix grave et musicale qui disait « Enfin ! Vous voilà, babette ! Je commençais à me demander si le loup ne vous avait pas mangé. Je pensais, ça doit être une domestique puisqu'elle lui dit « vous ».
Mais la jeune voix répondit « Ma chère maman, il s'en est fallu d'un rien. » C'était donc sa mère qui lui disait « Vous ! » Elle continua « Figurez-vous que d'une fleur à l'autre, je me suis perdue. Et quand je m'en suis aperçue, j'étais au milieu d'une espèce de vallon tout plein de broussailles piquantes qui m'ont griffé les mollets. Ensuite, j'ai vu des araignées aussi grandes que ma main. Ces bêtes étaient horribles et j'étais glacé de peur. De plus...
« J'étais entouré de serpents. » « Vous en avez vu ? » « Non, mais j'en ai entendu qui sifflaient sous les broussailles. D'ailleurs, il paraît que ce vallon est tout plein de serpents. C'est bien connu. » « Qui vous l'a dit ? » « Un jeune garçon qui m'a sauvé et qui m'a raccompagné jusqu'ici. » « Me permettez-vous de vous le présenter ? » « Avec plaisir. » Isabelle vint en courant, me prit par la main et me conduisit sur la terrasse que je connaissais déjà pour y être passé avec Lily quand la maison était inhabitée.
Elle m'entraîna vers une belle femme blonde qui se balançait dans un hamac, un livre ouvert à la main. « Voilà mon sauveur. Ses mains sont bien sales, mais il est très courageux. Il n'avait qu'un bâton, et pourtant, il est entré dans les buissons, il a chassé au moins dix serpents. « Jeune homme, dit la dame, je vous félicite de votre courage et de votre galanterie. » Je m'inclinais, assez glorieux, mais elle ajouta brusquement.
« C'est vrai qu'il a les mains sales, et même très très sales. » « Cependant, Babette, ce n'était pas à vous de me le faire remarquer. » « Je rougis de nouveau et je cachais mes mains derrière mon dos. » « Puis, en souriant piteusement, je répétais mon excuse. » « C'est parce que je suis allé chercher du thym pour ma mère. » « Alors, en arrachant les plantes... » « Eh bien ! » dit la dame qui sauta légèrement à terre. « Voilà un garçon charmant qui va cueillir du thym pour sa mère... ...et qui en profite pour sauver une demoiselle perdue. »
« Babette, allez chercher le sirop de grenadine, trois grands verres, de l'eau et des pailles. » « Venez m'aider, » dit Isabelle, « parce que c'est lourd. » Je la suivis. Derrière le rideau de Perle Provençal, qui est censé arrêter les mouches, il y avait un étroit couloir sombre, une petite porte à droite donnée sur une assez grande salle. Nous y entrâmes et je fus confondu d'admiration. Je vis d'abord un piano qui brillait tout noir près de la fenêtre.
Près de la cheminée, un fauteuil extraordinaire car son dossier formait une très haute niche. Contre le mur de gauche, une grande commode vernie absolument neuve qui avait un gros ventre rond. Sur chaque tiroir, deux larges poignées en or. Isabelle ouvrit une immense armoire et en sortit un grand plateau noir et brillant, plein de chinois dorés imprimés en relief.
Elle le mit entre mes mains et le chargea de trois verres, d'un flacon de sirop entouré d'un treillis d'argent, même le bouchon était en verre et taillé comme un diamant, et d'un siphon bleu comme on en voit à la terrasse des cafés. Nous allâmes nous asseoir sur la terrasse et nous bûmes avec des pailles de grands verres de fraîche grenadine.
Isabelle, assise à côté de moi, le menton levé, les yeux mi-clos, les mains serrées entre les genoux, paraissait rêver pendant que sa mère me posait des questions. Elle voulait savoir où nous habitions. « À la Bastide-Neuve, lui dis-je. » Je vis avec stupeur qu'elle en ignorait l'existence et qu'il fallait en préciser la position. La dame parut hésiter, puis elle dit « Je l'inviterai bien à venir jouer avec vous ici si j'étais sûre qu'ils ne disent pas de gros mots. »
« Maman, il n'en a pas dit un seul. Il a les mains sales, oui, mais il ne dit pas de gros mots. » « Eh bien alors, nous allons essayer. Vous avez l'air d'un gentil garçon, et il y a sans doute des jours où vous avez les mains propres. » « Ah oui, dis-je, souvent. » « Eh bien, ces jours-là, je vous autorise à venir jouer avec Isabelle. » Je pensais que dans cette famille, on parlait souvent d'autorisation, mais qu'il n'y avait pas besoin de les demander pour les obtenir. J'entendis au loin sonner l'angélus, et je me levai aussitôt.
« Je vous demande pardon, madame, je crois que c'est midi et ma mère m'attend. » « Ne vous mettez donc pas en retard. » « Et merci encore une fois pour votre courageuse intervention. » « Babette, raccompagnez donc votre amie jusqu'au chemin. » « À bientôt. » Quand nous fûmes derrière la bâtisse, Isabelle me dit. « Est-ce que tu viendras cet après-midi ? » « Si je peux, parce que j'ai du travail à la maison. » « Mais dès que je serai libre, je viendrai. » « Je t'offrirai à goûter. » « J'ai des confitures d'abricot et des langues de chat. » « Et puis je te montrerai mes jouets. J'en ai des tas. »
« Je t'autorise à me baiser la main. » Elle me tendit le dos de sa main brune. Je la pris et je la portai à mes lèvres. « J'en étais sûr. Ce n'est pas comme ça du tout que l'on fait. » « Et comment donc ? » « Tu ne dois pas soulever ma main. C'est toi qui dois baisser la tête comme pour me saluer. » « Je recommence. » Je recommençais, un peu gêné par le baudrier de teint et la botte de fenouil. « Ce n'est pas mal, mais ce n'est pas encore ça. Enfin, je t'apprendrai cet après-midi. » Je revins au trou à la Bastide-Neuve.
Je vis de loin que toute la famille était à table sur la terrasse. Ma mère loua le thym que je lui rapportais, mais dit ensuite « Si je t'avais attendu pour le civet... » En m'asseyant devant la table, je répondis « À Rapon, j'ai trouvé une fille sur une grosse pierre. » L'oncle prit une mine terrifiée et demanda « Morte ! » « Oh non, c'était une fille perdue ! » « Rencontre encore plus dangereuse ! » dit l'oncle.
« Au contraire, elle avait peur des araignées et j'étais obligé de la ramener chez elle. Autrement, elle voulait se laisser mourir sur place. » « En somme, » dit mon père, « tu lui as sauvé la vie. » « Quel âge a-t-elle ? » demanda ma mère. « Douze ans. Elle est grande comme moi. » « Et où habite-t-elle ? » « À la longue maison des Bélons. J'ai vu sa mère. Elle est superbe. » « Voyez-vous ça ? » dit l'oncle. « Et la fille ? » demanda Paul.
« Elle est très jolie, seulement elle parle en faisant la bouche pointue et puis des tas de manières. Elle a de beaux mollets tout ronds. » « Tu as remarqué ça ? » demanda mon père. « Ça se voit beaucoup parce qu'elle a une petite figure. Ses yeux tiennent toute la place. » « Alors, elle te plaît ? » dit la tante Rose. « Comme si, comme ça. » « Elle dit vous à sa mère. » « Alors, c'est pas sa mère ? » dit Paul. « Mais oui, c'est sa mère, puisqu'elle l'appelle maman. Tu n'y étais pas et moi j'y étais. Et en plus, sa mère lui dit vous à elle. »
À cette annonce, Paul fut saisi d'un accès de rire. « Je parie, dit l'oncle, que cette petite fille est très brune. Ah oui, comme un merle. Et sa mère est toute blonde. Alors je les connais. Je les ai vus à la messe du village, avec le mari que je rencontre quelquefois dans le tramway. Le curé m'a dit qu'il travaille au Petit Marseillais. C'est la vérité, dis-je. Et même c'est lui qui corrige les fautes de tous les autres. Et en plus, il fait des poésies superbes. Et à Paris, tout le monde le connaît. »
« Paris est loin, » dit l'oncle. « Ici, on n'en a pas encore entendu parler. » Je ripostais. « En tout cas, c'est un noble. Il s'appelle Loïs de Montmajour. » « Peste ! » s'écria l'oncle. « C'est la petite qui t'a dit ça ? » « Bien sûr, c'est pour ça que dans la famille, ils se disent vous. Parce que ce sont des nobles. »
Et puis, je suis entré dans la maison et j'ai vu des meubles comme au musée Longchamp et un piano. « Un piano ? » demanda la tante Rose. « Et puis le père, il doit avoir mauvais caractère parce que sa fille m'a dit qu'il aime mieux tirer sur les chasseurs que sur les oiseaux. » « Je comprends ça, » dit l'oncle sur un ton grave. « Je comprends ça. C'est plus facile parce qu'un chasseur, c'est plus gros et puis ça ne vole pas. » « Non, mon oncle, ne plaisante pas. Je t'assure que c'est très sérieux. C'est Isabelle qui me l'a dit. »
« Est-ce qu'il a déjà tué beaucoup de chasseurs ? » demanda mon père. Comme je vis qu'ils se moquaient de moi, je n'écoutais plus leur plaisanterie et je dévorais ma côtelette en pensant à cette surprenante Isabelle qui m'avait donné sa main à baiser et qui m'attendait. Après le déjeuner, tout le monde fit la sieste. Je décidai alors qu'il était temps d'aller visiter nos pièges. Je pouvais faire la tournée au trop en moins d'une heure et demie. Lili n'arriverait à la Bastide que vers cinq heures.
Je pourrais donc, si j'en avais envie, aller jouer avec Isabelle de trois à cinq. Il était évidemment un peu ridicule d'aller passer deux heures avec une fille. Pour jouer à quoi ?
Je découvris sur une étagère, dans un pot de porcelaine, une pommade verte à l'odeur aromatique qui était de la vaseline mentholée pour les rhumes de cerveau, mais que je pris pour un cosmétique. J'en enduisis mes cheveux, que je lissais longuement à la brosse. Enfin, j'allais dans ma chambre choisir un blouson de toile écrue, et je sortis tout pimpant. Je montai vers l'épinette.
Mais en arrivant en haut de la côte du petit œil, je m'arrêtais pour souffler et je vis, en me retournant, derrière le toit de la maison d'Isabelle, la cime des acacias qui me faisaient des signaux dans le vent. J'ai tout à coup un sentiment de culpabilité d'une extrême délicatesse, mais qui me paraît fort suspect aujourd'hui. Je ne suis pas allé au piège ce matin parce que j'ai été obligé de sauver une fille. Ça, ce n'est pas ma faute. Mais maintenant, à quoi ça sert que j'y aille, puisque nous y retournerons tout à l'heure ?
« Si les bêtes ont mangé les oiseaux, qu'est-ce que j'y pourrais ? » « Alors, j'y vais pour quoi ? » « Pour faire croire à Lily que j'y suis allé ce matin. » « Eh bien, je trouve que c'est hypocrite. » « Je n'ai qu'à lui dire la vérité. » « Et nous ferons la tournée ensemble à cinq heures. » « Je ne lui ai jamais menti. » « Je ne vais pas commencer aujourd'hui. » Rassuré par ce raisonnement sur ma propre loyauté, je rabattis ma course vers les bêlons. Lorsque je parvins au coin de la longue bâtisse, je risquais un œil. Sur la terrasse, il n'y avait personne.
Mais j'entendis le son d'un piano. Je pensais que sa mère lui donnait une leçon et j'avançais sans bruit en longeant le mur vers cette musique. La fenêtre était ouverte. Encore un pas et je vis le dos d'Isabelle. C'était elle qui jouait. Et des deux mains en même temps. Je fus confondu de surprise et d'admiration. Je ne bougeais pas plus qu'une statue. Je regardais la crispation des fragiles épaules et la petite nuque pâle entre deux tresses de soie brillante. Mais la musique s'arrêta soudain
Et Isabelle tourna la tête vers moi. Elle sourit et elle dit « Je vous ai vu arriver dans le vernis du piano. Ça te plaît cette musique ? » « Oh oui, c'est un morceau difficile. Je vais le recommencer pour toi. Entre. Maman n'est pas là. » Elle est allée à la rencontre du poète parce qu'il a congé cet après-midi. Je sautais sur le bord de la fenêtre, puis sur le beau tapis. Elle tourna rapidement les pages d'un album de musique, puis, tout en massant ses doigts, elle dit « Approche-toi. »
À ma grande surprise, elle me fit asseoir sur le sol tout contre le flanc du piano et m'ordonna d'appliquer mon oreille sur la noire paroi d'ébène, ce que je fis docilement. J'attendis, déjà extasié. Je fus d'abord abasourdi, puis bouleversé, puis enivré. La tête vibrante et le cœur battant, je volais, les bras écartés, au-dessus des eaux vertes d'un lac mystérieux.
Je tombais dans des trous de silence, d'où je remontais soudain sur le souffle de larges harmonies qui m'emportaient vers les rouges nuages du couchant. Je ne sais pas combien de temps dura cette magie. Enfin, sur le bord d'une falaise, quatre accords, l'un après l'autre, ouvrirent lentement leurs ailes, s'envolèrent et disparurent dans une brume dorée, tandis que les échos de l'ébène n'en finissaient plus de mourir. Isabelle me toucha du bout de son pied, et je m'éveillais dans un frisson.
« Et voilà ! » dit-elle. « Ça te plaît ? » Je ne sus que répondre. Je souriais d'un air gêné, je regardais ces mains si petites qui faisaient naître tant de musique, et je compris que c'était une fée qui avait les clés d'un autre monde. Elle se leva soudain, redevenue petite fille, et dit en riant, « Réveille-toi, et viens, on va jouer à la marrelle. » Je ne fus pas fâché de cette proposition, car nous revenions dans mon domaine.
À l'école, je ne jouais plus à la marrelle, faute d'adversaires dignes de moi. Mais à cause de la musique, je décidai de lui laisser gagner la première partie. J'eus une très grande surprise. Je m'aperçus que je sautillais à pieds plats comme un ours en poussant le galet du bout de ma semelle avec une laborieuse adresse. Quand vint son tour, elle se mit à danser comme une bergeronnette. Le galet la précédait, ensorcelait et glissait devant elle jusqu'au milieu de la case suivante.
Je perdis quatre parties et j'étais rouge de dépit. Cependant, elle ne se moqua pas de moi. Après la dernière pirouette qui fit tourner sa jupe en rond et me laissa voir ses belles jambes, elle s'écria « Maintenant je suis fatiguée. On va ! » Elle s'interrompit soudain et dit « Voilà mon père ! » Ses parents montaient la côte qui aboutissait à l'esplanade où nous étions. Je les regardais avec curiosité et surtout le noble poète, le dangereux chasseur de chasseurs.
Il n'était pas grand et assez vieux, au moins quarante ans, comme l'oncle Jules. Il s'appuyait aux bras de sa femme et tenait de l'autre main une mince canne d'ébène qui lui servait à faire des gestes en marchant. Isabelle s'avança vers eux, s'arrêta à quatre pas et fit une jolie révérence. Le poète, à son tour, ôta son chapeau pour un gracieux salut. Alors Isabelle s'approcha et son père, tête nue, la baisa au front. Puis il se tourna vers moi et dit sur un ton lyrique
Voici le chevalier qui traque la vipère et pourfend l'araignée au fond de son repère. Isabelle me regarda avec fierté et j'ouvris des yeux émerveillés. Évidemment, c'était un vrai poète. Sans prendre le temps de réfléchir, il ajouta « Page de mon castel, sonné de l'olifant, en l'honneur du héros qui sauva mon enfant ».
Puis il remit sa canne à sa femme et posa une main sur mon épaule, l'autre sur celle de sa fille, comme s'il allait nous pousser dans les bras l'un de l'autre. Mais il n'en fit rien et dit solennellement « Enfant, pour le poète, il faudra sans retard de l'absinthe aux yeux verts préparer le nectar. » Je ne compris pas très bien ce qu'il voulait dire, mais l'enchantement des rimes me suffisait et sa main lourdement appuyée me poussait en avant.
Je m'aperçus cependant que la longue route l'avait épuisée, car, même avec le soutien de nos deux épaules, sa démarche était un peu incertaine. Il nous poussa ainsi jusqu'à la table, lâcha nos épaules et s'installa dans le fauteuil dosier. Isabelle courut vers la maison et disparut. Elle revint bientôt, portant un plateau chargé de verres et de bouteilles. Alors, dans un profond silence, commença une sorte de cérémonie.
Le poète installa devant lui le verre, qui était fort grand après en avoir vérifié la propreté. Il prit ensuite la bouteille, la déboucha, la flaira et versa un liquide ambré à reflet vert, dont il parut mesurer la dose avec une attention soupçonneuse, car après examen et réflexion, il en ajouta quelques gouttes. Il prit alors sur le plateau une sorte de petite pelle en argent, posa cet appareil comme un pont sur les bords du verre et le chargea de deux morceaux de sucre.
Enfin, il se tourna vers sa femme. Elle tenait déjà par son ans une gargoulette, c'est-à-dire une cruche enterporeuse qui avait la forme d'un coq. Et il dit « À vous, infante ! »
souleva la cruche assez haut, puis, avec une adresse infaillible, elle fit tomber un très mince filet d'eau fraîche sur les morceaux de sucre qui commencèrent à se désagréger lentement. Le poète, dont le menton touchait presque la table, entre ses deux mains posées à plat, surveillait de très près cette opération. L'infante verseuse était aussi immobile qu'une fontaine et Isabelle ne respirait plus.
Soudain, le maître d'œuvre tressaillit, et d'un geste impérieux il arrêta définitivement le filet d'eau, comme si une seule goutte de plus eût pu dégrader instantanément ce breuvage sacré. L'infante quitta la pose et la cruche, alors le poète saisit délicatement le verre, le porta à ses lèvres, puis renversant la tête en arrière, il en but la moitié, sans la moindre pose, tandis que son gosier montait et descendait sous la peau bleuâtre de son cou.
Enfin, il reposa le verre sur la table et poussa, la bouche ouverte, un long soupir de volupté. Je le vis déguster à petite gorgée le reste de son nectar sous les yeux émerveillés de l'infante satisfaite. Il dit ensuite, à mi-voix et d'un air soucieux, « Je cherche depuis quatre jours à remplacer une rime qui ne me satisfait pas.
« Pardonnez-moi de vous l'avoir caché. C'est une tache brune sur une statue d'albâtre, c'est un chardon sur un rosier. Pourtant le mot n'est pas loin, il voltige autour de ma lyre. Si j'ai une heure de parfait silence, je suis sûr de le capturer. » En prononçant ces dernières paroles, il prit un air farouche et fit un geste rapide comme pour attraper une mouche. Enfin, il planta son coude sur la table, posa son front dans sa main ouverte et ne bougea plus.
Alors l'infante, un doigt sur la bouche, s'avança vers moi sur la pointe des pieds, me prit à son tour l'épaule et m'entraîna vers la maison. Isabelle nous accompagnait. Quand nous fûmes assez loin du poète, elle me dit à voix basse, « Il compose. Le moindre bruit peut arrêter nette l'inspiration. Donc, les jeux sont finis pour aujourd'hui. Isabelle va travailler dans sa chambre à ses devoirs de vacances. Mais vous pourrez revenir demain matin vers dix heures. »
Et sur le chemin du retour, je cherchais le ton des explications qu'il faudrait donner à Lily. Derrière la bastide neuve, sur les terrasses herbeuses de l'oliverais abandonnée, il jouait avec Paul. Les mains dans les poches, il me regarda arriver sans dire un mot et je ne fus pas très à mon aise. Je pris donc l'affaire en main et je me mis à lui poser des questions. Les juges, qui ne sont pas bêtes, l'ont toujours interdit aux accusés. « Pourquoi n'es-tu pas venu ce matin ? » J'ai trié les pommes de terre. « Et cet après-midi ? »
J'ai brossé le mulet, puis j'ai nettoyé le poulailler, et puis je suis venu ici. Et toi ? Cette question si courte me déconcerta, et je fis un faux éclat de rire en disant « Eh bien, moi, mon vieux, il m'est arrivé une drôle d'histoire. » Je sais, Paul me l'a dit. Il t'a dit quoi ? Que tu es allé t'amuser avec une fille. Une idiote qui avait peur des araignées. Je protestais. Je n'ai pas une idiote. C'est vrai qu'elle avait peur des araignées, mais pour une fille, c'est naturel. Ma tante Rose aussi en a peur, et ma mère aussi. Ouais, si tu veux.
Mais cette fille, elle s'en croit trop. « Tu la connais ? » « Je l'ai vue. » « Où ? » « Elle est venue deux fois chez nous avec sa mère pour acheter des œufs. » « Pourquoi tu ne m'en as pas parlé ? » « Parce que ça ne valait pas la peine. » « Tu trouves qu'elle n'est pas jolie ? » « Oh ! » dit Lily. « Elle est comme les autres filles. À part que quand elle marche, on dirait le maçon sur le toit qui a peur de casser des tuiles. » J'étais vexé, mais je ne voulais pas le montrer. Et je dis simplement, « Je voudrais que tu l'entendes jouer du piano. »
Il dit brusquement. « En tout cas, je parie que tu n'es pas allé au piège ce matin. » « Et non, je n'y suis pas allé. Je ne pouvais pas laisser une fille seule perdue dans la colline. » Il secoua la tête, consterné. « Eh bien, ils ont dû se régaler. » Je compris qu'il parlait du renard, des rats et des fourmis. Je dis à mon tour. « Allez-y, dépêchons-nous. » Nous montâmes rapidement vers la tête rouge, car il était déjà plus de six heures. Lily marchait devant moi, pensif, les mains dans les poches.
Il s'arrêta brusquement, se retourna et dit avec force. « D'abord, son père, c'est un sous-lot. » « De qui parles-tu ? » « Tu le sais très bien. » « Qui te l'a dit que c'est un sous-lot ? » « Tout le monde le sait, au village. » « Il achète tout le temps des bouteilles d'apéritif. » « Qu'est-ce que ça prouve ? » « Tu sais très bien qu'au village, ils disent toujours du mal des gens de la ville. » « Je le sais. » « Parce que la semaine dernière, en revenant de Saint-Marcel avec la charrette, » « Baptistein est arrivé en retard de plus d'une heure. » « Et moi, je vais te dire pourquoi. »
« C'est parce qu'il avait trouvé ce monsieur qui marchait à quatre pattes sur la route et il ne savait plus ce qu'il disait. Alors il l'a chargé sur la charrette et il l'a ramené jusqu'au bélon. « La vérité, dis-je, c'est que ton frère est un menteur. C'est lui peut-être qui est allé boire au café et c'est pour ça qu'il était en retard. Et alors, pour s'excuser, il a inventé n'importe quoi. » J'avais parlé avec feu. Lily haussa légèrement les épaules et sortit du chemin pour aller voir un piège. Nous avions pris un jet. Il n'en reste que les plumes.
Elles étaient étalées en cercles bleus, jaunes, beiges, noirs, autour d'un bec sanglant. Les rats étaient passés par là. Plus haut, une grande alouette, prise sans doute la veille, était déjà à demi enterrée par de petits insectes noirs qui creusaient fébrilement la terre sous sa dépouille. Nous continuâmes la tournée, qui nous réservait quelques autres déceptions. Deux pièges avaient disparu, et de trois d'Arnaga, il ne restait que le bec et les pattes. Le dernier piège était tendu sous la barre terminale.
Là, nous nous reposâmes un instant sous le pain oblique qui ouvrait en éventail sa ramure plate. « Demain, » dit Lily, « il fera beau. Si tu arrives de bonne heure, nous aurons fini les amendes avant midi et nous viendrons manger ici. Si mon père ne veut pas, je m'échapperai quand même. » Le lendemain matin, je pris le chemin du collet qui allait me conduire jusqu'à Lily. Mais au croissement du chemin des Bélons, au lieu de marcher tout droit vers mon but, je tournais à gauche et je montais à pas rapides vers la maison d'Isabelle.
Ce n'était pas un bien grand détour, et si je la voyais sur la terrasse, je lui ferais de loin un petit bonjour avec la main. Le hamac était vide, et sous les acacias, il n'y avait personne. Je refusais d'admettre que j'étais déçu, mais je continuais ma route. Tout à coup, une voix claire chanta comme un coucou sur deux notes. « Ouh ! » Je regardais vers ma droite. Au fond d'un petit champ d'herbes sèches, sous un très vieil olivier, je la vis installée sur une balançoire. « Viens me pousser ! »
J'hésitai une seconde, puis il me sembla que deux minutes de plus ou de moins n'avaient pas une grande importance, et que je pouvais bien pousser trois ou quatre fois sa balançoire. Je fis un pas en avant, mais je m'arrêtais brusquement. Je vis Lily, tout seul, sous la pluie d'amande, qui de temps à autre regardait le chemin vide. Alors, de toutes ses forces, elle cria de nouveau « Viens me pousser ! » J'y allai.
C'est ainsi que mon ami m'attendit en vain, près de la gaule supplémentaire qu'il avait apportée pour moi, et qui resta couché dans l'herbe, pendant que les deux mains en avant, je repoussais les épaules tièdes d'Isabelle, qui criait de peur en riant quand le vent de sa course aérienne soulevait sa robe et la plaquait sur son visage. C'est ainsi que les filles séparent les meilleurs amis, en riant sur des balançoires qui s'arrêtent en deux minutes quand le mal ne les pousse plus. Le temps des secrets de Marcel Pagnol
Extrait lu par Hervé Pierre. Deuxième épisode. Conseillère littéraire, Emmanuelle Chevrière. Prise de son, montage et mixage, Claire Levasseur, Antoine Viosa. Assistante à la réalisation, Claire Chénaud. Réalisation, Juliette Eman. Remerciements à Antoine Vuillose, documentaliste musical. France Culture remercie l'Odé Colline, édition de La Treille, et les éditions Grasset et Fasquel.