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cover of episode "Le Temps des secrets" de Marcel Pagnol 3/5 : Le secret

"Le Temps des secrets" de Marcel Pagnol 3/5 : Le secret

2025/3/24
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Le Feuilleton

AI Chapters Transcript
Chapters
This chapter explores the various games and challenges Isabelle invents for the narrator, including the creation of costumes and daring tasks that test his bravery.
  • The narrator spends his days with Isabelle, forgetting his previous friend, Lily.
  • Isabelle and the narrator create costumes for their imaginative games.
  • The narrator undertakes dangerous tasks to prove his bravery to Isabelle.

Shownotes Transcript

France Culture. Il y a une chose remarquable, quand on vieillit, on perd la mémoire. Mais ça ne veut pas dire qu'on perd les souvenirs. Au contraire, on perd la capacité d'acquérir de nouveaux souvenirs. Mais ceux qui sont inscrits, ils sont bien plus proches que jamais. Le temps des secrets, de Marcel Pagnol. Lu par Hervé Pierre. Choix des extraits et réalisation, Juliette Emane.

Troisième épisode. Je passais désormais toutes mes journées avec Isabelle et Lily ne revint plus à la maison. Il m'arrivait parfois de penser à mon ami, mais c'était tant pis pour lui.

En effet, quand je revoyais son visage, j'étais blessé par le remords et honteux de ma trahison. Mais c'est à lui que j'en voulais de cette honorable souffrance. Je me disais, et parfois à haute voix, « Moi, je l'aime beaucoup et je suis son ami. » Mais un ami, ce n'est pas un esclave. Et puis pourquoi ne vient-il plus me voir ? Il est fâché parce que je ne fais pas son travail. Mais lui, est-ce qu'il m'aide à faire mes devoirs ? Après tout, je suis en vacances et j'ai bien le droit de voir qui je veux. Et quoiqu'il ne m'eût jamais rien demandé,

Je le trouvais trop exigeant, et je lui reprochai le chagrin que lui causait sans doute mon absence. Mes journées étaient occupées par toutes sortes de divertissements et de jeux sur la grande terrasse ombreuse ou dans la pinette cigalière. Isabelle possédait un petit manège de chevaux de plomb, mu par un mécanisme invisible enfermé dans une boîte. On appuyait sur une manette, et ils partaient tous en rond. Elle avait aussi un jeu de lois et un tric-trac.

Elle voulut ensuite m'enseigner l'art du diabolo, mais quand la ronflante bobine me fut tombée deux fois sur le front et une fois sur le nez, je préférais borner ma collaboration au rôle de spectateur et d'admirateur. Mais ces jeux qui exigent des accessoires furent bientôt remplacés par un jeu qu'inventa Isabelle et qui sortait tout droit des poèmes de son père. C'était le jeu du chevalier de la reine. La reine, naturellement, c'était elle et le chevalier, c'était moi.

Nous commençâmes par la fabrication de nos costumes, car comme toutes les filles, elle adorait se guignoliser. Avec un vieux rideau frangé d'or, elle se fit une robe à traîne, dont les trous furent masqués par des fleurs. Avec du carton revêtu du papier doré qui protégeait le chocolat meunier, je réussis une couronne vraiment princière.

Pour le sceptre, il fut fait d'un long roseau serré dans la spirale d'un ruban rouge et terminé par un bouchon de carafe qui avait dû être taillé par un diamantaire car il jetait des feux insoutenables. Enfin, un emprunt au rideau de perles de la porte nous fournit un collier à triple tour. Le costume du chevalier fut évidemment plus sommaire. Je dus me contenter d'un casque de pompier grandement embelli par un plumet qui avait été plumeau dans un ménage de poupées.

Il fut complété par une cuirasse en zinc découpée dans les restes d'un arrosoir. Ces préparatifs, qui durèrent deux jours entiers, furent délicieux et surtout le second jour. Nous étions assis dans la grande salle, en face l'un de l'autre, séparés par une petite table. La pièce était sombre car une pluie fine tombait patiemment sur les acacias et l'odeur de la terre mouillée entrait par la fenêtre ouverte. Isabelle cousait attentive.

Je collais du papier d'argent sur la lame d'un sabre de bois et je la regardais de temps à autre. Elle était plus jolie que jamais, parce qu'elle ne faisait pas de mine. Ses tresses noires pendaient sur son ouvrage, le minuscule dé poussait la fine aiguille, parfois elle levait les yeux vers moi et souriait. Dans le silence humide et tiède, sous la lumière couleur d'étain, au chuchotement de la pluie, le battement confidentiel de la pendule fabriquait patiemment nos minutes communes.

et je sentais profondément la douceur de nous taire ensemble. Le résultat de nos efforts fut une grande réussite. Lorsque je la vis paraître, la couronne en tête, le sceptre en main, ceinturée de glands d'or et suivie d'une traîne écarlate, je fus ébloui et je crus vraiment à sa royauté. Je lui jurai aussitôt sur mon glaive obéissance et fidélité et je me déclarai prêt à mourir pour elle, ce qu'elle accepta sans façon.

Les premiers ordres qu'elle me donna mirent à l'épreuve ma force et mon courage. Elle m'ordonna d'aller chercher un nid abandonné dans la plus haute fourche d'un acacia garni d'épines acérées. Puis, elle laissa tomber une rose dans le puits des Bélons, qui avait bien trois mètres de profondeur et où personne n'avait jamais vu d'eau, et m'autorisa à descendre dans ce gouffre pour y conquérir cette fleur.

Un autre jour, elle me conduisit sur la route du village jusqu'à la ferme de Félix, dont les volets étaient toujours fermés parce que Félix était maçon et ne rentrait pas avant le soir. Mais en son absence, ses richesses étaient gardées par un chien immense qui bondissait vers les passants en s'étranglant au bout d'une chaîne dont l'épaisseur était fort heureusement proportionnée à la férocité de l'animal. La reine me déclara que si j'allais le caresser, je serais nommé capitaine des gardes du palais.

Sans la moindre hésitation apparente, je m'avançais vers le fauve, en comptant sur le magnétisme bien connu du regard de l'homme d'une part et d'autre part sur la solidité de la chaîne. Ma vue sembla surexciter l'animal. Je m'arrêtais, prudemment, au bord du demi-cercle qu'avaient tracé ces allées et venues. Du fond de la niche, il bondit, mais d'un élan si prodigieux que la boucle du collier céda. Isabelle poussa un cri de terreur. J'esquissai un bond en arrière. « Trop tard ! »

Les longues pattes agrippèrent mes épaules, je vis briller quatre canines, aussi grandes et aussi pointues que des breloques d'explorateurs. De toutes mes forces, je repoussai le dur poitrail, mais une longue langue douce me lécha furieusement le visage, tandis que la bête féroce poussait de longs gémissements. Isabelle avait pris la fuite. Elle revint en courant pendant que je rebouclais le collier du fauve. Elle me dit simplement, d'assez loin, « Chevalier, je suis contente de vous !

Il me sembla que c'était un peu froid. Mais le soir même, en racontant cet épisode à son père, elle affirma que j'avais terrassé la bête féroce. Ainsi passèrent une dizaine de journées si courtes que j'arrivais toujours en retard à la maison où je ne venais que pour manger. J'admirais, je respectais, j'adorais Isabelle. Et je n'avais même plus le moindre remords d'avoir abandonné Lily car j'avais oublié son existence.

J'avais trouvé dans l'herbe, sous la balançoire, un ruban de satin vert tombé des cheveux de la bien-aimée. Je possédais aussi un bouton de nacre de sa robe, un glaïeul qu'elle m'avait donné, une petite pomme sauvage où l'on voyait la marque de ses dents et la moitié d'un petit peigne. Chaque soir, je plaçais ces trésors sous mon oreiller. Puis, le ruban vert noué autour du cou et serrant dans mon poing le fruit divinisé par sa morsure, je revivais, les yeux fermés, la miraculeuse journée

et je préparai les phrases qui lui diraient, demain peut-être, l'éternité de mon amour. Cependant, la reine ne tarda guère à abuser de son autorité. Elle commença par m'ordonner de porter sa traîne. Puis elle me fit remarquer que ce n'était pas là le travail d'un chevalier, et m'ayant montré une gravure coloriée sur laquelle la traîne royale était portée par deux négrillons, elle me noircit le visage et les mains avec un bouchon brûlé.

Il fallut ensuite l'éventer respectueusement avec le plumeau pendant qu'elle faisait semblant de dormir dans le hamac. Après quoi, pour me récompenser, elle me disait « Ouvre la bouche et ferme les yeux » et je devais croquer ce qu'elle déposait délicatement sur ma langue. Ce fut d'abord un berlingot, puis une cerise, puis un colimaçon.

Heureux et fier de l'étonner, je me vautrais dans cette servitude, et je tremblais d'émotion lorsque, avant mon départ, elle nettoyait elle-même mon visage et mon cou avec un tampon de coton trempé d'eau de Cologne. Ma transformation soudaine n'avait évidemment pas échappé à la perspicacité de toute la famille.

Mon père me regardait parfois avec un sourire amusé, et il arrivait à l'oncle Jules, lisant son journal après le déjeuner, de déplorer la recrudescence des drames passionnels et d'émettre des considérations un peu inquiétantes, quoique générales, sur la force des illusions qui aveuglent les amoureux. Mais on ne me posait pas de questions. Un après-midi, les exigences de la reine furent aussi nombreuses que variées.

Je fus le fidèle esclave noir porteur de traîne et d'éventail, puis danseur contorsionniste. Frappé par une flèche empoisonnée, j'agonisais horriblement aux pieds de ma maîtresse qui me disait des paroles de consolation et de regret. Je personnifiais ensuite le chien féroce qui court en aboyant l'écume aux babines autour du palais de sa maîtresse et j'en profitais pour lui lécher la main. Enfin, encouragé par mon adoration béate,

Elle finit par me mettre dans la bouche une sauterelle vivante que je croquais jusqu'au moment où je compris ce que c'était et je la rejetai dans une nausée. La reine voulut bien me pardonner de ne pas l'avoir avalée et me débarbouilla longuement à l'eau de Cologne. Puis, elle alla s'asseoir sur son trône, qui était le tabouret du piano, et m'accorda une audience. Alors, tandis que je me tenais au garde-à-vous, elle m'annonça une stupéfiante nouvelle.

« Chevalier, je suis contente de votre vaillance et de votre fidélité à mes ordres. Vous avez triomphé des épreuves que j'ai dû vous imposer. Vous allez avoir votre récompense. » Elle me regardait dans les yeux d'un air pensif. « Une reine seule est toujours accablée par les soucis du royaume. J'ai donc décidé de vous associer à ma destinée. » Je n'osais pas comprendre. Elle poursuivit. « Notre mariage aura lieu demain en présence de tous les princes chrétiens. »

C'était une idée grandiose et qui consacrait mon triomphe définitif. Je devins tout rouge de fierté et je m'inclinais respectueusement. Elle me donna sa main à baiser, puis elle dit « Maintenant, retirez-vous, car je vois s'avancer un poète célèbre. Un poète est plus qu'un roi et je dois aller le servir. »

En effet, son père, Loïs de Montmajour, venait de paraître, chancelant, la bouche tordue et visiblement torturée par l'inspiration. Je me retirai à reculons, en saluant à chaque pas, et je rentrai à la bastide en dansant le long du chemin. Les chasseurs venaient d'arriver. L'oncle, le verre en main, me regardait venir. « Oh oh ! Tu as l'air bien guilleret ce soir ! » « Moi ? Comme d'habitude. Est-ce que Lily est venue ? »

« Oui, » dit mon père, « il est même venu d'assez bonne heure, et quand il a vu que tu n'étais pas là, il a emmené Paul avec lui. » Cette nouvelle était plaisante. Elle me délivrait de mes remords, puisque Paul pouvait me remplacer. C'était même une petite trahison qui venait en déduction de la mienne, et je me sentis parfaitement justifié à mes propres yeux. Je m'installais dans une chaise longue pour grignoter une barre de chocolat. J'avais un livre ouvert sur mes genoux, et je faisais semblant de lire. En réalité, je pensais à ma chère Isabelle,

et je considérais sa décision de m'épouser le lendemain comme une véritable déclaration d'amour. Je décidai qu'après la cérémonie, je lui proposerais de visiter notre royaume. Je l'entraînerais alors dans la pinède, et là, sous prétexte de consacrer notre mariage, je la serrerais sur mon cœur et je l'embrasserais passionnément. Comme je préparais le dialogue qui devait amener ce geste audacieux, mais décisif, Paul et Lily parurent. Ils s'arrêtèrent à cinquante pas.

Sous le vieil amandier tordu, ils se concertèrent à voix basse, puis ils s'avancèrent lentement en se dandinant et en échangeant d'inexplicables grimaces. Leur attitude, je ne sais pourquoi, me parut inquiétante. « Eh bien ! » leur dit mon père, « d'où venez-vous ? » Lily leva la main gauche et pointa en silence son index vers la maison invisible d'Isabelle. « Nous avons fait un petit tour là-bas, » dit Paul, « et nous nous sommes cachés, pour voir un peu ce que tu faisais avec cette fille. Eh bien, nous avons tout vu, tout !

Je sentis aussitôt brûler mes joues, mais je ne dis pas un seul mot. Mon père, vivement intéressé, demanda « Et vous avez vu quoi ? » « Ils s'amusaient, » dit Lily évasif. « À quel jeu jouaient-ils ? » Lily, qui paraissait un peu gênée, répondit « Ma foi, je n'ai pas très bien compris. » « Mais moi j'ai compris ! » s'écria Paul. « La fille, il a tout barbouillé en aigre, et puis il tenait la queue de sa robe, et après elle l'a fait courir à quatre pattes. »

« En aboyant, » murmura Lily qui tenait toujours les yeux baissés. « Voilà un jeu assez surprenant, » dit l'oncle Jules, « et qui ne ressemble à rien, » dit Joseph sur un ton catégorique. « Jamais de ma vie une fille ne m'a fait courir à quatre pattes. C'est un jeu que nous avons inventé, le jeu du chevalier de la reine. En général, » dit mon père, « les chevaliers ne courent pas à quatre pattes et ils n'aboient jamais, » dit l'oncle. Je vis bien qu'il n'était pas content.

Je leur expliquais donc les règles du jeu en insistant sur l'élégance des sentiments chevaleresques et en disant que dans les vers du poète, ça se passait toujours comme ça. Mais Paul pointa vers moi un index accusateur. « Et la sauterelle ? La sauterelle, tu n'en parles pas ? » Elle lui a fait fermer les yeux et puis ouvrir la bouche et puis elle lui a mis dedans une sauterelle. « Vivante ! » murmura Lily. « Et il l'a croquée ! » s'écria Paul. « Oui, tu l'as croquée ! »

Furieux, je criais à mon tour. « Ce n'est pas vrai ! Je l'ai craché ! Parfaitement, je l'ai craché ! » « C'est la vérité, » dit Lily. « Ça, je l'ai vu. » « Craché ou croqué ? » dit brusquement mon père. « Je trouve ce genre de plaisanterie tout à fait idiot. Et il est parfaitement clair que cette fille te prend pour un imbécile. » Son déplaisir était visible et je ne savais plus quelle attitude prendre lorsque j'entendis la voix de ma mère. « Si les filles te font manger des sauterelles maintenant, je me demande ce qu'elles te feront manger plus tard ?

Je fus frappé au cœur, parce qu'elle avait parlé le plus sérieusement du monde. Mais Lily vint à mon secours. Il s'écria tout à coup, « Nous avons tout juste le temps d'aller au piège. J'en ai tendu trois douzaines au petit œil. » Je sautai sur l'occasion. « Allons-y vite. » Je m'élançai vers le chemin des collines et je courais si vite que Lily avait peine à me suivre. Je m'arrêtais, bientôt hors d'haleine, et je dus m'asseoir sur une pierre pour l'attendre. « Tu sais, » me dit-il, « moi je ne voulais pas parler. C'est Paul. J'ai bien vu. »

« Mais je trouve que ce n'est pas bien joli de se cacher comme des espions allemands pour voir ce que je fais. » « Moi, ce que je fais, ça ne vous regarde pas. » « Je sais bien, » dit Lily. « Je sais bien. » « Moi, je n'avais pas envie d'y aller. » « C'est Paul. Tu comprends ? » « Ça lui faisait peine que tu quittes tout le monde pour cette fille. » « Et puis, ça l'a vexé de te voir faire l'imbécile pour le plaisir d'une idiote. » « Qu'est-ce qu'elle se croit, celle-là, pour te commander ? » « Elle te prend pour un chien ? » Je ne sus que répondre. Il me regarda un instant d'un œil noir et dit rudement. « Et toi ? »

« Tu te prends pour un chien ? » Je haussai les épaules et je fis un faible sourire. Le soir, sous la lampe tempête, je m'efforçai de prouver une parfaite tranquillité d'esprit en mangeant de grand appétit l'omelette au lard et les tomates farcies. Puis, comme personne ne parlait, et que ce silence devenait gênant, car je sentais qu'ils pensaient tous aux chevaliers de la reine.

Je pris délibérément la parole et j'exposai, comme s'il se fût agi d'un problème vital, la différence de tempérament des trois échos de passe-temps. Les regards pensifs de mon père, le sourire un peu narquois de l'oncle Jules, les clins dieux diaboliques de Paul ralentirent bientôt mon éloquence que je baillonnais d'une grande bouchée de gâteaux de riz. Alors Joseph prit la parole.

« Je suis heureux de constater que tu t'intéresses encore aux échos et par conséquent aux collines, ce qui nous prouve que tu vas revenir à la chasse avec nous et que tu vas reprendre tes courses avec Lily. » « Les courses sur deux pattes, » dit l'oncle, « sont en effet plus honorables que sur quatre. » « Demain matin, » dit mon père sur un ton catégorique, « tu iras aider Lily à cueillir des olives vertes, parce que ta mère veut préparer un pot d'olives cassées pour cet hiver. Et l'après-midi, je vous conseille d'aller tendre vos pièges au ballon du jardinier. »

Mon départ paillonne nous a signalé un nouveau passage de l'Oriot. « Ça, c'est intéressant, » dis-je. « C'est beau, un l'Oriot. On dirait des merles dorées. » « Le vent souffle tout justement du nord-est, » dit l'oncle Jules. « Et c'est celui-là même qui nous a apporté ses passereaux. Il ne faut pas perdre de temps, car ils ne resteront qu'une huitaine de jours avec nous. » « Et où vont-ils ensuite ? » demanda ma mère, comme si cette migration était le premier de ses soucis.

L'oncle Jules commença une petite conférence sur les mœurs et coutumes de ces oiseaux, et mon père ajouta quelques renseignements personnels fraîchement extraits du dictionnaire Larousse. Mais je compris que toutes ces ornithologies n'avaient d'autre raison que leur désir de ne pas prolonger mon humiliation et de réduire l'affaire d'Isabelle aux proportions d'un incident un peu ridicule, mais définitivement réglé. Lorsque l'infâme Paul se mit à ronfler sur son avant-bras replié,

Je le pris dans mes bras, je l'emportai dans notre chambre et je le mis dans son lit sans qu'il eût repris connaissance. Puis je me déshabillai à mon tour. Cependant, il me sembla que la conversation sous le figuier marchait bon train. J'ouvris tout doucement la fenêtre et j'écoutai. Mais il parlait à voix basse et je ne pus saisir au passage que des lambeaux de phrases. Bien vilaine mentalité ! Déjà aussi bête qu'un homme ! Grimassière ! Soudain, la voix de la tante Rose perça ses murmures.

« Je l'ai vue à la messe avec ses parents. Elle est assez mignonne, mais elle a l'air prétentieuse et sournoise. » « C'est bien possible, » dit l'oncle Jules de sa voix naturelle. « Ben, c'était tout de même pas un drame. » « Bien sûr, » répondit Joseph. « Mais je refuse d'admettre que mon fils fasse le guignol pour amuser la fille d'un poivreau. » Sur quoi, sans attendre la suite, je refermai sans bruit la fenêtre, je me glissai dans mes draps et je fis mon bilan. La situation était particulièrement grave, et surtout au point de vue moral.

J'étais désespéré par l'hostilité soudaine de toute ma famille et je me sentais aussi abandonné que Robinson. Pourtant, je n'en voulais à personne. Leur erreur à tous, c'était de n'avoir pas compris la force d'un sentiment unique au monde et qu'ils n'avaient certainement jamais éprouvé puisqu'il n'y avait qu'une seule Isabelle et qu'ils ne la connaissaient pas. Ils ne pouvaient donc pas savoir qu'elle ne ressemblait à personne. La Tante Rose ne l'avait vue que de loin et à la messe, où il est défendu de rire, et Lily, qui parlait d'elle si brutalement, n'était qu'un petit paysan.

Si elle avait daigné lui dire un seul mot, il aurait, lui aussi, couru à quatre pattes en croquant des sauterelles ou peut-être des cafards. À force de réfléchir, je trouvais une solution grandiose. J'irai le lendemain, en secret, voir Isabelle. Puis, après la cérémonie du mariage qui allait me transférer le pouvoir, je la conduirai à la Bastille-Neuve.

La couronne en tête, le sceptre au poing, drapé dans le manteau royal et la main dans la main, nous nous avancerions noblement à travers les marguerites et la famille, émue et charmée, nous offrirait les présents d'Innos et adopterait Isabelle. Dans les demi-rêves qui précèdent le sommeil, tout paraît possible et même facile. Je m'endormis dans un si parfait bonheur que j'en avais les larmes aux yeux. Lorsque je m'éveillais, il pleuvait.

Je fis ma toilette avec beaucoup de soin. Une vraie toilette de noces. Cette application éveilla la méfiance de ma mère, qui me regarda soudain d'un air soupçonneux. « Tu n'as pas oublié ce que ton père t'a dit hier au soir ? Où vas-tu ? » « Je vais chez Lily. » « Tu feras plaisir à tout le monde, et surtout à lui. » Quand il venait tous les soirs apporter le lait et qu'il ne te trouvait pas, j'ai bien vu qu'il avait envie de pleurer. Ce discours ne me toucha pas le moins du monde. D'abord, pas de pitié pour les espions. Ensuite, puisqu'il jouait avec Paul, il n'avait plus besoin de moi.

Enfin, puisqu'Isabelle allait prendre place dans notre vie, il ferait bientôt sa connaissance, elle viendrait dans la colline avec nous, et finalement nous serions tous très heureux. Je mangeais longuement mes tartines beurrées, puis, sous le capuchon de ma pèlerine, je partis, par saut et par bond, pour éviter les flaques grises que la pluie picotait de mille petits ronds. J'arrivais derrière la maison, je franchis le coin, j'écoutais. Un grand silence, à peine frôlé par le léger crépitement de la pluie.

Je risquais un œil. Personne. Assez timidement, je frappais à la porte. La voix de l'infante cria « Qu'est-ce que c'est ? » Puis la fenêtre s'ouvrit et elle me vit. « Entrez donc ! Isabelle est en bas ! » Il me sembla que l'expression de son visage ni sa voix n'étaient dignes d'une reine mère qui reçoit le prince prétendant. J'entrais. J'avançais sur la pointe des pieds afin de surprendre ma bien-aimée. Elle n'était pas dans la grande salle où régnait un certain désordre. J'atteignais la cuisine. Personne.

Où donc était Isabelle ? Sans doute dans sa chambre, occupée à coudre le manteau royal qu'elle m'avait promis. Comme je revenais sur mes pas, le long du couloir obscur, j'entendis soudain un bruit d'orage et dans le mur bossu une porte grise s'ouvrit. C'était la porte des cabinets. Je demeurai stupide comme paralysé et mon cœur dans ma poitrine fit une petite grimace. Mon nez s'enfla subitement d'une odeur abominable qui infecta d'un seul coup toute ma tête.

Elle ne parut nullement gênée et elle s'écria aussitôt « Tu arrives en pleine catastrophe. Viens ! » Elle partit vers la salle et je la suivis déjà désespérée. Tout en marchant, elle parlait. « Et d'abord, j'ai pris froid, j'ai eu de la fièvre toute la nuit et maintenant je suis malade. Enfin, ce n'est pas le plus grave parce que ça m'est déjà arrivé. Mais le comble ! » Elle ouvrit soudain des yeux inquiets et dit « Attends-moi, je vais revenir. »

Je le savais déjà, le comble. Le comble, c'était que ma princesse, ma fée, avait tout bêtement la colique. J'étais vraiment très malheureux. Je m'approchais de la table où je voyais une petite pile de cahiers d'écoliers. Sur la couverture du premier, je lus « Lycée Montgrand, cahier de textes appartenant à Isabelle Cassignol, 5e A ». Ce nom était répété sur chaque cahier.

Je me demandais qui était cette Isabelle lorsque je découvris une enveloppe adressée à M. Adolphe Cassignol, correcteur au Petit Marseillais, quai du canal Marseille. Je n'y comprenais plus rien. Isabelle entra en disant « Et maintenant, tu vas savoir le comble. Mon père s'est disputé avec le directeur du Petit Marseillais, qui est un imbécile et un jaloux, et il va dans un autre journal, où il aura une situation encore plus importante, mais il faudra qu'il reste à l'imprimerie jusqu'à minuit. »

Alors nous retournerons en ville cet après-midi. Une voiture viendra nous prendre vers 4 heures. Voilà, voilà la catastrophe. Si cette nouvelle m'avait été annoncée la veille, j'aurais sans doute fondu en larmes. Mais il y avait un si grand désordre dans mes pensées que je répondis simplement « C'est bien dommage. » « C'est tout ce que ça te fait ? » Je croyais que tu allais pleurer. Je dis à mi-voix, car c'est à moi-même que je parlais, « Moi aussi. » « Eh bien, moi ! » dit-elle avec amertume. « Moi ! »

« Quand la voiture va venir, je sais que j'aurai du chagrin. » Elle était très pâle, les yeux battus, les traits tirés, et ses boucles noires s'étaient déroulées. Mais je n'avais pas encore atteint l'âge de la divine tendresse, et je fus simplement déçu. « En tout cas, je vais te jouer un morceau d'adieu. J'espère que ça, ça te fera pleurer. » Elle y tenait beaucoup. Je me préparais donc à faire un petit effort vers le pathétique. Mais comme elle allait s'asseoir au piano, elle se figea et se précipita de nouveau dehors. Là-haut,

On tirait des meubles criards. C'était Madame Cassignol qui faisait son ménage avant de partir. Héloïse de Montmajour, c'était Adolphe Cassignol qui avait pris un faux nom comme les força évader. Alors, je remarquais sur le marbre fendu de la cheminée une tasse ébréchée au fond de laquelle un sucre peu soluble avait laissé des reflets poisseux. Il manquait une aiguille à la pendule de corne. Le grand miroir vénitien reflétait des brumes jaunâtres picotés d'étoiles noires.

Le précieux tapis de table n'était qu'une vaste loque, constellée d'accrochevelus, et la reine s'appelait Isabelle Cassignol. Je sentis que j'étais ruiné, et la chasse d'eau gronda de nouveau. Alors, je sautais par la fenêtre, et je pris la fuite sous la pluie. Le temps des secrets, de Marcel Pagnol. Extrait lu par Hervé Pierre. Troisième épisode. Conseillère littéraire, Emmanuelle Chevrière.

Prise de son, montage et mixage Claire Levasseur, Antoine Viosa. Assistante à la réalisation Claire Chénaud, réalisation Juliette Eman. Remerciements à Antoine Vuillose, documentaliste musical. France Culture remercie l'Odé Colline, édition de La Treille et les éditions Grasset et Fasquel.