France Culture. Il y a une chose remarquable, quand on vieillit, on perd la mémoire. Mais ça ne veut pas dire qu'on perd les souvenirs. Au contraire, on perd la capacité d'acquérir de nouveaux souvenirs. Mais ceux qui sont inscrits, ils sont bien plus proches que jamais. Le temps des secrets, de Marcel Pagnol. Lu par Hervé Pierre.
Chois des extraits et réalisations, Juliette Eman. Dans ses souvenirs, je ne dirai de moi ni mal ni bien. Ce n'est pas de moi que je parle, mais de l'enfant que je ne suis plus. C'est un petit personnage que j'ai connu et qui s'est fondu dans l'air du temps, à la manière des moineaux qui disparaissent sans laisser de squelette. Quatrième épisode. Nous étions au milieu de septembre,
Le mois des prunelles bleues, des lierres grenues, des rouges arbouzes, des pierres dorées. Je n'avais pas oublié mes amours, mais mon chagrin avait pris la couleur de la saison. C'était un regret pathétique, une douce mélancolie qui recomposait mes souvenirs. J'étais maintenant assez heureux et je croyais que les vraies vacances commençaient. J'aurais dû comprendre cependant l'avertissement des petites pluies et remarquer le fait que la lampe tempête ne se balançait plus sous la branche du figuier. Nous prenions nos repas du soir dans la salle à manger.
Un soir, tandis que j'admirais la virtuosité de l'oncle Jules qui découpait élégamment une perdrie, mon père me dit sans le moindre préambule et comme la chose la plus naturelle du monde, « Donc, c'est demain, à dix heures précises, que nous commencerons les révisions. » Comme je manifestais une surprise indignée et que je cherchais des yeux le calendrier des postes, Joseph continua, « Je comprends très bien que tu aies perdu la notion du temps parce que tu as eu, cette année-ci, de très intéressantes occupations. »
« Eh oui, » dit l'oncle, « la chasse, les pièges, la nature, les fréquentations mondaines. » « De toute façon, » reprit Joseph, « c'est une période de ta vie qui vient de se terminer. Nous sommes aujourd'hui le 18 septembre et tu vas faire ton entrée dans l'enseignement secondaire le lundi 3 octobre, c'est-à-dire dans quatorze jours. » « Oui, » dis-je, « mais en quatorze jours, on a encore le temps de s'amuser. »
« De s'amuser jusqu'à dix heures du matin, » dit mon père. « Mais le reste de la journée sera désormais consacré aux révisions. Il est indispensable que tes débuts au lycée soient brillants pour faire honneur à nos écoles primaires. Est-ce qu'on ne peut pas lui laisser encore deux jours ? » demanda ma mère. « Ma chère amie, » dit l'oncle Jules sur un ton sévère, « s'il s'était agi de mon fils, je l'aurais mis à l'ouvrage dès le lendemain du 15 août. » Le lendemain matin, en partant sous les dernières étoiles, j'annonçai la triste nouvelle à Lily.
Il me consola de son mieux et déclara que c'était déjà beau de pouvoir braconner de cinq heures à neuf heures. D'ailleurs, il allait être requis lui-même pour le ramassage des pommes d'amour d'hiver et les premiers labours d'automne. Je rentrai vers dix heures, chargé de gibier, que je fis valoir en l'étalant sur la table de la salle à manger, dans l'espoir d'obtenir la permission d'aller tendre les pièges dans la soirée.
Mais mon père repoussa les griffes sans dire un mot et me fit faire une longue dictée qui racontait vainement les malheurs d'un roi imbécile nommé Boabdil. L'après-midi, après un festival d'analyse logique et une courte récréation, il me fallut régler le débit de trois robinets qui remplissaient un bassin, puis calculer les temps d'un cycliste qui s'efforçait, je ne sais pourquoi, de rattraper un cavalier dont la monture s'était arrêtée plusieurs fois pour boire.
Après quoi, Paul fut convoqué pour écouter la lecture que je dus faire à haute voix des malheurs de Vercingétorix. Enfin, vers les cinq heures, l'oncle Jules revint de la chasse une perdrie dans chaque main. Il les jeta sur mes grives et m'administra rose à la rose, première déclinaison. Joseph écoutait, naïvement intéressé. Je lui demandais « Pourquoi veux-tu que j'apprenne une langue que tu ne sais pas ? Ça va me servir à quoi ? »
Il répliqua « Si l'on a appris que le français, on ne sait pas bien le français. Tu t'en rendras compte plus tard. » Je fus consterné par cette réponse qui le condamnait lui-même. Ces leçons ne durèrent finalement que six jours car il fallut redescendre vers la ville pour compléter d'autres préparatifs. Le dernier soir, j'allais faire mes adieux à Lily que je n'avais pas vu de la journée. Dans le vaste grenier de ses parents, un rayon du soleil couchant qui entrait par la lucarne illuminait une barre de poussière d'or.
Il était assis sur un escabeau devant un gros tas de petites pommes d'amour qui ressemblaient à des prunes rouges. Chacune avait une queue verte qu'il insérait entre les deux brins d'une ficelle double, puis il faisait un nœud avant de placer la suivante. Pendant un moment, je le regardais travailler en silence. Enfin, il leva la tête et il dit « Cette année, on s'est bien amusé, mais on aurait pu s'amuser bien plus. Quand même, c'est dommage. »
À ses regrets, je ne répondis rien. Il eût voulu sans doute m'entendre renier Isabelle. Je refusai sans dire un mot, mais il me comprit et changea de sujet. « Cette nouvelle école où tu vas, comment c'est ? »
Et je me demandais s'il n'eût pas été plus raisonnable de lier des tomates toute ma vie plutôt que d'apprendre, sans le moindre espoir, les douze cas de rose à la rose. Nous rentrâmes donc en ville et mon nouveau départ dans la vie fut préparé avec autant de soin que le placement d'un Spoutnik sur son orbite. C'est le lundi 3 octobre au matin, à 6 heures, que sonna le grand branle-bas. Lavé, frotté, récuré et largement nourri de tartines beurrées,
J'endossais un costume à col de marin cousu par ma mère. Paul portait un blouson gris tout neuf et un joli col blanc rabattu. Quant à Joseph, il me parut un peu étranglé par son col amidonné. C'est toujours comme ça après les vacances. Mais il avait néanmoins belle allure dans un complet gris clair brillamment éclairé par une cravate socialiste de satin rouge. Ma mère nous avait prévenu qu'elle ne pourrait pas nous accompagner parce que la petite sœur n'avait pas de robe qui convint aux circonstances.
J'en fus bien aise, car je redoutais le ridicule d'une entrée au lycée à la tête d'un cortège familial, comme le mort de l'enterrement. Nous partîmes donc tous les trois, vers les 7h30. Je marchais à la droite de Joseph, tandis que Paul s'accrochait à sa main gauche. Mon cartable giberne, en tirant mes épaules en arrière, me faisait une poitrine avantageuse, et mes talons neufs claquaient sur le trottoir, encore encombrés par les poubelles matinales.
Mon père me signalait au passage les noms des rues pour me mettre en état de retrouver mon chemin. Ma mère devait m'attendre à la sortie du soir, mais à partir du lendemain, il me faudrait naviguer tout seul entre le lycée et la maison, ce qui m'effrayait un peu. Au bout d'un quart d'heure de marche, nous arrivâmes au bout d'une rue qui débouchait en haut d'une pente rapide que nous descendîmes à grands pas. Vers le bas de cette déclivité, et sur la droite, mon père me montra une énorme bâtisse. « Voilà le lycée », me dit-il.
Au milieu de l'immense façade, sous de très vieux platanes plantés au bord du trottoir, je vis une foule d'enfants et de jeunes gens qui portaient des serviettes de cuir sous leurs bras ou des cartables dans leur dos. Une double porte, aussi haute qu'un portail de cathédrale, était entrebâillée. Des gens entraient et sortaient, mais les groupes d'élèves qui bavardaient en rond sur le trottoir ne semblaient pas pressés de s'abreuver aux sources de la connaissance.
« Cette porte, dit mon père, c'est celle de l'externa, c'est-à-dire des bâtiments où sont les classes. Toi, tu dois entrer par la porte de l'interna qui est de l'autre côté du bâtiment. » Nous continuâmes à descendre la pente et quand nous eûmes fait cent pas, je constatais avec stupeur que la bâtisse nous suivait toujours. Nous marchâmes encore quelques minutes, puis nous tournâmes sur la droite pour prendre une petite rue. En haut d'un perron d'au moins quinze marches, il y avait une autre double porte, grande ouverte sur une entrée carrée.
Là, derrière un vitrage, était assis un concierge, ou plutôt un officier de conciergerie, car il portait une tunique à boutons dorés. Mon père demanda où devaient se réunir les demi-pensionnaires de 6e A2. L'autre répondit avec la plus surprenante indifférence. « Traversez la petite cour, le couloir à droite, M. le surveillant général vous renseignera. » Sur quoi il referma son guichet sans nous accorder le moindre sourire de bienvenue.
Nous traversâmes une petite cour cimentée comme un trottoir et nous pénétrâmes dans la bâtisse par une porte basse. À la sortie de ce tunnel, nous débouchâmes dans un couloir aussi haut qu'une église. Sur des dalles noires et blanches qui s'allongeaient à perte de vue circulaient des élèves de tous âges. Les plus jeunes étaient accompagnés par des messieurs ou des dames très richement vêtues qui avaient des têtes de parents d'élèves. Au croisement de deux couloirs, nous trouvâmes M. le surveillant général.
C'était un gros petit homme à la barbiche en pointe sous une forte moustache poivre et sel. Il portait des lorgnons tremblants, rattachés à sa boutonnière par un cordonnet noir. Cerné par un demi-cercle d'enfants et de parents, il jetait un coup d'œil sur les feuilles qu'on lui tendait et il orientait les élèves. Mais à partir de ce lieu fatal, les parents n'avaient plus le droit de les suivre. Il y avait des embrassades. Je vis même un petit blond qui pleurait et qui refusait de lâcher la main de sa mère.
« C'est sans doute un pensionnaire, » dit mon père. « Et il ne verra plus ses parents jusqu'à la Noël. » Cette idée parut à Paul si cruelle qu'il en eut les larmes aux yeux. Cependant, Joseph avait tendu ma feuille au surveillant général. Celui-ci la regarda, et sans la moindre hésitation, il dit, « Troisième porte à gauche. Traversez l'étude, laissez-y vos affaires, et allez attendre dans la cour des petits. » « C'était à moi qu'il disait, vous. » « Allons, » dit mon père. « Nous aussi, nous avons une rentrée des classes, et il ne faut pas nous mettre en retard. »
Il m'embrassa et j'embrassai Paul qui ne put retenir ses larmes. « Ne pleure pas, lui dis-je. Moi, je ne reste pas ici jusqu'à la Noël. Je reviendrai ce soir à la maison. Allons, dit Joseph. Filons. Il est huit heures moins le quart. » Il entraîna Paul tandis que je m'éloignais. J'arrivais à la troisième porte. Je me retournais. À travers les passages d'élèves, je les vis tous les deux, arrêtés devant le tunnel de sortie. Ils me regardaient et Paul, la main levée, me faisait de petits adieux.
Pour arriver à la cour de récréation, il me fallut traverser ce que le surveillant général avait appelé l'étude. C'était une classe où trois colonnes de pupitres à deux places s'avançaient vers une chaire installée sur une estrade d'une hauteur qui me parut anormale. Comme je voyais sur les pupitres des serviettes d'écoliers et des paquets de livres liés par une courroie, je débouclais les bretelles de mon cartable, j'en tirais ma blouse et je la mis par-dessus mon costume. Puis je me dirigeais dans la cour des petits.
Sous de très vieux platanes que l'automne avait jaunis, il y avait déjà une trentaine d'élèves. Je vis avec plaisir quelques blouses neuves qui, comme moi, n'osaient pas s'avancer trop loin et qui ne parlaient à personne. L'un de ces nouveaux vint se placer près de moi. Au bout d'un instant, il me demanda « Tu es nouveau ? » « Oui, et toi ? » « Moi aussi. » Il était petit, presque minuscule. « D'où viens-tu ? » « De l'école communale de la rue de l'Audy. » « Moi, je viens du chemin des Chartreux. »
« En quelle classe es-tu ? » « En sixième B. » « Moi, en sixième A. » « Alors, nous ne serons pas dans la même classe, mais on est tous les deux en septième étude. » « Comment t'appelles-tu ? » « Oliva. » Je tressaillis. « C'est toi qui as été reçu premier aux bourses ? » « Qui te l'a dit ? » « J'ai été reçu second. » Il sourit, émerveillé. « Ça alors ! C'est extraordinaire ! » À ce moment, le lycée s'écroula sur nos têtes.
Je fis un bond en avant, puis je me retournais et je vis un petit homme à forte moustache qui battait furieusement du tambour. L'instrument me parut énorme et je me demandais pourquoi ce virtuose nous donnait ce tonitruant concert lorsque la ruée d'une foule m'emporta vers la porte de l'étude. Tout le monde s'aligna en colonne sur deux rangs, devant le tambour qui roulait toujours à me faire enfler la tête, tandis que l'horloge sonnait comme plusieurs aiguilles.
Enfin, le tintamarre cessa, le moustachu fit demi-tour et se retira pour traverser l'étude. Son départ démasqua un monsieur très distingué, debout et immobile comme une statue. Il était très grand et un riche par-dessus beige était jeté sur ses épaules. Il portait la tête haute et ses yeux noirs brillaient comme du verre. Il fit un pas vers nous en s'appuyant sur une canne noire, puis d'une voix de commandement, qui était sonore et cuivrée, il dit...
« Les pensionnaires de sixième et de cinquième dans l'étude à côté. » « La huitième étude. » « J'ai dit, les pensionnaires. » Il y eut un grand mouvement dans la colonne qui se disloqua pour le départ de ces prisonniers. Le monsieur attendit que nos rangs se fussent reformés, puis, d'une voix grave, il dit, « Les demi-pensionnaires de sixième et cinquième A et B, entrez. » Nous entrâmes. Sitôt la porte franchie, il y eut une ruée générale pour s'installer aux places convoitées.
Je constatai avec surprise que c'était celles qui étaient les plus éloignées de la chaire. Comme j'allais m'asseoir au pupitre où j'avais laissé mon cartable, la ruée m'emporta jusqu'au premier rang. Notre maître impassible, comme un roc au milieu d'une mer agitée, regardait les événements. Enfin, il cria une phrase que je devais entendre tous les jours pendant deux années. « Que c'est long, messieurs, que c'est long ! »
C'était une sorte de mugissement mélancolique, une plainte menaçante nuancée de surprises et de regrets. Puis il se tut pendant une minute, et le tumulte s'apaisa peu à peu. Alors d'une voix tonnante, il cria « Silence ! » et le silence fut. J'avais été porté par les bousculades jusque devant la chaire, et je me trouvais assis à côté d'un garçon très brun et joufflu, qui paraissait consterné d'avoir été refoulé jusque-là.
Le monsieur remonta lentement vers le tableau noir en traînant un peu sa jambe droite. Alors il regarda bien en face toute la compagnie. Puis, avec un sourire à peine esquissé, il dit d'un ton sans réplique, « Messieurs, les élèves qui méritent une surveillance constante ont une tendance naturelle à s'y soustraire. Comme je ne connais encore aucun d'entre vous, je vous ai laissé la liberté de choisir vos places. »
Ainsi, les malintentionnés, en faisant des efforts désespérés pour s'installer loin de la chaire, se sont désignés d'eux-mêmes. « Les élèves du dernier rang, debout ! » Ils se levèrent, surpris. « Prenez vos affaires et changez de place avec ceux du premier rang. »
Dans un grand silence, notre maître monta à la chaire, s'y établit, et je crus qu'il allait commencer à nous faire la classe. Je me trompais. « Messieurs, nous allons passer ensemble toute une année scolaire et j'espère que vous m'épargnerez la peine de vous distribuer des zéros de conduite, des retenues ou des consignes. Vous n'êtes plus des enfants, puisque vous êtes en sixième et en cinquième. Donc, vous devez comprendre la nécessité du travail, de l'ordre et de la discipline. »
« Maintenant, pour inaugurer votre année scolaire, je vais vous distribuer vos emplois du temps. » Il prit sur le coin de sa chair une liasse de feuilles et fit le tour de l'étude, donnant à chacun celle qui lui convenait. J'entendis un chuchotement qui disait « En quelle section es-tu ? » D'abord, je ne compris pas que c'était mon voisin qui me parlait car il restait parfaitement impassible, le regard fixé sur son emploi du temps. Mais je vis tout à coup le coin de sa bouche remuer imperceptiblement et il répéta sa question.
J'admirais sa technique et en essayant de l'imiter, je répondis. « Sixième A. Chic ! » dit-il. « Moi aussi. Est-ce que tu viens du petit lycée ? » « Non, j'étais à l'école du chemin des Chartreux. Moi, j'ai toujours été au lycée. À cause du latin, je redouble la sixième. » Je ne compris pas ce mot et je crus qu'il voulait dire qu'il avait l'intention de redoubler d'effort. Il continua. « Tu es bon élève ? »
« Je ne sais pas. En tout cas, j'ai été reçu second aux bourses. » « Oh ! » dit-il avec joie. « Chic, moi je suis complètement nul. Tu me feras copier sur toi. » « Copier quoi ? » « Les devoirs par bleu. Pour que ça ne se voit pas, j'ajouterai quelques fautes. Et alors ? » Il se frotta les mains joyeusement. Je fus stupéfait. Copier sur le voisin, c'était une action déshonorante. Et il parlait d'y avoir recours non pas dans un cas désespéré, mais d'une façon quotidienne.
Si Joseph ou l'oncle Jules l'avaient entendu, il m'aurait certainement défendu de le fréquenter. D'autre part, il est toujours dangereux de faire copier le voisin. Lorsque deux devoirs se ressemblent, le professeur ne peut pas savoir lequel des deux est une imposture et le trop généreux complice est souvent puni comme l'imposteur. Je me promis d'exposer mes craintes à mon cynique voisin pendant la récréation et je préparais mes arguments lorsque, à ma grande surprise, le tonnerre du tambour éclata dans le couloir et toute l'étude se leva.
Nous allâmes nous mettre en rang devant la porte. Elle s'ouvrit d'elle-même et le surveillant de la récréation reparut et dit simplement « Nous le suivons. » « Où va-t-on ? » demandait-je à mon voisin. « En classe de latin. On monte à l'externa. » C'était une très grande salle. Le mur du fond était percé de quatre fenêtres à travers lesquelles on voyait les feuillages des platanes de l'internat. Sur la gauche, de très longs pupitres à sept ou huit places étagés sur des gradins de bois.
Notre professeur était un homme d'un grand volume, sur des épaules épaisses, une figure grasse et rose que prolongeait une belle barbe blonde et vaguement ondulée. Un bon nombre d'élèves nous avait précédés et je vis avec surprise que ceux-là se disputaient en silence les places des premiers rangs. « C'est des externes, me dit mon ami. Il faut toujours qu'ils se fassent voir. Viens vite ! »
Tout en préparant les cahiers et les porte-plumes, je regardais notre professeur qui examinait son troupeau avec une sérénité parfaite. À voix très basse, je demandais « Tu le connais déjà ? » « Non, » dit-il, « l'année dernière j'étais en A avec Bergeret. Celui-là, je sais qu'il s'appelle Socrate. » Nous ne pûmes continuer la conversation parce que M. Socrate, j'appris par la suite que c'était un surnom et qu'il s'appelait en réalité M. Le Pelletier, nous regarda.
Puis il commença par nous dicter la liste des livres qui nous seraient nécessaires. Quand cette dictée fut finie, M. Socrate alla au tableau et y écrivit bellement la déclinaison de Rose à la Rose en nous disant que ce serait notre leçon pour le lendemain. Pendant qu'il calligraphiait le mot ablatif, mon cynique voisin demanda « Comment t'appelles-tu ? » Je lui montrais mon nom sur la couverture de mon cahier. Il le regarda une seconde, cligna de l'œil et me dit finement « Espagnol ? »
Je fus ravi de ce trait d'esprit qui était encore nouveau pour moi. Je demandai à mon tour « Et toi ? » Pour toute réponse, il fit un petit bellement chevrotant, mais il avait mal réglé la puissance de son émission. Le son perça le voile du chuchotement et toute la classe l'entendit. Socrate se retourna d'un bloc dans un murmure de rires étouffés et il reconnut le coupable à sa confusion. « Vous, là-bas, comment vous appelez-vous ?
Mon voisin se leva et dit clairement « L'agneau ! » Il y eut quelques rires étouffés, mais M. Socrate les dompta d'un seul regard et dit avec force « Comment ? » « L'agneau ! » répéta mon voisin. « Jacques l'agneau ! » M. Socrate le regarda une seconde, puis sur un ton sarcastique « Et c'est parce que vous vous appelez l'agneau que vous bêlez en classe ? » Cette fois, toute la classe éclata de rire à gorge déployée.
Monsieur Socrate ne parut pas fâché d'une hilarité qui célébrait sa spirituelle question, et il souriait lui-même lorsque l'agneau, qui n'avait pas compris que certaines questions doivent rester sans réponse, se leva, les bras croisés, et dit humblement « Oui, monsieur ». La classe rit alors de plus belle. Mais Socrate n'apprécia pas un effet comique qu'il n'avait point provoqué lui-même, et prit cet aveu pour une impertinence.
C'est pourquoi il foudroya les rieurs d'un regard sévère, puis, tourné vers l'agneau, il dit. « Monsieur, je ne veux pas attrister cette première classe de latins en vous infligeant la punition que mériterait votre insolence. Mais je vous préviens, cette indulgence ne se renouvellera pas, et à votre prochaine incartade, au lieu d'aller batifoler dans les riantes prairies du jeudi, l'agneau restera confiné dans la sombre bergerie de l'internat, sous la houlette du berger des retenus.
« Asseyez-vous ! » Ces brillantes métaphores eurent un grand succès. L'agneau, gracié, eut le bon esprit de s'y joindre discrètement. Et Socrate, assez content de lui-même et de son public, ne put s'empêcher de sourire largement en lissant sa belle barbe. À la fin de cette classe de latin, quand le tambour eut à nouveau roulé dans la cour, mon nouvel ami me dit « Viens, on va chercher la classe d'anglais. » « C'est une autre classe ? » « Bien sûr ! »
« On a plusieurs classes ? » « Oui. » « Pourquoi ? » « Parce qu'il y en a qui font de l'allemand et d'autres de l'anglais. Alors nous allons être mélangés avec les anglais de sixième A. » J'étais un peu dérouté. « Alors, ce n'est pas Socrate ? » « Penses-tu ? Il en a déjà bien assez de savoir le latin ? » Après cette deuxième classe, où le maître nous enseigna « This is the door, this is the desk, this is a book », il y eut un simulacre de récréation.
C'est-à-dire que nous allâmes passer dix minutes dans la vaste cour de l'externat où plusieurs centaines d'élèves de tous âges, les uns au trot, les autres au galop, couraient vers les cabinets, tandis que des professeurs, portant de lourdes serviettes sous le bras, erraient sous la galerie. Nous allâmes ensuite au cours de mathématiques, puis de nouveau en études, et j'entendis encore une fois la longue plainte modulée « Que c'est long, messieurs, que c'est long,
Ensuite, nous plongeâmes au sous-sol où je découvris le réfectoire. Le repas fut une merveilleuse récréation. Je n'avais jamais déjeuné avec des garçons de mon âge sans aucune grande personne pour nous imposer le silence ou nous forcer à déglutir des mets. La conversation fut d'un grand intérêt et je savourais le plaisir, tout nouveau pour moi, de dire des gros mots en mangeant. Puis nous remontâmes, toujours en rang, dans notre cour pour la grande récréation qui durait une heure.
À deux heures, nous changeâmes encore une fois de professeur, car on nous conduisit au quatrième étage, à la classe de dessin. Il y eut ensuite la récréation de quatre heures, et la journée se termina par une étude de deux heures. Elle fut consacrée à la mise en ordre de nos casiers, puis à nos leçons pour le lendemain. Je repassai rose à la rose, puis la table de multiplication, que je savais jusqu'à treize fois treize.
À côté de moi, l'agneau étudiait, avec un très vif intérêt, le dictionnaire français-latin. Je lui demandai la raison de ce zèle, il chuchota. « Dans les dictionnaires de mon père, il y a tous les gros mots. Dans celui-là, il n'y a même pas cul de bouteille. Peut-être, dis-je, que les Romains n'avaient pas de bouteille. Ça, c'est possible, dit l'agneau. En tout cas, ils avaient sûrement... » Mais un regard sévère de notre maître d'études arrêta net la conversation.
« À la sortie de cette heure, j'eus la surprise que j'espérais. Ma mère et Paul étaient venus m'attendre sur la petite place du lycée. Ils s'élancèrent vers moi et m'embrassèrent avec autant d'émotion que si je revenais d'Amérique. Puis, sous un bec de gaz, ma mère m'examina pour voir comment cette épreuve m'avait traité. Pendant le dîner, je racontais ma journée par le menu et ma famille écouta mon récit avec le plus vif intérêt. »
Lorsque je révélais que nos professeurs m'avaient dit « vous » et qu'ils m'avaient appelé « monsieur », Paul me regarda avec une grande admiration et mon père déclara « Je ne les croyais pas si sévères ». Le temps des secrets de Marcel Pagnol Extrait lu par Hervé Pierre Quatrième épisode
Conseillère littéraire, Emmanuelle Chevrière. Prise de son, montage et mixage, Claire Levasseur, Antoine Viosa. Assistante à la réalisation, Claire Chénaud. Réalisation, Juliette Eman. Remerciements à Antoine Vuillose, documentaliste musical. France Culture remercie l'Odé Colline, édition de La Treille, et les éditions Grasset et Fasquel.