France Culture. Il y a une chose remarquable, quand on vieillit, on perd la mémoire. Mais ça ne veut pas dire qu'on perd les souvenirs. Au contraire, on perd la capacité d'acquérir de nouveaux souvenirs. Mais ceux qui sont inscrits, ils sont bien plus proches que jamais. Le temps des secrets, de Marcel Pagnol. Lu par Hervé Pierre.
Choix des extraits et réalisations, Juliette Eman. Cinquième et dernier épisode.
Pendant les deux premiers mois de lycée, je fus entièrement dépaysé et malgré l'intérêt de tant de nouveautés, il m'arrivait de regretter ma chère école du chemin des Chartreux dont Paul me donnait chaque soir des nouvelles. Tout d'abord, dans cette caserne secondaire, je n'étais plus le fils de Joseph, le petit garçon que tous les maîtres tutoyaient et qui jouait le jeudi ou le dimanche dans la cour déserte de l'école. Maintenant, j'étais à l'étranger, chez les autres.
Au lieu d'un maître, j'avais cinq ou six professeurs qui n'étaient pas seulement les miens, car ils enseignaient aussi dans d'autres classes. Non seulement ils ne m'appelaient pas Marcel, mais ils oubliaient parfois mon nom. De plus, ce n'étaient pas eux qui nous surveillaient pendant les récréations. On ne voyait guère que leurs bustes dans leur chair, comme ces centaures qui sont toujours à cheval, ou comme les caissières des grands magasins.
Enfin, j'étais cerné par un grand nombre de personnages, tous différents les uns des autres, mais coalisés contre moi pour me pousser sur le chemin de la science. S'ajoutant à nos professeurs et à notre maître d'études, il y avait d'abord les pions, qui assuraient la police des récréations, surveillaient le réfectoire, faisaient l'étude du jeudi matin et dirigeaient les mouvements. Ces pions, en général des bonheurs, étaient sous les ordres de deux surveillants généraux qui aiguillonnaient leurs ailes.
Au-dessus de ces adjudants trônaient deux personnages redoutables, les censeurs. Enfin, au-dessus de tout le monde, régnait M. le proviseur, qui ne se montrait que rarement. Cette organisation me faisait peur. Ils étaient vraiment trop nombreux, on ne pouvait ni les comprendre, ni les aimer, ni les séduire. D'autre part, la population scolaire n'était pas homogène.
Il y avait les pensionnaires, les demi-pensionnaires et les externes qui constituaient vraiment une espèce très différente de la nôtre. Lorsque Paul me demanda comment étaient ces externes, je lui répondis simplement « Ce sont des élèves qui mettent tous les jours un costume du dimanche. » « Ça doit coûter cher ! » dit Paul plein d'admiration. « Leurs pères ont beaucoup d'argent. Il y en a un qui s'appelle Pico et il est tellement riche que tous les matins, sur ses tartines, il met du beurre des deux côtés. »
Paul siffla longuement, confondu par une si grande prodigalité. Grâce à mes années d'école primaire, j'obtenais des résultats honorables en calcul et en orthographe. D'autre part, ma passion des mots m'avait permis de rapides progrès en anglais et quelques succès en version latine. Mais l'histoire ne m'intéressait plus.
Ces rois qui n'avaient que des prénoms, qui étaient tous parents et qui se faisaient la guerre, je n'arrivais pas, malgré leur numérotage, à les distinguer les uns des autres et il me semblait absurde d'apprendre les clauses de deux traités successifs dont le second avait annulé le premier. D'ailleurs, tous ces gens-là étaient morts depuis longtemps, ils ne pouvaient plus rien me donner ni me prendre. L'histoire ne parlait jamais que du passé.
La géographie m'amusait par moments, parce qu'on y rencontrait des personnages bien sympathiques, comme Marco Polo, qui avait une canne truquée pleine d'œufs de verre à soie, et la Pérouse, cuite à la broche par les cannibales dans son costume d'amiral. Mais les ismes, les péninsules, les capes, les affluents et les confluents étaient vraiment trop nombreux pour moi, et j'étais ahuri jusqu'à la stupidité en voyant sur la carte que la rive gauche de la Seine était du même côté que la rive droite du Rhône.
C'est pourquoi, tandis que le fragile Oliva en sixième baie portait très haut la bannière de l'école de la rue de l'Audy, je ne fis pas grand-chose pour la gloire du chemin des Chartreux. Mon père, qui avait espéré une année triomphale, fut donc péniblement déçu par la médiocrité de ma moyenne générale, et il me fit quelques remontrances. Quand il disait, sur un ton lugubre, « Vingt-neuvième en thème latin avec quatre sur vingt »,
Ma mère répliquait aussitôt « Mais il est le premier en gymnastique et il grandit d'un centimètre par mois. On ne peut pas tout faire à la fois. » « D'accord, mais il faut bien le prévenir que s'il continue de ce train-là, il ne sera jamais professeur de lycée et nous serons forcés d'en faire un employé de tramway ou un allumeur de réverbère ou peut-être un cantonnier. » Ces perspectives ne m'effrayaient guère car j'aurais préféré conduire le vertigineux tramway d'Aubagne plutôt que la classe de latin de Socrate.
Je conçus cependant certaines inquiétudes lorsque j'entendis un soir, à travers la cloison, une conversation de mes parents. Joseph rendait compte à ma mère d'une visite qu'il avait faite, sans me le dire, au lycée. Il avait longuement vu Socrate. « Selon M. le Pelletier, disait-il, le développement mental du petit est un peu en retard sur son développement physique. »
Il ne manque ni d'intelligence ni de mémoire, mais il est, pour le moment, un peu demeuré. « Quoi ? » s'écria ma mère. « Dis tout de suite que c'est un anormal ! » « Mais non ! Monsieur le Pelletier est d'avis qu'il s'éveillera certainement bientôt et qu'avant sa treizième année, il nous étonnera. D'ailleurs, ses notes, finalement, sont passables, sauf en latin. Mais dans l'ensemble, dans l'ensemble, je me moque du latin. Est-ce que tu veux en faire un prêtre ? Demeurer !
« Je l'ai vu, moi, ce lepeltier. Lui, on peut dire qu'il n'est pas demeuré. Il est gras comme un jambon et il a un derrière de percheron. » « Comme j'étais en face de lui, » dit mon père, « je n'ai pas remarqué ce détail. » « La vérité, c'est qu'ils en veulent tous à ton fils parce qu'il est cent fois plus intelligent que tous les autres réunis. » « Un demeuré ! J'en ai entendu de fortes, mais jamais comme celle-là. » « Ne parle pas si fort, » dit Joseph. « Tu vas réveiller les enfants. » Leur conversation dura encore quelques minutes, mais je n'entendis plus qu'un bourdonnement
Et je m'endormis vaguement inquiet à cause de ce mot mystérieux. Le lendemain, à la récréation de midi et demi, je racontais à l'agneau, sur un ton plaisant, toute l'histoire. Il vit bien que j'en étais un peu ennuyé et voulut me réconforter. « Quoi ? » s'écria-t-il indigné. « Tu fais attention à ce que dit Socrate. Celui-là ne comprend rien à rien, sauf pour l'ablatif absolu. Moi, je dis que tu es le plus malin de tous. Tu n'es pas premier, tu n'es pas dernier, tu rigoles bien des blagues que font les autres, mais toi, t'es jamais collé. »
« Tu as trouvé le vrai filon, parce que tu ne te fais pas remarquer. Par conséquent, moi je dis que c'est toi le plus fort. » Mais le compliment de l'agneau me blessa très profondément, car il me révélait qu'aux yeux même de mon ami, je n'avais, dans notre petit monde, aucune situation morale. L'agneau était l'intrépide encaisseur de retenue, Berlaudier l'animateur du chahut, Oliva était considéré comme un prix d'excellence certain. Ceux-là avaient une personnalité. Pour moi,
Paralysé par la peur d'une retenue, je ne pouvais me signaler à l'attention de mes camarades et je végétais dans l'ombre et la médiocrité. Cette situation me parut soudain intolérable et je décidai de faire un coup d'éclat pour en sortir. Si par malheur j'étais frappé d'une retenue, j'expliquerai à mon père que j'avais été forcé de prendre des risques pour l'honneur du nom. Un après-midi, à la récréation de quatre heures, nous trouvâmes Oliva assis, solitaire sur le banc du préau, ce qui était dans ses habitudes.
Mais je remarquais que son nez était enflé et qu'il paraissait accablé. « Qu'est-ce que tu as ? » lui demanda l'agneau. « C'est Pégomas, » dit-il, et il montra son nez difforme et violacé. Ce Pégomas était un externe, grand, gros, gras et d'une insolence extrême. Il rudoyait volontiers les faibles et se glorifiait en public de la richesse de sa famille. Je demandai, « Qu'est-ce que tu lui avais fait ? » « Rien. Il est jaloux de moi parce qu'il est toujours dernier. »
« C'est pour te faire la charité qu'on te donne des bonnes notes. Les demi-pensionnaires, c'est tous des pétzouilles, et les boursiers, c'est des miteux. » Moi, je lui ai dit « Et toi, tu as un gros plein de soupe. » Et tout d'un coup, il m'a donné un coup de poing dans la figure. Je ne savais pas ce que c'était qu'un pétzouille, mais il s'agissait évidemment d'une insulte. En tout cas, je devins rouge de colère parce que ce gros Richard avait dit que nous étions des miteux. Le récit de cette infamie fit très vite le tour de la cour.
Et le nez d'Oliva fut le point de mire d'un cercle de spectateurs indignés qui se concertaient déjà en vue d'une vengeance exemplaire. Mais comme il parlait de se mettre à quatre ou cinq pour corriger l'insulteur, je déclarai que ce ne serait pas honnête et je dis froidement « Un seul suffira. » « Tu as raison, » s'écria Berlaudier, qui était friand de bagarre. « Je vais m'occuper de lui demain matin. » « Non, » dis-je, « tu n'es pas boursier, il faut que ce soit un boursier. » « Alors qui ? » demanda l'agneau.
Je regardais la compagnie, je fronçais le sourcil et je répondis « Moi ». Il y eut un moment de silence, puis des sourires qui me prouvèrent que ma réputation n'était pas à la hauteur de cette héroïque décision. Berlaudier déclara « En admettant que tu ne te dégonfles pas, il va te faire le même nez que celui d'Oliva ». Je le regardais dans les yeux et je répliquais « Nous verrons ça demain matin, à la récréation de 10 heures, dans la cour de l'externat ». Je vis l'étonnement sur plusieurs visages
Et je fus tout à coup étonné moi-même par les paroles définitives que je venais de prononcer. Cependant, l'agneau posait sa main sur mon épaule et déclarait avec une autorité souveraine « Ne vous inquiétez pas pour lui. Vous ne le connaissez pas. Moi, je le connais. » Je ne dis plus rien, mais pour confirmer la déclaration de mon ami, j'enfonçai mes mains dans mes poches et je fis un sourire un peu narquois, comme quelqu'un qui aurait longtemps caché son jeu, mais qui va abattre ses cartes maîtresses.
Cette attitude semble à faire une certaine impression sur les assistants. En tout cas, elle me réconforta moi-même et c'est d'un pas paisible, mais balancé, que je répondis à l'appel du tambour. Les deux heures d'études furent glorieuses. La nouvelle circulait d'un pupitre à l'autre. Chacun me regardait tour à tour et par des gestes ou des jeux de physionomie exprimait son approbation, son admiration, son inquiétude ou son incrédulité.
Je répondais par des hochements de tête en manière de remerciement et des sourires qui prouvaient mon assurance. Et parce que j'étais le centre d'intérêt de l'étude, je me sentais de plus en plus fort, j'étais ivre de confiance et de vanité. Après le dîner, comme je me déshabillais, ma mère vint dans ma chambre et me dit à voix basse « Qu'est-ce que tu as ? Tu as eu de mauvaises notes ? Non, maman, je t'assure, tu n'as presque rien mangé. C'est parce que j'ai trop goûté à quatre heures. Tâche de bien dormir. »
« Tu me parais un peu nerveux. » Elle me baisa sur le front et sortit. Son inquiétude me révéla la mienne que j'avais refusé d'admettre jusque-là. Alors, je me rendis compte que la période orale et glorieuse de mon aventure était terminée. Il faudrait, demain matin, se battre pour tout de bon. Un raisonnement technique me fit craindre le pire. Cette abominable externe n'avait donné qu'un seul coup de poing à sa victime, un simple coup d'avertissement, et pourtant le résultat en avait été désastreux.
Évidemment, Oliva n'avait pas beaucoup de force. Mais le nez des faibles n'est pas plus mou que celui des forts, et le mien ne résisterait pas mieux. Cette brute allait peut-être l'aplatir pour la vie entière. J'aurais l'air d'un Chinois débarbouillé à l'eau de Javel, et ma mère en ferait une maladie. Quelle folie m'avait donc poussé, le nez en avant, vers cette ridicule tragédie ! Mais puisque je l'avais promis, j'irai provoquer Pégomasse.
Et s'ils me jetaient à terre, je me relèverais et je reprendrais l'offensive. Deux fois, trois fois, dix fois, jusqu'à ce qu'ils prennent la fuite en criant de peur. Et si je sortais du combat les yeux pochés et le nez de travers, mes amis me porteraient en triomphe parce que rien n'est plus beau qu'un vainqueur blessé. Le lendemain, j'arrivais au lycée à la toute première récréation du matin.
Pendant que dans l'étude vide je mettais ma blouse, Lagnot, Oliva, Berlaudier et quelques autres surgirent. Tous me regardaient avec curiosité et Berlaudier, Gognard, me demanda « Alors, tu es toujours décidé ? » Je répondis gravement « Je n'ai qu'une parole. » Lagnot, visiblement inquiet, s'écria « Tu n'as jamais donné ta parole. Tu as tout simplement dit « J'ai dit que je casserai la figure à Pégomas et je vais le faire à dix heures. »
« Tu le feras si tu veux, mais personne ne t'y oblige. » Tous, ils craignaient pour moi le pire. Avant la récréation sanglante, il me fallut traverser une heure de grammaire française, puis une heure de latin. La voix lointaine de Socrate parlait, une fois de plus, de son cher ablatif absolu. Je n'avais pas peur et je me sentais prêt à venger le nez d'Oliva, la gloire de l'étude et l'honneur du nom. Mais je trouvais vraiment pénible d'être prêt si longtemps et j'écoutais de toutes mes forces le carillon de la grande horloge.
Enfin, la petite cloche tinta une fois. C'était moins cinq et le tambour sonna la charge. À travers les ruées de la sortie, j'avançais d'un pas décidé vers la porte de la sixième baie. L'agneau marchait à ma droite, Berlaudier à ma gauche et nous étions suivis par une dizaine de demi-pensionnaires. Oliva, dont le nez était devenu bleu, courut à notre rencontre. « N'y va pas ! » me dit-il. « J'ai eu tort de te parler de ça. N'y va pas ! »
Je l'écartais noblement de mon chemin, et je découvris Pégomas. Adossé à un pilier de la galerie, il enfonçait un croissant entre ses grosses joues. Il avait une tête de plus que moi, mais il n'était pas aussi grand que dans mes craintes, et comme un petit pli de graisse épaississait ses genoux, je me pus à croire qu'il était vraiment plein de soupe. Dans un grand silence, j'allais me planter devant lui, et je dis « C'est toi, Pégomas ? »
En mâchant voluptueusement son croissant, il répondit avec une grande simplicité. « Oui, pour t'emmerder. » J'entendis des éclats de rire, mais je ne relevais pas cet injure dérisoire. « Il paraît que tu as dit que les demi-pensionnaires sont tous des pézouilles et que les boursiers sont des miteux. Est-ce que tu as le courage de le répéter ? » J'avais compté sur ce préambule, prononcé sur un ton agressif, pour intimider l'adversaire et j'espérais vaguement qu'il allait faire de plates excuses. Mais il me regarda avec une surprise chargée de mépris
et proclama, en détachant ses mots, « Les demi-pensionnaires sont des pétzouilles et les boursiers sont des miteux. La preuve, c'est que le gouvernement vous fait manger ici parce que chez vous, il n'y a pas de quoi bouffer. » Et il enfonça dans sa gueule la seconde moitié du croissant. Une rumeur indigne est courue dans la foule et je fus soudain enflammé par une pétillante colère de chat. Ce gros plein de soupe venait de parler de la pauvreté de Joseph. Je m'élançai vers lui d'un seul bond
et avec la base de ma paume ouverte, je le frappais de bas en haut, sous les narines, de toutes mes forces que la rage décuplait. Ce coup eut un double succès, car non seulement je lui retroussai le nez vers le plafond de la galerie, mais encore ma paume, au passage, enfonça le demi-croissant jusqu'à la glotte du sacrilège. Je reçus au même instant un coup assez violent sur mon oeil gauche,
Puis j'entendis le bruit affreux d'une éructation déchirante suivie d'une gargouillante nausée. Je fis un pas en arrière, je m'élançai de nouveau et je le frappai deux fois au creux de l'estomac. Tout en vomissant les débris du croissant, il se plia en deux et me tourna le dos en me présentant un vaste derrière. J'y appuyai mon talon et d'une violente poussée je le projetai dans la cour où il s'étala à plat ventre tandis que les spectateurs applaudissaient à grands cris.
Le gros garçon se releva et je m'élançai à sa rencontre. Mais Poil d'Azur, le pion qui conduisait nos transhumances entre l'internat et l'externat, venait de surgir du pilier. Le grand lâche se jeta sur lui en criant « Monsieur, monsieur, regardez ce qu'il m'a fait ! » En tombant la face en avant, il s'était écorché la lèvre supérieure qui saignait et se gonflait sous nos yeux. Poil d'Azur regarda ce phénomène avec une véritable curiosité, puis il répondit sans la moindre émotion «
« Je vois. D'ailleurs, j'ai tout vu et tout entendu. » « Rompez ! » Pégomas, stupéfait, insista. « C'est un demi-pensionnaire, c'est celui-là ! » Et il me montrait du doigt. « Je sais, » dit Poil d'Azur. « Je sais. » Puis il se tut, pensif. J'attendais, immobile, les paroles fatales qui allaient préciser le châtiment de ma victoire. Peut-être allait-il me conduire chez le surveillant général. Le tambour roula longuement, mais en vain.
La foule de curieux qui nous entourait maintenant restait immobile et muette dans l'attente du jugement. Alors Poil d'Azur fronça soudain les sourcils et dit avec force « Eh bien, vous n'avez pas entendu le tambour ? Rompez ! » Il nous tourna le dos et s'éloigna d'un pas tranquille à travers la ruée des élèves, tandis que mes amis, ivres de joie et de fierté, me faisaient un cortège triomphal jusqu'à la classe d'anglais. Cette victoire fit grand bruit dans les cours de l'internat.
Pour comble de gloire, le seul coup que j'avais reçu m'avait glorieusement poché un œil qui fut d'abord rougeâtre, puis, au cours de l'après-midi, s'entoura de cercles multicolores du plus bel effet. Ce fut vraiment une glorieuse journée, à peine assombrie par la crainte des conséquences possibles de ma victoire, car l'attitude de poil d'azur restait pour nous mystérieuse. Pendant l'étude, M. Père, notre maître, me regarda avec intérêt et vint me demander qui m'avait arrangé de la sorte.
Je répondis modestement qu'en jouant à la pelote, j'avais reçu la balle dans l'œil. Explication tout à fait plausible et que Joseph accepta le soir même sans la moindre discussion. Le lendemain matin, dans l'étude vide, je finissais de boutonner ma blouse tout en causant avec l'agneau lorsque le concierge, plongeant son buste dans l'entrebaillement de la porte, me fit un signe d'appel et cria « J'ai monsieur le censeur ! » L'agneau, consterné, dit à voix basse
Ça y est, Poil d'Azur a fait un rapport. Cette terrible nouvelle me frappa au creux de l'estomac et je dus pas lire car l'agneau s'efforça de me rassurer. « Qu'est-ce que tu risques ? Peut-être deux heures ? Tu as voulu défendre un ami, on devrait te décorer. Peut-être. Mais si on me supprime ma bourse ? » Vigilanti venait d'entrer, suivi d'Oliva. « Quoi ? » cria-t-il. « Ça alors, ce serait un crime. Moi, je dis qu'il va te donner un avertissement et pas plus. »
Olivas avança, navré. « Je veux y aller avec toi. Je vais dire que c'est tout de ma faute. » « Ce n'est pas vrai ! » répliqua l'agneau. « C'est tout de la faute du gros plein de soupe. Explique aux censeurs que c'est Pégomas qui t'a attaqué et tout le monde dira comme toi. »
« Ça, » dit Vigilante gravement, « ça ne serait pas honnête parce que c'est pas vrai. » « Quoi ? » cria l'agneau indigné. « Nous avons le droit de jurer que c'est Pégomas qui a commencé par un coup de poing sur le nez. Il n'y a pas besoin de dire que c'était celui d'Oliva. » « Il a raison, » déclara un autre camarade. « Allons-y tous ! » Le buste oblique du concierge reparu et cria. « Alors, ça vient ? » Nous sortîmes ensemble dans le couloir où le concierge tout entier m'attendait.
En voyant mes amis, il demanda. « Qu'est-ce qu'ils veulent, tous ceux-là ? » « On est des témoins, » dit l'agneau. « On va dire au censeur qu'il a raison et que c'est l'autre qui a commencé. » « S'il a commencé, il s'est bien trompé, » dit le concierge. « Il a un nez comme un poivron et une bouche qu'on dirait qu'il siffle. » « Et son père fait un foin du diable. » « Il demande au censeur si c'est un lycée ou si c'est l'abattoir. » Alors je fus vraiment effrayé et l'agneau lui-même parut inquiet.
« Son père est venu ? » « Il est venu. Et il y a encore. Il y a son père, il y a lui, il y a le censeur et M. Berniol, qui est en train de s'expliquer. » M. Berniol, c'était poil d'azur. Je compris que j'étais perdu. Si Pégomas était défiguré, je passerais sûrement au conseil de discipline, je perdrais ma bourse et je n'aurais pas d'autre solution que la fuite avec Lily dans la colline. Oliva marchait devant moi. De temps à autre, il se retournait et me regardait humblement. »
Je me mis à le détester. Voilà qu'à cause de lui et pour la gloire de son nez, je serai chassé du lycée à la grande honte de Joseph. De plus, je pensais tout à coup au père furieux de Pégomas qui allait peut-être me gifler devant tout le monde. Nous arrivâmes enfin devant la porte double d'où sortaient chaque jour, depuis des années, tant de condamnés. Je ne l'avais encore jamais franchi et je m'arrêtais.
Le concierge, sans montrer la moindre émotion, écarta mon escorte, me prit par l'épaule, frappa discrètement, tendit l'oreille, ouvrit la porte, me poussa en avant et la referma sur moi. Je vis d'abord le dos de Poil d'Azur. Il était debout et sa main gauche serrait son poignet droit sur son derrière. De l'autre côté du bureau, M. le censeur était assis, immobile, devant un registre ouvert. À la gauche du dos de Poil d'Azur, il y avait celui de Pégomasse.
Il tourna son visage vers mon entrée. Je vis avec stupeur ses lèvres tuméfiées et son nez enflé, aussi jaune que le safran de la bouillabaisse. J'avais un instant espéré que mon œil poché, soutenu par l'exhibition du nez d'Oliva, pourrait venir en déduction des dommages subis par l'externe. Mais la comparaison de nos meurtrissures à ce rutilant désastre n'aurait pu qu'aggraver mon cas et par avance j'y renonçais.
À côté de Pégomas, il y avait un homme très grand, richement vêtu d'un complet bleu marine et qui tenait à la main un chapeau de feutre gris. Je m'aperçus que Poil d'Azur parlait. Sur le ton d'une parfaite indifférence et comme quelqu'un qui récite une leçon, il murmurait. À ce moment-là, j'ai entendu l'élève Pégomas qui disait avec force « Les demi-pensionnaires, c'est des pézouilles et les boursiers, c'est des miteux ».
La preuve, c'est qu'on les fait manger au lycée, parce que chez eux, ils n'ont rien à bouffer. Et alors ? Permettez, dit l'homme, excusez-moi de vous interrompre. Il se tourna vers son fils et demanda, reconnais-tu que tu as prononcé ces paroles ? Pégomas, l'œil mauvais, articula péniblement à travers sa bouche en viande. Je l'ai dit parce que c'est la vérité. Il y eut un court silence, pendant lequel M. le Censeur, fronçant le sourcil, regardait Pégomas d'un air de blâme.
Il allait parler, mais il n'en eut pas le temps. La main droite de l'homme, d'un geste rapide comme l'éclair, fit éclater un petit pétard sur la joue de l'insulteur qui tressaillit et vacilla. M. le Censeur sourit, tandis que le justicier se tournait vers moi. « Mon jeune ami, je vous félicite d'avoir corrigé cet imbécile comme il convenait de le faire, et j'espère que M. le Censeur ne donnera aucune suite à ce regrettable incident. »
« Répète, je regrette d'avoir prononcé ces paroles odieuses et je te prie de les oublier. » Pégomas hésita, regarda de tous côtés, puis il ferma les yeux et répéta la phrase en cherchant ses mots. « Bien, » dit M. Pégomas, « et maintenant, M. le Censeur, je m'excuse moi-même de vous avoir fait perdre un temps précieux. Cette aventure que mon fils m'avait racontée à sa façon méritait d'être éclaircie. »
Monsieur le censeur le raccompagna jusqu'à la porte en prononçant des paroles de politesse. Les Pégomas partit, il vint à moi, me souleva le menton du bout de l'index, examina mon œil et dit « Ce ne sera rien ». Et comme le tambour roulait, il dit encore « Grâce à la générosité de M. Pégomas, vous ne serez pas puni cette fois-ci ». Rampé, je sortis au comble de la joie.
Le temps des secrets de Marcel Pagnol
Extrait lu par Hervé Pierre Cinquième et dernier épisode Conseillère littéraire Emmanuelle Chevrière Prise de son, montage et mixage Claire Levasseur Antoine Viosa Assistante à la réalisation Claire Chénaud Réalisation Juliette Eman
Remerciements à Antoine Vuillose, documentaliste musical. France Culture remercie l'Eau des collines, édition de La Treille, et les éditions Grasset et Fasquel.