Oui, je le sais.
« 41 années, c'est long. Tu as bien réfléchi avant de prendre ta décision, n'est-ce pas ? Mais finalement, tu es revenu parce que tu ne pouvais faire autrement. Et moi, je t'ai attendu car je ne pouvais pas non plus faire autrement. Et nous savions l'un et l'autre que nous nous reverrions une fois encore, puis que ce serait la fin. Est-ce bien cela ? » « Oui, c'est bien cela. » « On dirait que les hommes restent sur Terre tant qu'ils ont quelque chose à y faire. »
Je vais maintenant te révéler ce que j'ai découvert dans la forêt pendant ces 41 années, tandis que tu courais le monde. C'est que parfois, la solitude est aussi bien singulière. Elle nous réserve autant de surprises et de périls qu'une forêt vierge. Que veux-tu dire ? Tel individu mène une existence parfaitement ordonnée, puis un beau jour, il se dérègle. Il est installé dans un appartement confortable, il est entouré de gens titrés et haut placés. Bref, sa manière de vivre a été organisée avec raffinement. Mais un jour...
Cet individu n'en peut plus et se sauve une arme à la main ou sans arme. Et dans ce dernier cas, il est encore plus dangereux. Il se lance à travers le monde, le regard apeuré, à tel point qu'amis et camarades le fuient. Mais ceci n'est nullement le pire, comme je te le disais. Qu'est-ce qui pourrait être pire ? Le pire, c'est de refouler les passions que la solitude a accumulées en nous. Celui qui fait cela ne s'enfuit pas et ne tue personne. Que fait-il donc ? Il vit dans l'attente et son existence est strictement ordonnée.
Il attend le jour et l'heure où il lui sera donné de tirer au clair tout ce qu'il a obligé à devenir solitaire, de débattre cela avec ceux qui l'ont poussé à la solitude. Durant dix ans, ou quarante, ou très exactement quarante et un ans, il se prépare à ce moment-là, comme on se prépare à se battre en duel. Cette attente stimule et maintient la vie. Naturellement, elle a ses limites. Si je n'avais su que tu reviendrais un jour, je serais sans doute parti à ta recherche. Peut-être hier, peut-être il y a vingt ans.
« Je t'aurais certainement trouvé où que tu fusses. En ta maison, près de Londres, sous les tropiques ou même au fin fond de l'enfer. Tu le sais bien ? » « Oui, je le sais. » « Il semble qu'on apprenne tout seul les choses vraiment importantes. Ici, dans ce château, je n'ai pas de téléphone. Pas non plus d'appareil de radio car j'ai interdit une fois pour toutes qu'on laisse impénétrer les rumeurs stupides du monde dans les pièces que j'habite. »
Mais sans aucun des moyens de communication moderne, j'ai su que tu étais vivant et qu'un jour tu reviendrais. Ce moment-là est arrivé. Qu'entends-tu par là ? Je suis parti et j'en avais le droit. Sans doute avais-je aussi mes raisons pour cela. Il est vrai que je suis parti brusquement et sans prendre congé. Mais tu savais et tu t'es rendu compte que je ne pouvais faire autrement, car tel était ma destinée. Tu ne pouvais agir autrement ? C'est justement le problème dont il s'agit, au sujet duquel je me creusais la tête depuis bien longtemps.
Tout compte fait depuis exactement 41 ans. Maintenant que je suis vieux, je pense souvent à ma jeunesse. Je me revois avec précision au moment où j'étais présenté à mon père, dans le jardin de l'académie militaire. Il t'a alors accueilli en ami parce que tu étais mon ami. Et il ne prenait pas n'importe qui en amitié. Il ne parlait pas beaucoup, mais on pouvait compter sur ce qu'il disait jusqu'à la mort. Te souviens-tu de cette présentation ? Nous nous trouvions sous les marronniers, devant la grande porte d'entrée, et mon père t'a tendu la main.
« Je sais, dit-il, que tu es l'ami de mon fils. Veillez tous deux à honorer cette amitié, ajouta-t-il. Je crois que pour lui, rien n'était plus important dans la vie que l'honneur. M'écoutes-tu ? » « Mais oui, je t'écoute. » « Je t'en remercie. Je vais donc te raconter ce qui s'est passé. Je m'efforcerai de relater les choses point par point. Ne t'inquiète pas, la voiture t'attend en bas et te reconduira en ville dès que tu le désireras. »
Tu n'auras pas à passer la nuit sous mon toit si tu ne le désires pas. Je veux dire qu'il ne te serait peut-être pas agréable de dormir ici. Maintenant, il faut que tu m'écoutes. Je t'écoute attentivement. Tu m'excuseras si ce que j'ai à te dire ne te convient pas entièrement. Cela me conviendra certainement. Dis-le donc sans hésiter. Amitié, est-ce que cela existe ? Ce disant ?
Je n'entends pas l'explosion occasionnelle de joie qu'éprouvent deux personnes en se rencontrant, du fait qu'à un moment donné de leur vie, elles sont du même avis sur certains points, ont les mêmes goûts et s'accordent au sujet de leur distraction. Tout cela ne caractérise pas l'amitié. Alors toi, qu'entends-tu par le mot amitié ? Avec l'âge, je pense que l'amitié pourrait bien être le sentiment le plus fort du monde. Que c'est à cause de cela qu'elle est si rare. Et sur quoi repose-t-elle ? Est-ce sur la sympathie ?
Non, le mot est impropre. On ne peut pas dire par exemple que par pure sympathie, deux personnes répondent l'une de l'autre dans les circonstances les plus critiques de la vie. Peut-être le fondement de l'amitié est-il différent ? Mais que penses-tu donc ? Dis-le une bonne fois. Peut-être au fond de tout lien humain y a-t-il quelque chose du dieu de l'amour, d'Eros. Toi qui as parcouru le monde, peut-être as-tu une opinion différente à ce sujet que celle que je me suis faite ici, dans la solitude ?
Non, nous sommes du même avis. L'amitié est une sorte de passion. Tu as raison. Mon père estimait encore que l'on devait l'amitié comme un service. L'ami, pas plus que l'amant, n'a le droit d'exiger la récompense de ses sentiments. Il ne devrait pas considérer comme surnaturel l'être choisi, mais, connaissant les défauts de celui-ci, il devrait l'accepter avec ses défauts et toutes les conséquences de ses défauts. Ce serait l'idéal.
Et je me demande souvent si dans cet idéal, il vaudrait la peine d'être un homme et de vivre. Tu te demandes ou tu me demandes ? Je ne me le suis jamais demandé qu'à moi-même. Je me suis demandé si un ami qui nous a déçus, parce qu'il n'était pas un véritable ami, doit être blâmé pour son caractère ou pour son manque de caractère. À quoi sert une amitié dans laquelle nous n'apprécions réciproquement que la vertu, la fidélité et la constance ?
N'est-il pas de notre devoir de rester aux côtés aussi bien de l'ami infidèle que du fidèle, prêt à nous sacrifier ? Je voudrais savoir à qui tu poses cette question. À nous deux. Je me suis souvent demandé si la véritable essence de tous les liens humains n'est pas le désintéressement, qui n'attend ni ne veut rien, mais absolument rien de l'autre et qui réclame d'autant moins qu'il donne davantage. Lorsque l'on fait don de ce bien suprême qu'un homme peut donner à un autre homme,
Je veux dire la confiance absolue et passionnée. Et lorsqu'on doit constater que l'on n'est payé que d'infidélité et de bassesse, a-t-on le droit d'être blessé et de crier vengeance ? Es-tu absolument certain que cet ami a été infidèle ? Il reste un long moment sans rien dire. Dans la pénombre, à la lueur instable des chandelles, ils paraissent tout petits, deux vieillards ratatinés qui se regardent et que l'on voit à peine dans la pièce mal éclairée.
Non, je n'en suis pas absolument sûr. C'est justement pour cela que tu es ici. C'est de cela précisément que nous parlons. Il existe en effet une vérité qui repose sur les faits. Il s'est passé telle chose à tel moment. Ce genre de vérité est facile à établir. Selon l'expression consacrée, les faits parlent d'eux-mêmes. Et vers la fin de notre existence, l'ensemble des faits accusent et hurlent la vérité plus fort que le supplicier sur le banc de torture.
Sans la moindre équivoque possible, un fait est un fait. Et pourtant, les faits ne sont parfois que de pitoyables conséquences. Conséquences de quoi ? On ne pêche pas uniquement par action, mais aussi par intention. Tout dépend en vérité de l'intention. Dis-moi où tu veux en venir. Quand un homme devient juge et veut prononcer un jugement, il n'a pas le droit de se contenter des faits établis par les rapports de police. Il doit trouver ce que les juristes nomment le motif du délit.
Le fait de ta fuite est facile à établir, mais le motif de cette fuite ne l'est pas. Tu peux me croire quand je te dis que durant les années écoulées depuis ton départ, j'ai examiné toutes les hypothèses pouvant servir d'explication à ce départ. Aucune n'a été satisfaisante. Tu es le seul à pouvoir m'éclairer. Tu parles de fuite. C'est un mot bien dur. En somme, je ne devais de compte à personne et auparavant j'avais offert ma démission comme il se devait. Je n'ai laissé aucune dette derrière moi.
Et je n'ai fait à personne de promesses que je n'aurais pu tenir. Fuite n'est donc pas le mot qui convient. Peut-être le mot est-il en effet trop dur. Cependant, tout bien considéré, il faut admettre qu'il est difficile de trouver une expression plus faible pour ce qui s'est passé. Tu dis que tu ne devais rien à personne. C'est vrai en un certain sens et en même temps, ce n'est pas vrai. Naturellement, tu n'avais pas de dette chez ton tailleur, ni chez les usuriers de la ville. Tu ne me devais pas non plus d'argent.
Et pourtant, ce jour de juillet où tu as quitté la ville, vois-tu, je me souviens même que c'était un mercredi. Tu savais parfaitement que tu allais laisser une dette derrière toi. Oui, c'était bien en juillet. Dès que j'ai appris que tu étais parti en voyage, je suis allé dans ton appartement. Je me suis donc rendu chez toi où il n'y avait plus que ton ordonnance pour me recevoir. Je lui ai demandé de me laisser seul dans la chambre où tu avais vécu les dernières années. L'ordonnance soumit naturellement à mon désir.
Il ne pouvait guère faire autrement. Je restais donc seul dans la chambre où tu avais vécu et j'ai tout examiné avec soin. Je te fais des excuses tardives pour mon indiscrétion. Toutefois, je n'arrivais pas à croire à la réalité. Je ne pouvais pas comprendre que celui avec qui j'avais passé une grande partie de ma vie, exactement 22 ans, c'est-à-dire toute mon enfance, ma jeunesse et mes plus belles années d'adulte, eût simplement pris la fuite. J'essayais de te trouver des excuses.
Je pensais que tu étais tombé gravement malade ou que tu étais devenu subitement fou. Ou que tu étais menacé de gros embarras d'argent, que tu craignais d'être saisi à cause de dettes de jeu, ou que tu avais commis une faute grave contre l'armée, ou même que tu avais manqué à ta parole et que tu t'étais déshonoré. Voilà les espoirs dont je me berçais. C'était de faux espoirs. Oui, en effet, de faux espoirs.
Tu ne dois pas t'étonner si je te dis qu'à mes yeux tout cela paraissait moins grave que l'action que tu as effectivement commise. Pour cela, il n'y avait pas d'excuses. Tu es parti comme un fraudeur, comme un cambrioleur. Quelques heures auparavant, tu étais encore avec nous, avec Christine et moi, dans cette pièce où durant de nombreuses années, de jour et même souvent de nuit, nous avons passé ensemble des heures d'intimité et de confiance fraternelle, comme des jumeaux.
Comme ces êtres singuliers qu'un caprice de la nature a enchaîné l'un à l'autre pour la vie et la mort. Tes comparaisons sont étranges. Nous étions amis, et c'est tout. Non. Je le sais mieux que toi, et je m'en tiens. Comme des jumeaux. Qui, même arrivés à l'âge adulte, et séparés par des milliers de kilomètres, n'ignorent rien l'un de l'autre. Les destinées de ces individus se déroulent parallèlement. Même si l'un des deux s'éloigne de l'autre pour aller, par exemple, sous les tropiques.
C'est ainsi que tu t'imagines les choses. Le jour de ta fuite, ce sont les considérations auxquelles je me suis livré dans ta chambre. Même aujourd'hui, je me remémore avec précision ces instants-là. Je vois l'éclairage de ta chambre, je sens l'odeur du lourd tabac anglais. J'aperçois avec netteté l'immeuble, le divan, avec les précieux tapis d'Orient et un portrait équestre sur le mur. Le divan était très large. En réalité, ce n'était pas un divan, mais plutôt un lit de grande dimension.
Conçu comme ceux de France. Un lit pour deux personnes. La fenêtre donnée sur le jardin, si je ne m'abuse. Je me trouvais là-bas pour la première fois et la dernière fois. Tu ne voulais jamais m'y recevoir et c'est fortuitement que j'ai appris que tu avais loué une maison en bordure de la ville, dans un quartier désert. Une maison entourée d'un jardin. Tu l'avais louée trois ans avant ta fuite. Je te demande pardon. Je remarque que tu n'aimes pas que j'emploie ce mot-là. Continue. Les mots importent vraiment peu.
Continue puisque tu as commencé. Vraiment ? Estimes-tu vraiment que les mots importent peu ? Je n'oserais pas être aussi catégorique. Tu ne m'as jamais invité à aller te voir chez toi. Et sans invitation, je ne t'ai jamais rendu visite. Je t'avoue, en toute franchise, que je pensais que tu avais honte devant moi. L'homme riche. Honte de ta maison dont tu avais acheté les meubles un à un. Peut-être trouvais-tu l'ameublement trop simple, me disais-je. Car tu étais très orgueilleux.
Quand nous étions jeunes, seule cette question d'argent nous a séparés. Tu étais orgueilleux et tu ne pouvais me pardonner ma fortune. Les pauvres, tout spécialement ceux de la classe supérieure, ne le pardonnent jamais. Je me réjouis de ce que tu l'aies compris. Voilà pourquoi j'ai supposé que tu me cachais ta demeure à cause de son ameublement modeste qui te faisait honte. Cette supposition était absurde. Je m'en rends compte à présent. Mais c'est ton orgueil sans borne qui me l'a fait faire. Un jour donc...
Je me trouvais dans la maison que tu avais louée et installée, mais que tu ne m'avais jamais montrée. Cet appartement, tu le sais bien, était un chef-d'œuvre. Un chef-d'œuvre ? C'était un appartement de célibataire et rien de plus ? Tu veux dire qu'il n'était pas grand ? En effet, il n'était pas très grand. Cependant, le jardin, les chambres et les meubles étaient d'un goût parfait. J'ai compris alors que tu étais véritablement un artiste. Je me suis aussi rendu compte à quel point tu devais te sentir étranger parmi nous.
Si, différent de toi. Oui, j'ai compris l'abîme profond qu'était pour toi la vie dans notre milieu. Si tu as compris cela, alors... Cette demeure te servait de refuge comme le château fort où le monastère sert de retraite aux êtres isolés. Et de même que les seigneurs vivant de rapide mettaient les bien pillés en lieu sûr, toi, tu accumulais dans ton foyer tout ce qui était beau et noble. Des tentures, des tapis...
des objets anciens en bronze, en argent, en cristal, ainsi que des meubles et des étoffes rares. Il y avait aussi un piano placé au milieu de la grande pièce du rez-de-chaussée et un vase de cristal avec trois orchidées. Dans cette région, on ne cultivait d'orchidées que dans une seule serre, la mienne. Je me suis promené dans la pièce principale et j'y ai tout examiné attentivement. « En effet, tu as parfaitement tout observé. Je me souviens, moi aussi, des orchidées. » « Cela me fait plaisir. »
J'ai compris alors que tu vivais parmi nous, mais que tu n'étais nullement des nôtres. J'ai compris tout cela dans ta maison abandonnée. À ce moment-là, Christine est entrée dans la pièce. J'étais devant le piano, je regardais les orchidées. Cet appartement me faisait l'effet d'un déguisement. Quant à toi, c'était sans doute ton uniforme qui te paraissait un déguisement. Toi seul aurais pu répondre à cette question. Quoi qu'il en soit, aux questions les plus graves, nous répondons en fin de compte par notre existence entière.
Ce que l'on dit entre temps n'a aucune valeur. Qu'est-ce qui t'attachait à moi ? Étais-tu mon ami ? Tu as choisi la fuite et tu m'as quitté sans prendre congé. Quoique, tout bien considéré, il se peut que l'on ne puisse affirmer que tu fusses parti sans prendre du tout congé. Puisque la veille de ta fuite, il s'est passé quelque chose à la chasse dont je n'ai compris le sens que plus tard. Peut-être était-ce ta manière de prendre congé. Tu parles d'une chasse. Que s'y est-il donc passé ?
Au fait, pourquoi suis-je allé chez toi ce jour-là ? Tu ne m'avais pas appelé, tu n'avais pas annoncé ton départ et tu n'avais laissé aucun message. Que voulais-je donc voir dans ton appartement où, je le répète, tu ne m'avais jamais convié ? Quel pressentiment m'obligea à monter en voiture, à me faire conduire en ville et à te chercher dans ta maison déjà vide ? Qu'avais-je appris le jour précédent, à la chasse ? Quelqu'un ou quelque chose t'a-t-il trahi ? Tout le monde autour de moi se taisait, même Némi.
Elle avait compris ce qui se préparait, mais elle n'a rien dit. Elle non plus. En ces jours-là, j'étais vraiment seul. Je savais toutefois que le moment était arrivé où tout devait être tiré au clair, où chaque personne et chaque chose aurait à occuper la place qui lui correspondait. Toi et moi et tous les autres. Oui, voilà ce que j'ai appris à la chasse. Qu'as-tu appris au juste ? C'était une chasse superbe. C'était la dernière grande chasse dans notre forêt et quant à moi, la dernière fois que j'y ai chassé.
À l'époque, il y avait encore de vrais chasseurs. Toi, tu étais un vrai chasseur. Je te remercie de le reconnaître. Je sais que tu n'as jamais compris ma passion pour la chasse. Pour toi, la chasse était une obligation imposée aux gens de ta classe et de ta carrière. À la chasse, ton visage prenait toujours une expression de mépris poli et tu maniais ton fusil avec la même négligence qu'une canne. Tu m'as bien observé. Il n'était pas difficile de se rendre compte de ton état d'esprit. N'étant pas chasseur...
Tu ignorais cette passion singulière, cette passion secrète des hommes, quelle que soit leur fonction et leur culture. Cette passion, c'est le désir de tuer. Est-ce que tu te souviens de ce que je vais rappeler ? En quittant le château, tu es arrivé dans la cour où les autres chasseurs attendaient. Le soleil n'est pas encore levé. Le garde-chasse tient les chiens en laisse et commente les événements de la nuit. Puis tu prends place dans la voiture qui se met en route.
Le paysage s'éveille et la forêt s'étend, majestueuse, devant toi. La nature exhale une senteur si pure que l'on a l'impression de retrouver une patrie perdue. Ta voiture s'arrête à la lisière de la forêt. Tu en descends et le garde-chasse avec son chien t'accompagne en silence. Sur le sol humide couvert de mousse, tes grosses chaussures de chasse font à peine du bruit. Sur la piste que vous suivez, les traces de gibier pullulent. Tu parles d'une certaine chasse ou de la chasse en général ?
« Je te demande la permission. Permets-moi d'être pour une fois poétique dans ma vie. Parlant de ma passion, comment pourrais-je éviter de l'être ? Moi, je me souviens très bien. Ce matin-là, tu t'en souviens aussi sans doute. La lumière dévoile lentement la forêt. Sur la piste forestière, à environ 300 pas de toi, un cerf avance lentement. Tu te dissimules dans un fourré et tu restes là, à l'affût. L'animal s'arrête, ne voit rien.
Ne flaire pas ta présence, le vent soufflant dans ta direction. Il sait cependant qu'il est en danger. Il lève la tête, tourne son cou gracieux et son corps se tend. Durant quelques instants, il reste là, devant toi, immobile, en cette superbe position d'attente inquiète, comme un individu acculé à son destin qui se sent paralysé, sans force, car il sait que la menace n'est pas un cas fortuit
Mais la conséquence logique de circonstances incalculables est difficilement compréhensible. Tu regrettes à ce moment-là de n'avoir pas pris les cartouches à balles. Il n'est pas possible que tu ne t'en souviennes plus. Vaguement. Raconte ce qui s'est passé ensuite. Tu devrais pourtant t'en souvenir. Dans ton fourré, tu restais, toi aussi, surpris. Toi, le chasseur, tu es à cet instant-là également dans l'attente. Tu sens dans ton bras le tressaillement que ressentent toujours les chasseurs en pareil cas.
L'ébreu de Sender Marai
Traduction Marcel et Georges Reynier. Adaptation Juliette Emman. Troisième épisode. Avec Pascal Rénéric, le narrateur, Alain Rimoux, le général, Claude Bernard Perrault, Conrad et la voix de Milan Isard. Musique originale et interprétation Floriane Bonany. Bruitage Elodie Fiat. Conseillère littéraire Emmanuelle Chevrière. Prise de son, montage et mixage Claire Levasseur, Kevin Delcourt.
Assistante à la réalisation Claire Chéneau. Réalisation Juliette Eman. L'Ebres de Sender Maraï est publiée aux éditions Albain Michel.