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"Les Braises" de Sándor Márai 4/5 : Pacte compromis

2025/4/27
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Le Feuilleton

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Shownotes Transcript

France Culture Nous ne vivrons plus longtemps puisque te voilà revenu. Tu le sais toi-même parfaitement. Oui, je le sais. 41 années, c'est long. Tu as bien réfléchi avant de prendre ta décision, n'est-ce pas ? Les braises de Sandor Maraï Adaptation et réalisation Juliette Eman Quatrième épisode La vérité est que durant 22 années, tu m'avais haï. Tu l'avais compris ? Tu me haïssais non seulement dans l'exception courante du mot...

Mais avec une passion rappelant celle des liaisons intimes. Tu m'as haï et ta haine est devenue un lien aussi fort entre nous que celui de l'amour. Pourquoi me haïssais-tu ? J'ai essayé de le comprendre. Tu n'as jamais accepté d'argent de moi. Tu refusais le moindre cadeau. Tu n'as pas voulu que notre amitié devint une véritable fraternité. Si je n'avais pas été trop jeune à l'époque, j'aurais compris à quel point ces indices étaient révélateurs et dangereux. Tu me haïssais déjà lorsque nous n'étions que des enfants.

Oui, dès le tout premier instant, quand j'ai fait ta connaissance dans cette école où des représentants choisis de notre monde étaient dressés et éduqués. Pourquoi me haïssais-tu ? Haïr n'est pas le terme exact. Tu n'as pas bien interprété mes sentiments. Si, tu me haïssais parce que je possédais ce qui te faisait défaut. Quoi au juste ? N'étais-tu pas toujours le mieux élevé des deux ? Un assemblage parfait d'applications, de vertus et de toutes sortes de capacités ?

N'étais-tu pas doué de toutes les manières ? Puisque tu possédais même un talent que tu cachais, celui de la musique. Tu étais de la famille de Chopin, un être réservé et orgueilleux. Cependant, au fond de ton âme, se tairait, prêt à bondir, ton désir absurde d'être différent de ce que tu étais réellement. C'est là le fléau le plus cruel dont le destin peut affliger un homme. Je suis parti, j'ai donc cherché à être ce que je suis. Non, tu voulais être un autre.

Être différent de ce que l'on est est le désir le plus néfaste qui puisse brûler dans le cœur des hommes. Car la vie n'est supportable qu'à condition de se résigner à n'être que ce que nous sommes à notre sens et à celui du monde. Toi, tu n'as pu supporter tout cela. Tu n'as pu supporter qu'il te manquât ce qui m'était échoué comme un don des dieux grâce à mon origine et à mon éducation. Tu as dédaigné la confiance et l'amitié que le monde te témoignait. Mais, en même temps, tu m'enviais terriblement.

Des individus qui portent sur leur front la marque de faveur des dieux se sentent vraiment désélus. Et ils se présentent dans le monde avec un aplomb présomptueux. Pourtant, si c'est ainsi que tu m'as imaginé, tu as commis une grave erreur. Ce que tu as considéré en moi et autour de moi comme une grâce et un don des dieux n'était que de la candeur. J'étais confiant jusqu'au jour où... Eh bien, oui, jusqu'au jour où je suis allé chez toi, dans ta maison que tu avais quittée, comme pour t'enfuir.

As-tu vraiment confiance en moi ? Oui, car j'étais candide. Peut-être est-ce précisément cette candeur qui a poussé les gens à me témoigner des sentiments amicaux et bienveillants, à me sourire et à m'accorder leur confiance. Il y avait certainement quelque chose en moi, une sorte de légèreté et d'indulgence qui désarmait les gens. Et en ce qui nous concerne, tu as accumulé de la haine contre moi. C'est ta conviction. Je te laisse parler, mais sache que je ne partage pas ton opinion. Quand notre jeunesse eut pris fin...

Nos rapports commencèrent à se refroidir. Mais peut-être laisse-moi qui suis le plus coupable, parce que je n'ai pas cherché à te connaître à fond. J'étais rempli d'admiration pour ton intelligence et aussi pour cette sorte de supériorité désabusée qui émanait de toi. J'étais pour ainsi dire convaincu que tu m'accorderais ton pardon, toi aussi, comme l'ont fait les autres et que tu te réjouirais de me savoir au mieux avec le monde. Mais tandis que j'évoluais dans les régions ensoleillées de la vie, toi...

Tu restais volontairement dans l'ombre. Et ce aussi ton sentiment. N'avais-tu pas commencé à parler de la chasse ? Si fait. D'ailleurs, tout ce que je viens de dire s'y rapporte. Dans notre cas, il y a eu ton incapacité à me pardonner et notre pacte s'est trouvé compromis. Ce n'est pas forcément au moment où l'on épaule son fusil pour tuer quelqu'un que l'on est le plus coupable. La culpabilité commence bien avant. Elle débute avec l'intention.

Puisque je prétends que notre amitié a été compromise, je dois savoir par qui ou par quoi elle l'a été. Nous étions différents l'un de l'autre et pourtant nous nous accordions bien. Nous nous complétions. Nous formions une alliance, une communauté, et cela est chose rare. En effet, extrêmement rare. Tout ce qui manquait en toi s'est trouvé pleinement compensé, dans le pacte de notre jeunesse, par le fait que le monde me traitait avec cordialité. Une chose demeurait indiscutable.

Nous étions amis. Voilà ce que tu dois comprendre si tu ne l'as pas compris jusqu'à présent. Je ne saisis pas. Je ne vois pas où tu veux en venir. Que devrais-je comprendre ? Voyons. Tu l'as sûrement compris. Tu l'as compris auparavant et aussi par la suite sous les tropiques et partout ailleurs. Nous étions amis. Et ces mots ont un sens profond que seuls les hommes comprennent. Il te faut maintenant apprendre ce que ces mots comportent en fait d'obligation et de responsabilité.

« Nous étions des amis, c'est-à-dire non pas simplement des camarades de jeu ou des gamins qui se réunissent dans un coin pour se chuchoter des confidences. Nous étions, te dis-je, de vrais amis et rien au monde ne peut dédommager d'une amitié perdue. D'ailleurs, si nous n'avions pas été des amis, tu n'aurais pas pointé ton fusil sur moi ce matin-là à la chasse. Le lendemain, je ne saurais pas aller chez toi dans cette maison où tu ne m'as jamais invité parce que tu y cachais un secret qui a flétri notre amitié. »

Tu ne te serais pas enfui de la ville et de moi. Tu n'aurais pas fui le lieu de ton acte comme le font les malfaiteurs. Tu serais au contraire resté ici pour me tromper et me trahir. Le général se tait soudain, comme arrivé au bout de ses forces et s'adosse à son fauteuil. Il reste ainsi un moment, très pâle, vieilli, les paupières baissées. Puis d'un coup il se redresse et se met à parler d'une voix lourde qui paraît venir de loin. Cela m'aurait également fait souffrir.

aurait blessé ma vanité et mon amour propre, mais n'eût pas été aussi atroce que ce que tu as fait précisément parce que tu étais mon ami. Dans le cas contraire, tu ne serais pas non plus revenu ici après 41 années. Mais tu es revenu exactement comme un assassin qui revient rôder autour de l'endroit de son crime. Tu le savais, toi aussi, qu'il te fallait revenir. Et maintenant, je dois t'avouer une chose surprenante.

que je n'ai découverte que peu à peu et à laquelle je ne pouvais croire tout d'abord et que j'essayais de nier moi-même. Sache donc que nous sommes encore et malgré tout amis. Toujours amis ? Voudrais-tu m'expliquer ? L'amitié, ni aucun des sentiments intimes, ne peuvent être modifiés par des forces extérieures. Tu as mis fin à quelque chose en moi et tu as gâté mon existence. Et, malgré cela, je suis resté ton ami. Et ce soir, je vais tuer quelque chose en toi

Je te laisserai repartir à Londres ou sous les tropiques et tu continueras à être mon ami. Il faut aussi que nous sachions cela avant de reparler de la chasse. Et surtout, de rappeler ce qu'il est arrivé après la chasse. Je crois que je commence à te comprendre. N'oublions pas que l'amitié ne peut être déçue, puisqu'elle ne réclame rien. Elle est muette, comme le comportement des hommes qui ne connaissent pas l'égoïsme. Tout ce que tu dis ne m'est pas entièrement étranger.

« Tu savais aussi parfaitement que notre amitié était de cette nature. Quand tu as épaulé ton âme pour me tuer, cette amitié était peut-être plus vivante qu'à n'importe quel moment des vingt-deux années passées. Tu te souviens assurément de cet instant-là car il a donné sens et contenu au reste de ta vie. Moi, je ne l'ai pas oublié. Nous nous trouvions dans une sapinière touffue, à un endroit où un sentier partant du chemin forestier conduisait dans le fourré où la végétation émettrait sa absolue. Je marchais devant toi...

Et ayant aperçu à environ 300 mètres de nous un cerf qui sortait de sous les sapins, je me suis arrêté. La tête levée, le regard dirigé vers le fourré, l'animal s'était aussi arrêté au bord du sentier. Il avait deviné le danger qui le menaçait. Nous sommes restés à un bon moment immobile, un peu essoufflés de la marche que nous venions de faire. Le garde-chasse avec le chien se trouvait derrière nous. Il nous attendait à l'orée de la forêt. Oui, il nous attendait en effet à l'orée. Nous nous trouvions donc seuls...

en pleine forêt. J'avais, comme je viens de le dire, aperçu le gibier. À dix pas derrière moi, tu l'avais vu aussi. Le cerf, les oreilles dressées, restait immobile, comme en sorceler, car tout danger comporte une part d'attraction secrète. Quand nous devons affronter le destin, outre l'angoisse et la peur, nous ressentons comme un charme. Je présume que le cerf ressentait alors quelque chose d'approchant. Et toi, à quelques pas derrière moi, tu devais te trouver dans des conditions pareilles, lorsque...

Médusé comme le gibier et comme moi, qui nous trouvions à portée de ton fusil, tu t'es préparé à tirer. J'ai entendu alors le bruit léger et sec de ton fusil que tu armais pour tirer. J'espère que tu te rappelles cet instant-là. Oui, je me le rappelle. C'est l'instant critique pour un chasseur. Naturellement, j'avais été seul à entendre ce léger bruit. Le cerf, à une distance d'environ 300 mètres,

« Ne l'avais certainement pas perçu, malgré le silence du matin dans la forêt. » « Puis, il s'est produit une chose qu'il me serait impossible d'affirmer devant un tribunal, mais que je peux te dire à toi, puisque toi, tu connais la vérité. » « Que veux-tu dire ? » « Ce que je veux dire, exactement ceci. » « À partir de cet instant-là, j'ai senti tes mouvements. Je les ai perçus de manière plus certaine que si je les avais réellement vus. » « Tu te trouvais de biais derrière moi. »

j'ai senti que tu levais ton fusil, que tu l'épaulais et visais. J'ai senti également avec précision qu'un œil fermé, tu détournais lentement le canon de ton fusil. La tête du cerf et la mienne se trouvaient placées sur la même ligne de mire. Vues par toi, elles étaient exactement à la même hauteur. Ta main tremblait, je l'ai aussi sentie sans équivoque possible. Mais le coup d'œil rapide et l'appréciation précise de la situation qui caractérise le vrai chasseur ne m'ont pas non plus fait défaut. Sur le champ,

Il m'est apparu clair comme le jour que de l'endroit où tu te trouvais, tu ne pouvais viser le cerf. Comprends-moi bien. La situation telle qu'elle se présentait du point de vue du chasseur éveillait en moi un intérêt bien plus vif que par rapport à ses incidences sur le plan humain. En matière de chasse, j'étais tout à fait expert. Je suppose que tu l'admettras. Oui. En matière de chasse, tu étais vraiment très fort. Mais continue, je t'en prie. Je voyais exactement ce qui se passait dans le cœur de l'homme placé à quelques pas derrière mon dos.

Tu as visé durant une demi-minute. Un temps incroyablement long. Même sans montre, je l'avais évalué à une seconde près. Je savais qu'avec toi, je n'avais pas à escompter un coup de maître et qu'il m'aurait suffi d'incliner un peu la tête de côté pour que la balle siffla près de mon oreille et touchât éventuellement le cerf. Oui, je savais que même un simple mouvement de ma part eût suffi pour que la balle ne quittât pas le canon de ton fusil. Je savais aussi qu'il était inutile de faire quoi que ce fût. Car à cet instant...

L'avenir ne dépendait plus de moi. Le sort en était jeté et un événement devait se produire selon l'enchaînement inéluctable des choses. J'attendais une détonation. J'attendais qu'une balle du fusil de mon ami m'y fasse à ma vie. Nous n'avions pas de témoin, puisque le garde-chasse était encore loin de nous. Les éléments d'une situation parfaite étaient de la sorte réunis. Situation classique à tous les points de vue, situation faite expressément pour ce que l'on nomme « hasard malheureux ».

« Tu as évalué la durée de ton attente à une demi-minute exactement ? » « Pas une seconde de plus. » « La demi-minute s'était écoulée et le coup de fusil n'avait pas été tiré. » « Sur ce, le cerf s'aperçut du danger et d'un bond rapide comme l'éclair, il disparut dans le forêt. » « Nous continuâmes à rester immobiles jusqu'au moment où, d'un mouvement infiniment lent, tu as abaissé ton fusil. » « Ce mouvement, je ne pouvais ni l'entendre ni le voir. »

et pourtant je l'ai vu et entendu comme si nous avions été en face l'un de l'autre tu plaisantes un tel mouvement ne peut ni s'entendre ni se voir c'est de la pure fantaisie non tu as abaissé ton arme avec tant de précaution que l'on lui dit que tu craignais que le froissement de l'air pût te trahir le cerf avait disparu dans la forêt l'instant propice était passé d'ailleurs chose à noter

« Tu aurais encore eu le temps de m'abattre, car il n'y aurait pas eu de témoin de ton acte et personne, nul juge, n'aurait pu te condamner. » « Si tu avais perpétré ton crime, la compassion des gens t'aurait été acquise. » « N'étions-nous pas des amis légendaires, comme Castor et Pollux, durant vingt-deux années ? » « Des camarades pour le meilleur et pour le pire. » « Si ton arme m'avait tué, chacun t'aurait tendu la main avec des condoléances et aurait partagé ton deuil. »

Car, aux yeux du monde, il n'y a pas d'être plus à plaindre que celui qui tue son ami accidentellement. Quel homme, quel procureur général se serait risqué à parler de ta culpabilité et aurait osé affirmer que tu m'avais tué volontairement ? » Le général se tait. La grande salle est plongée dans la pénombre et les vieillards restent longtemps sans parler. « Jamais on n'aurait pu démontrer que ton cœur était rempli d'une haine mortelle contre moi. La veille, tu avais passé la soirée avec nous. »

Ce soir-là, comme en maintes occasions, on nous a vus en conversation amicale. Tu ne me devais pas d'argent et nous te considérions comme un membre de notre famille. À qui aurait-on pu faire croire que tu m'avais tué volontairement ? Évidemment, à personne. D'ailleurs, pour quelle raison m'aurais-tu assassiné ? Le fait est qu'en fin de compte, tu n'as pas appuyé le doigt sur la détente de ta carabine. Il reste à établir pourquoi. Venons-en au fait. J'y arrive. Le cerf avait disparu depuis longtemps dans la forêt.

Et nous continuions à ne pas bouger. À bon moment, nous sommes restés ainsi, sans souffler mot. Je ne me suis pas retourné. Si à ce moment-là, j'avais jeté un regard sur ton visage, peut-être y aurais-je tout découvert. Mais je n'ai pas pu me décider à te regarder. Il existe en effet un sentiment de honte qui est plus pénible que n'importe quelle autre impression humaine. Je pense à la honte que doit ressentir la victime choisie par le sort et qui se trouve dans l'obligation de regarder son meurtrier dans les yeux. C'est pourquoi...

Lorsque je fus libéré de l'enchantement paralysant, je n'ai pas voulu voir ton visage. Il se peut en effet que tu ne te sois pas retourné. Je ne me souviens plus nettement de tout cela. Il est vrai que tout cela est bien loin. Toutefois, en ce qui me concerne, je me souviens de tout. Je me rappelle parfaitement que je me suis remis à avancer sur la piste jusqu'en haut de la colline. Tu t'es aussi remis en marche comme sous l'effet d'une contrainte. À peu près à mi-chemin, je t'ai crié sans me retourner. Tu as laissé passer l'instant propice.

Mais toi, tu n'as pas répondu et ton silence équivalait à un aveu. Nous sommes arrivés ainsi en haut de la colline, toujours sans dire un mot. Le garde-chasse avec les chiens nous y attendait déjà. Au moment du déjeuner, une table pour les chasseurs avait été préparée en plein bois. Ton rabatteur m'a annoncé que tu étais rentré en ville. Le soir, tu es cependant venu dîner avec nous. Comme aujourd'hui, le couvert avait été mis dans la grande salle à manger et la table ornée du même surtout que celui que tu as vu. Mais alors Christine se trouvait là.

assise entre nous deux. Au milieu de la table, il y avait des candélabres avec des bougies bleues. Christine aimait dîner aux chandelles. Après la chasse, je suis monté directement dans la chambre pour me changer. Je n'avais pas vu Christine au cours de l'après-midi. Le domestique m'avait annoncé qu'elle était allée en ville aussitôt après le déjeuner et je ne l'ai rencontrée qu'au moment de nous mettre à table. Il nous attendait, assise devant la cheminée, un léger châle indien sur les épaules, car les jours commençaient à être frais et brumeux.

Christine était en train de lire et elle ne m'avait pas entendu entrer. Un feu de bois flambait dans la cheminée. Sans doute le tapis avait-il étouffé le bruit de mes pas ou peut-être était-elle trop absorbée par ce qu'elle lisait. Ta mémoire est d'une précision remarquable. Quel était donc le livre qu'elle lisait ? Elle était plongée dans la lecture d'un livre anglais, des impressions de voyage au tropique. Il est tout à fait certain qu'elle ne s'est aperçue de mon entrée qu'au moment où je suis arrivé tout près d'elle. Elle a alors levé les yeux. Te rappelles-tu ses yeux ? Évidemment.

Elle a donc levé les yeux sur moi et j'ai été frappé par la pâleur de son visage. Peut-être cette pâleur n'était-elle due qu'à la lueur des bougies. Inquiet, je lui ai demandé si elle ne se sentait pas bien. Elle n'a pas répondu et a continué à me regarder. Durant un temps qui m'a paru aussi interminable et révélateur que ces instants dans la forêt, quand, immobile, j'attendais que tu appuies le doigt sur la détente. Christine m'a examiné si attentivement. Elle a fixé sur moi un regard si scrutateur

que l'on eût dit que rien au monde ne lui importait davantage que de connaître mes pensées, de savoir ce que je croyais, ce que je savais, ce que j'en pensais. Elle paraissait tenir davantage à être renseignée sur ses points qu'à sa vie même. Ce qui est plus important que la réussite, peut-être même ce qu'il y a de plus important dans la vie, c'est de savoir ce que la victime, l'homme que nous avons choisi pour victime, pense de nous. J'ai l'impression d'avoir bien soutenu son regard.

Alors, et par la suite aussi, j'ai su conserver mon calme. L'expression de mon visage ne pouvait rien révéler à Christine. Au fait, durant la journée de cette chasse singulière, au cours de laquelle j'étais devenu en quelque sorte gibier, je m'étais promis de ne mentionner ni à Christine ni à la nourrice ce que j'avais appris à l'aube, dans la forêt. Mais, par contre, ne pouvant me défaire de l'idée que les démons de la folie s'étaient emparés de toi, je voulais prier mon médecin de t'observer discrètement. « Croyais-tu vraiment que j'étais devenu fou ?

À l'époque, il me paraissait impossible de trouver d'autres explications à ta conduite. C'est avec cette idée en tête que je t'ai accueilli le soir, lorsque tu es entré dans le grand salon. Tu es arrivé et nous nous sommes mis à table, comme les autres soirs. Nous avons aussi parlé de la chasse, me semble-t-il. Je suis bien aise que tu t'en souviennes encore. Mais de toute la soirée, tu n'as pas fait la moindre allusion à l'instant en question. Tu n'as pas parlé de ton aventure de chasse, c'est-à-dire de ce superbe cerf que tu aurais eu l'occasion de tuer. Tu n'as pas parlé du gibier manqué ?

Et tu ne nous as pas non plus donné la raison pour laquelle tu avais quitté la chasse brusquement, pour ne réapparaître que le soir. Si tu avais au moins trouvé une parole d'excuse pour expliquer ce qui s'était passé le matin. Mais tu n'en as pas soufflé mot, comme si nous n'avions pas été ensemble à la chasse. Par contre, tu as abordé une quantité d'autres sujets. Aussitôt arrivé, tu as, par exemple, demandé à Christine ce que tu avais lu. Christine t'ayant renseigné, vous vous êtes longuement entretenu de ce livre.

Tu as voulu savoir quel en était le titre et quelle impression sa lecture lui avait produite. Tu désirais avoir aussi des précisions sur les conditions d'existence sous les tropiques. Bref, tu t'es comporté comme quelqu'un de prodigieusement intéressé par un sujet qui lui est totalement étranger. Mais c'est que précisément, je voulais partir sous les tropiques. Or ce livre... Ce livre, ainsi que d'autres publications sur le même sujet, avaient été commandés par toi. Et c'est toi qui avais prêté ce livre-là à Christine quelques jours auparavant.

Mais le soir en question, je ne le savais pas encore. Puisque j'ignorais tous les tropiques, vous m'avez exclu de votre conversation. Plus tard, quand j'ai su que vous m'aviez trompé, je me suis souvent remémoré cette scène et vos voix ont longtemps résonné à mes oreilles. J'ai dû constater avec stupéfaction que vous aviez rempli vos rôles avec une dissimulation extraordinaire. Tu as toi aussi bien joué ton rôle. Oui et non. N'ayant pas été mis au courant de vos projets, votre conversation n'a pas éveillé de soupçons en moi.

Vous parliez des tropiques à propos d'un livre que tout le monde pouvait se procurer. Tu manifestais un vif intérêt pour savoir si, de l'avis de Christine, une personne née et élevée sous un climat non tropical serait capable d'en supporter les conditions de vie. Tu voulais savoir à tout prix ce que Christine en pensait. Lorsqu'il y a 41 ans, tu t'es assis pour la dernière fois dans cette pièce, dans ce même fauteuil. Tu as donc parlé des tropiques. Et ce soir, dès que tu as franchi le seuil de cette demeure,

Tes premiers mots ont été aussi pour évoquer les tropiques. Les mots nous reviennent, c'est certain. Les choses et les mots font parfois le tour du monde. Puis, un beau jour, ils se retrouvent et leur point de jonction ferme le circuit. Voilà ce dont tu t'es entretenu avec Christine la dernière fois. Vers minuit, tu as demandé ta voiture et tu es reparti en ville. Ainsi s'est achevée la journée de la chasse. Les braises de Sender Maraï Traduction Marcel et Georges Régnier Adaptation Juliette Eman

Quatrième épisode. Avec Pascal Rénéric, le narrateur, Alain Rimoux, le général, Claude Bernard Perrault, Conrad et la voix de Milan Isard. Musique originale et interprétation Floriane Bonani. Bruitage Elodie Fiat. Conseillère littéraire Emmanuelle Chevrière. Prise de son montage et mixage Claire Levasseur, Kevin Delcourt. Assistante à la réalisation Claire Chénaud. Réalisation Juliette Emane.

L'Ebreze de Sender Maraï est publiée aux éditions Albain Michel.