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cover of episode "Les Braises" de Sándor Márai 5/5 : Christine

"Les Braises" de Sándor Márai 5/5 : Christine

2025/4/27
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Le Feuilleton

Transcript

Shownotes Transcript

La vérité est que durant 22 années, tu m'avais haï. Tu l'avais compris ? Tu me haïssais non seulement dans l'exception courante du mot, mais avec une passion rappelant celle des liaisons intimes. Dès que tu es parti, Christine s'est aussi retirée. Elle avait laissé le livre en anglais sur son fauteuil,

Et comme je n'avais nulle envie d'aller dormir, je me suis mis à la feuilleter. J'avoue avoir été étonné de constater que Christine lutte un livre de ce genre. Quel intérêt pouvait-elle avoir à étudier des questions comme par exemple le développement de la production caoutchoutière ou bien l'état sanitaire des populations indigènes dans les régions tropicales ? Mais j'ai compris tout d'un coup que ce livre, lui aussi, constituait un indice, un témoignage muet. Ce livre signifiait que Christine voulait partir.

Qu'elle rêvait de pays lointains. Bref, qu'elle désirait une existence différente. Peut-être voulait-elle même fuir quelqu'un ou quelque chose. Étais-ce toi ? Ou l'un et l'autre ? Il est évident, pensais-je, que Christine pressent quelque chose. C'est pourquoi elle veut partir d'ici. Cette journée de chasse avait scindé ma vie en deux. D'un côté, mon enfance, toi et tout ce que signifiait la vie pour moi jusqu'alors. De l'autre côté, la période sombre et imprévisible qu'il me restait à vivre.

Un gouffre profond séparait les deux parties. Qu'était-il arrivé ? Aucune réponse satisfaisante ne se présentait à mon esprit. De prime abord, il fallait rejeter l'explication la plus naturelle et la plus simple, à savoir que tu étais tout d'un coup tombé éperdument amoureux de Christine et qu'à la suite d'une sorte d'égarement, tu la convoitais. Nulle manifestation ni indice quelconque noté dans notre groupe amical n'autorisait pareille supposition. « Je connaissais d'ailleurs Christine et je te connaissais comme moi-même. »

Tout au moins, était-ce mon impression alors ? C'est de l'orgueil. Tu n'étais que présomptueux et tu ne connaissais pas Christine. Et tu ne me connaissais pas non plus très bien. Tu ne te connaissais même pas toi-même. Le crois-tu vraiment ? Je savais ce que faisait Christine jour par jour. Son cœur et son corps n'avaient pas de secret pour moi. Quelle supposition absurde que toi et Christine... Après un examen rapide, j'ai rejeté cette idée avec un véritable soulagement.

Je me suis dit qu'il avait dû se passer quelque chose d'autre, de plus profond et d'incompréhensible. Christine ne mentait pas et n'était pas infidèle. Je connaissais toutes ses pensées, même les plus secrètes, même celles que l'on n'ose formuler qu'en rêve. Son carnet jaune, ne l'as-tu pas vu ? De quoi parles-tu ? De quel carnet s'agit-il ? Comment ? Elle ne t'en aurait jamais parlé ? Dans ce carnet que je lui avais donné sur sa demande, au début de notre mariage, elle notait ses impressions.

Nous étions tombés d'accord qu'elle y rendrait compte, pour moi et pour elle-même, jusqu'aux sentiments et pensées qui, tels l'allie de l'âme humaine, peuvent être difficilement relatés de vive voix. Soit qu'on en ait honte, soit qu'on trouve superflu de les traduire en paroles. Le carnet était toujours rangé dans un tiroir de son secrétaire dont elle et moi étions les seuls à posséder la clé. Si Christine avait eu un secret dans sa vie, son journal m'en aurait averti. Lorsque, au salon, j'en fus arrivé là de mes réflexions,

Je me suis rendu dans le boudoir de Christine. J'ai ouvert le tiroir de son secrétaire pour y prendre le carnet recouvert de velours jaune. Or, le tiroir était vide. Il était minuit passé. Tout le monde dans le château dormait. Christine devait aussi être couchée, aussi n'ai-je pas voulu la déranger. Elle avait sans doute pris le carnet dans sa chambre. Comme je te l'ai dit, c'est elle qui me l'avait demandé pendant notre voyage de noces à Paris. C'est elle qui voulait faire ses confidences.

Après tant d'années passées, maintenant que Christine est morte depuis longtemps, je puis te dire que je me suis enfin rendu compte que l'on ne se prépare scrupuleusement à se confesser avec une franchise absolue que si l'on pressent qu'un jour, on aura certaines choses à avouer. Je pense que l'on peut envisager cette hypothèse. Christine voulait m'appartenir corps et âme, me donner absolument tout. Ses pensées, ses sensations et ses sentiments les plus intimes. Tâche de comprendre.

Nous étions en voyage de noces. Imagine ce que devait infailliblement représenter pour elle mon nom, mon château, mon hôtel à Paris, un voyage à travers le monde, tout ce qu'elle n'aurait osé désirer même en rêve et qu'elle a obtenu grâce à moi. N'était-il pas naturel que Christine crue qu'elle était amoureuse ? J'ai su plus tard que même durant ces premiers mois de notre union, elle n'était pas amoureuse. Elle était simplement reconnaissante. Les premiers temps, tout allait bien. Christine notait brièvement ses impressions dans son journal.

Puis, la journée la plus mémorable de ma vie est arrivée. Cette journée de chasse pendant laquelle j'ai cru entendre la détonation de ton fusil et le sifflement de la balle près de mon oreille. La nuit est descendue sur nous et tu nous as quittés. Mais non sans avoir examiné auparavant, en compagnie de Christine, tous les problèmes relatifs aux tropiques. Bref, ce soir-là, je restais seul à me rappeler la journée et la soirée passées ensemble et je ne trouvais pas le journal de Christine à sa place habituelle.

C'est alors que je décidais d'aller le lendemain chez toi pour t'interroger. Tu aurais dû m'interroger immédiatement, le soir même. Le lendemain, c'était évidemment trop tard. Je disais donc que j'avais décidé d'aller te parler, ne me rendant pas encore compte que mes questions et tes réponses ne changeaient rien au fait. Épuisé, j'ai dormi toute la nuit, comme si j'avais fourni la veille un gros effort physique, telle une course à cheval de plusieurs heures. Donc aussitôt réveillé, j'ai fait atelier et je me suis fait conduire chez toi.

« Ce n'est qu'une fois arrivé dans ta chambre que j'ai appris que tu étais déjà parti. » « La lettre par laquelle tu présentais ta démission de l'armée et annonçait ton intention de t'installer à l'étranger est arrivée au régiment le lendemain. » « Alors seulement, je me suis rendu à l'évidence de ta fuite. » « Par là, il s'avérait aussi que tu avais voulu m'assassiner. » « En outre, il devint également clair qu'il s'était passé quelque chose dont je ne comprenais pas encore le sens. » « Et il était indéniable que tout cela me concernait personnellement et de façon néfaste. »

Je me trouvais donc chez toi, dans cette pièce quelque peu mystérieuse, remplie d'objets superbes. Lorsque la porte s'est ouverte et que Christine est entrée. Elle est entrée et s'est arrêtée près de la porte. Elle arrivait de chez nous. « Est-il parti ? » a-t-elle demandé d'une voix étrangement voilée. Je lui ai indiqué d'un geste que tu étais réellement parti. Fine et élancée, Christine se tenait près de la porte. Jamais je ne l'avais vue aussi belle qu'à cet instant. Son visage était pâle comme celui d'un blessé qui a perdu beaucoup de sang.

Ses yeux brillaient d'un éclat fiévreux comme la veille au soir quand je m'étais approché d'elle alors qu'elle lisait ce livre sur les tropiques. Il s'est donc enfui, a-t-elle constaté alors d'un ton sans réplique. Elle a prononcé ses paroles comme pour elle-même. C'était un lâche, a-t-elle ajouté à voix basse mais avec fermeté. « Elle a vraiment dit cela ? » Ce furent exactement ses paroles et pas un mot de plus. Naturellement, je ne lui ai pas posé de question. Et nous sommes restés ainsi dans ta chambre sans rien dire.

Christine a jeté un regard autour d'elle et a examiné l'un après l'autre les meubles, les tableaux et les objets d'art. Tu n'ignores pas qu'il y a deux façons de regarder les choses. Soit avec des yeux qui découvrent ce qu'ils aperçoivent, soit avec des yeux qui prennent congé. Christine regardait autour d'elle sans aucune surprise. Avec une telle simplicité et un tel naturel que l'on eût dit qu'elle se trouvait dans son propre foyer où elle connaissait l'emplacement de chaque chose. En même temps, ses yeux cernés lançaient des éclairs. Elle paraissait vouloir se dominer

mais je sentais qu'elle était sur le point de te perdre et de me perdre. Elle a jeté un regard hautain au large divan et, la fraction d'une seconde, elle a fermé les yeux. Puis elle a fait demi-tour et a quitté la pièce comme il y était entré, sans rien me dire. Est-ce que je ne te fatigue pas ? Non. Continue, je t'en prie. J'aurai bientôt terminé. Au-dessus d'eux, les bougies brûlent en minces flammes vacillantes et les mèches noircies fument. Dehors, nulle lueur si petite fut-elle ne perce la nuit.

La ville, au loin, est plongée dans l'obscurité. C'est toi qui m'as présenté à Christine que tu connaissais depuis son enfance. Elle avait à cette époque... 17 ans. Oui, elle avait 17 ans. C'est toi qui m'as présenté à elle, mais tu t'es bien gardé de m'avouer qu'elle te plaisait à toi aussi. Pour ma destinée, le fait d'avoir rencontré Christine était indiscutablement plus décisif que n'importe quel autre événement de ma vie. On aurait dit que la nature s'était plus à créer pour une fois un être indépendant et libre.

qui n'aurait eu véritablement rien de commun avec un groupe humain quelconque. Elle ne voulait abandonner à la société dans laquelle je l'avais introduite la moindre parcelle de sa liberté et de son indépendance de caractère qui constituait sa véritable personnalité. De ma vie, je n'ai rencontré une autre personne possédant une compréhension aussi parfaite que celle de Christine pour toutes les manifestations de la vie. Comprends-tu cela ? Pourquoi me poses-tu cette question à moi ? À qui d'autre pourrais-je la poser ?

« Nous sommes les seuls, toi et moi, à l'avoir connue. Je suis l'homme qui l'a aimée et toi l'homme qu'elle a aimée. Mais il est en effet inutile de te questionner. Tu as certainement très bien compris tout cela. Il faut que tu saches que la veille de ton départ, ce fut le dernier repas que nous avons pris ensemble avec Christine. Non pas seulement en ta compagnie, mais aussi elle et moi. Car ce soir-là, entre nous trois, tout a été fini comme cela devait arriver. »

Christine étant telle que nous la connaissions, il était à prévoir que certaines décisions seraient prises. En effet, toi tu es parti sous les tropiques. Quant à Christine et à moi, nous n'avons plus jamais échangé une parole, même si elle a vécu encore huit années. Vous deux, vous n'avez plus échangé une parole. C'est ainsi que le voulait notre nature. Quand je suis rentré au château, je suis monté dans ma chambre et j'y ai attendu Christine. Peut-être l'ai-je attendu pour la tuer ou...

Simplement pour apprendre d'elle la vérité et lui pardonner. En tout cas, je l'ai attendue jusqu'au soir. Comme elle ne s'est pas présentée, je me suis installé dans le pavillon de chasse. Et durant huit années, je ne l'ai pas revue. Ce que tu as fait était inhumain. Inhumain, entends-tu ? Et moi qui n'ai rien su de tout cela. Tu trouves que ma façon d'agir était inhumaine ? En réalité, elle était simplement humaine. Désespérément humaine. Si Christine m'avait fait parvenir un message quelconque, j'aurais fait ce qu'elle voulait.

Mais elle ne voulait absolument rien. C'était une femme qui avait de la personnalité. Et elle a dû souffrir, elle aussi, des outrages de ceux qu'elle aimait. Qui l'a offensée ? Un l'a offensée en fuyant son amour parce qu'il n'était pas disposé à se laisser anéantir par une liaison qui se révélait fatale. Et l'autre, bien qu'il connût la vérité, en se confinant dans l'attente et dans le mutisme. Durant huit années, elle ne m'a pas fait demander. Mais pendant que je t'attendais pour élucider tout cela...

J'ai appris par Nini que sur son lit de mort, Christine m'a appelé. C'est moi qu'elle voulait revoir et non pas toi. Je te le dis non pour triompher de toi, mais pas non plus sans une certaine satisfaction. Les dernières paroles de Christine ont été pour moi et cela compte tout de même un peu. L'as-tu vu ? J'entends sur son lit de mort. Et tu allais la voir ? Oui, elle n'avait pas cessé d'être belle. La solitude n'avait pas enlédit ses traits.

Ni la maladie des fées l'harmonie grave et distinguée qui faisait la beauté particulière de ce visage. Mais cela n'est pas ton affaire. Comment ? Alors pourquoi en parles-tu ? Pourquoi n'aurais-je pas le droit de savoir qu'elle était belle même sur son lit de mort ? Toi, tu continuais à vivre au loin tandis que Christine se mourait ici. Et toi, tu vivais en homme offensé à proximité d'elle, sans plus jamais lui adresser la parole, et elle en est morte. Elle nous a répondu à tous deux comme elle le pouvait.

Mais les questions qu'on laisse derrière soi restent posées. Imposture, adultère et trahison ne sont plus que des mots vides de sens lorsque la personne à laquelle il se rapporte a répondu définitivement par sa mort. Ce qui a infiniment plus d'importance, c'est que Christine est morte tandis que nous avons continué à vivre. J'ai vécu parce que j'ai dû attendre ton retour. Et Christine est morte parce qu'elle n'a pas voulu attendre davantage ton retour. Elle est morte paisiblement et je suis resté seul à préparer ma vengeance.

À présent, la vengeance est là, comme je l'avais constamment désirée. Elle consiste en ceci. Après ton retour auprès de moi, à travers un monde en flammes, par des mers semées de mines, tu te trouves enfin sur les lieux de tes actes pour me rendre raison et pour que nous connaissions la vérité. Maintenant, tu auras à répondre. D'accord, peut-être as-tu raison. Interroge et je te répondrai, si je le puis. La lumière des chandelles décroît.

La brise du matin se lève parmi les arbres du jardin. Dans le salon, autour des deux amis, il fait encore nuit. « Je te poserai seulement deux questions auxquelles tu es le seul à pouvoir répondre. Tu penses, sans doute, que je voudrais savoir si le matin de cette chasse je ne me suis pas trompé en supposant que tu avais eu l'intention de me tuer. Tu crois qu'en second lieu je te demanderai si tu as été l'amant de Christine ou si, comme on dit communément, Christine m'a trompé avec toi. Mais à quoi servirait tout cela ?

Ce qui, naguère, comptait pour certains, n'aura en définitive pas plus d'importance que la poussière et la cendre. Alors, que veux-tu au juste ? Je veux la vérité. Tu connaissais toute la vérité ? Oui, je savais tout, à l'exception d'une chose pourtant. C'est pourquoi il m'a fallu vivre et continuer à attendre. Il faut que tu répondes à ma question. Christine, le jour de la chasse, savait-elle que tu voulais m'assassiner ? En dehors de toi, il n'y a personne qui puisse m'aider.

Cette réponse acceptée, plus rien n'a d'intérêt pour moi. Mais je crois que je ne t'ai pas dit tout ce qu'il faut que tu saches. Tu ne dois pas ignorer notamment que Christine a déjà répondu. Que racontes-tu là ? Oui, elle a répondu, et pas seulement avec sa mort. Un jour, bien des années après sa disparition, j'ai retrouvé son journal, relié en velours jaune, que j'avais cherché en vain dans son secrétaire la nuit mémorable qui a suivi la chasse. Ce journal, le voici. Voilà ce que Christine nous a légué.

Je n'ai pas enlevé le ruban cacheté car je n'avais pas autorisation écrite pour le faire. Christine n'ayant pas donné d'instruction concernant son héritage, je ne pouvais savoir si ses confessions d'outre-tombe étaient destinées à moi ou à toi. Ce journal contient la vérité, c'est-à-dire la réponse exacte à ma question. Car Christine ne mentait jamais. Ce message de Christine, veux-tu que nous le lisions ensemble ? Non, je ne le désire pas. Ne le désires-tu pas ou ne l'oses-tu pas ? Je ne répondrai pas à cette question.

« C'est bien ce que je pensais. » Le général avance le bras et lance le carnet dans le feu. Les bûches s'enflamment et le feu consomme sa proie. Les deux vieillards observent les flamèches qui jettent une vive lueur et enveloppent le carnet, qui brûle en dégageant une âcre fumée. Le papier se décompose et tout le carnet se trouve consumé. Au milieu du brasier, il ne reste plus qu'un amas de cendres, luisant comme un morceau de moire foncé. « À présent, tu peux répondre à ma question ? »

Désormais, il n'y a plus de témoin pour te contredire. Me diras-tu enfin si Christine savait que tu as voulu me tuer dans la forêt, à l'aube ? Maintenant, je ne répondrai pas non plus à cette question. Depuis un certain temps, la température a baissé dans la pièce. Ce n'est pas encore le point du jour, mais, par la fenêtre à moitié ouverte, l'air frais de la campagne arrive jusqu'à eux. À cette heure avancée de la nuit, à la faible lueur des chandelles, les deux amis paraissent encore plus vieux.

Leur teint jauni et leur visage anguleux font penser à des figures d'anatomie. Conrad lève le bras et regarde l'heure à sa montre bracelet. Je pense que nous sommes tout dit. Il va être temps que je parte. La voiture est à ta disposition si tu désires te retirer. Ils se lèvent et s'approchent tous deux de la cheminée. Le dos voûté, ils étendent leurs mains au-dessus du feu presque éteint. Ils se sentent subitement transis et frissonnent de froid. Tu vas retourner à Londres ? Mais oui. Penses-tu y rester désormais ?

Certainement et jusqu'à ma mort. Les deux amis se dirigent alors vers la porte et, le général ayant posé la main sur la clanche, tous deux s'arrêtent. Comme après une soirée mondaine, ils se trouvent l'un en face de l'autre, prêts à prendre congé. Regarde, les chandelles se sont entièrement consumées. Ne m'as-tu pas annoncé deux questions ? Quelle est donc ta seconde question ? La seconde question ? La seconde question ? Mais tu n'as même pas répondu à la première !

« Je désire connaître néanmoins la seconde question. » « Nous deux, nous avons survécu à Christine. À ton avis, avions-nous un motif valable pour cela ? » « Que veux-tu dire ? Le fait est que nous lui avons survécu et c'est tout. » « Ne penses-tu pas qu'en définitive, nous lui devions une justification posthume ? » « En somme, elle valait davantage et elle était plus humaine que nous deux. » « Elle nous était supérieure parce qu'en mourant, elle a donné une réponse. » « Tandis que nous sommes restés en vie. »

Voici les faits, et les faits de ce genre sont indiscutables. Pourquoi parler de justification ? Pose-moi plutôt ta seconde question. Celui qui survit commet toujours une sorte de trahison. J'entends lorsqu'on survit à des êtres auxquels on était intimement liés. Christine est morte parce que nous, les deux hommes auxquels elle appartenait, étions ordinaires, altiers, orgueilleux, de caractère indépendant et en même temps lâches à un point qu'elle n'a pu supporter.

Nous avons pris la fuite devant elle, chacun à sa façon. Nous l'avons trahi en lui survivant ignoblement et en vainqueur. Voilà la vérité. Tu ne devras pas oublier cela, Londres, à ta dernière heure. Je ne l'oublierai pas. À quoi cela nous a-t-il servi de lui survivre d'une façon aussi ignoble et superbe ? À rien. Ma deuxième question, la voici. Qu'avons-nous gagné avec notre intelligence, notre orgueil et notre présomption ?

Le vrai sens de notre vie ne résidait-il pas dans la nostalgie inquiète d'une femme qui est morte ? Voilà une question bien compliquée. Les deux amis se regardent les yeux dans les yeux un bon moment. Le général se sent oppressé et finit par ouvrir la porte. Tous deux s'inclinent profondément et se serrent la main sans rien dire. Le général se dirige vers sa chambre à coucher. Au bout du corridor, Nini l'attend. Es-tu plus tranquille maintenant ? Oui, à présent, tu pourras remettre le portrait à sa place.

« Bien. » « Ça n'a plus d'importance. » « Tu as raison. » « Bonne nuit, Nini. » « Il fait déjà jour. Bonne nuit. » Elle se hausse sur la pointe des pieds et de sa main minuscule, dont les os sont recouverts d'une peau jaune et ridée, elle trace un signe de croix sur le front du général. Puis, brusquement, elle lui donne un petit baiser sur la joue. Les braises de Sender Maraï. Traduction Marcel et Georges Régnier. Adaptation Juliette Emmane.

Cinquième et dernier épisode. Avec Pascal Rénéric, Alain Rimoux, Claude-Bermard Perrault et Dominique Jaillir. Musique originale et interprétation Floriane Bonany. Bruitage Elodie Fiat. Conseillère littéraire Emmanuelle Chevrière. Prise de son montage et mixage Claire Levasseur, Kevin Delcourt. Assistante à la réalisation Claire Chéneau. Réalisation Juliette Eman.

L'Ebreze de Sender Marai est publiée aux éditions Albain Michel.