Tout juste arrivé d'exceptaire.
Marianne n'avait jamais eu beaucoup de tolérance pour tout ce qui pouvait ressembler à de l'impertinence, à de la vulgarité, à un défaut d'intelligence, voire à des goûts différents des siens. Et elle était alors, vu sa tristesse, assez peu incline à fréquenter les demoiselles Steele ou à répondre à leurs avances.
Et c'est à l'invariable froideur de son attitude à leur égard qu'Elinor attribua principalement la préférence que ces dernières lui manifestaient, et qui devint bientôt évidente dans leur façon de faire, plus particulièrement chez Lucie, qui ne manquait jamais une occasion d'engager la conversation avec elle ou d'essayer de faire plus ample connaissance en se confiant simplement et ouvertement à elle.
Mais Elinor n'attendait rien de très satisfaisant ni durable du commerce avec quelqu'un qui alliait la fourberie à l'ignorance et dont le manque d'instruction empêchait qu'on menât avec elle la moindre conversation sur un pied d'égalité. « Je crois que vous allez trouver ma question bizarre, mais j'aimerais savoir si vous connaissez personnellement Mrs. Ferrars, la mère de votre belle-sœur. » « Je n'ai jamais vu Mrs. Ferrars de ma vie. » « Ça alors ! Ça me surprend. »
Car je me disais que vous aviez dû la voir une fois ou deux à Norlande. Et vous ne pouvez donc pas me dire quelle sorte de femme elle est ? Non, je ne sais rien d'elle. Je suis sûre que vous devez me trouver très bizarre de vouloir ainsi me renseigner sur elle. Mais j'ai peut-être mes raisons, que j'aimerais essayer de vous dire. Je n'avais pas compris que vous aviez le moindre lien avec cette famille. Et je suis donc, je l'avoue, un peu surprise que vous me posiez des questions sur le caractère de cette dame. Mrs Ferrar, ce n'est absolument rien pour moi aujourd'hui.
Mais le jour viendra peut-être, quand au juste cela dépendra d'elle, où nous pourrions être très proches. Grand Dieu, que voulez-vous dire ? Vous connaissez Mister Robert Ferrarth ? Se pourrait-il que... Mister Robert Ferrarth ? Non, je ne l'ai jamais vu de ma vie. Il s'agit de son frère aîné, Edward. Que ressentit Elinor à cet instant ? Une stupéfaction qui aurait pu être aussi douloureuse qu'intense ?
Si un sentiment d'incrédulité n'avait pas immédiatement accompagné pareille révélation. Interdite, elle se tourna vers Lucie sans dire un mot, incapable de deviner la raison ou l'objet d'une telle déclaration. Et, bien qu'elle eût changé de couleur, son scepticisme prévalut et elle ne se sentit à aucun moment au bord de la crise de nerfs ou de la syncope. « Vous avez vraiment de quoi être surprise, car vous ne pouviez absolument pas vous en douter. »
« J'imagine qu'il n'a jamais dû en toucher le moindre mot, ni à vous, ni à quiconque dans votre famille. » « Parce qu'il a toujours été convenu entre nous que cela devait rester secret. » « Un secret que j'ai moi-même fidèlement gardé jusqu'à cette heure. » « Personne parmi mes parents n'est au courant, à part Anne. » « Et je ne vous en aurais jamais parlé si je n'avais pas eu la confiance la plus totale en votre discrétion. » « Et je ne crois pas que Mr. Ferrarce m'en voudra quand il saura que je vous ai fait confiance. »
Parce que je sais qu'il estime votre famille au plus haut point. Et qu'il vous considère, vous et les autres demoiselles d'Ashwood, comme ses propres sœurs. Puis-je vous demander depuis combien de temps vous êtes fiancée ? Quatre ans, oui. L'autre jour encore, j'ignorais jusqu'au fait que vous vous connaissiez. Mais cela fait des années qu'on se connaît. Fiancée à Mr. Edward Ferrars. Je dois reconnaître que je suis abasourdie par ce que vous venez de me dire. Vraiment. Pardonnez-moi, mais il y a certainement dû y avoir erreur sur la personne ou sur le nom.
Nous ne pouvons pas parler du même, Mr. Ferrars. Nous parlons bien du même. Mr. Edward Ferrars, le fils aîné de Mrs. Ferrars, le frère de votre belle-sœur, Mrs. John Dashwood, c'est bien de lui qu'il s'agit. Vous devez m'accorder que les chances que j'aurais de me tromper sur le nom de l'homme dont tout mon bonheur dépend sont tout de même assez minces. Il est étrange que je ne l'ai jamais entendu même mentionner votre nom. Pour éviter toute possibilité d'erreur, veuillez jeter un coup d'œil à ce visage.
Le portrait n'est certainement pas très flatteur, mais il me semble qu'il est impossible de se méprendre sur la personne qui lui a servi de modèle. Cela fait plus de trois ans que je l'ai. En effet, il est très ressemblant. Je suis sûre que vous garderez jalousement ce secret, parce que vous avez conscience de l'importance qu'il y a pour nous à ce que sa mère ne sache rien de ce projet. Jamais elle ne donnera son accord, c'est certain. Et elle me fait l'impression d'être quelqu'un de très orgueilleux. Je n'ai en rien sollicité vos confidences.
Mais je suis très honorée que vous ayez pensé à me faire confiance. Je ne trahirai pas votre secret. Mais pardonnez aussi la surprise qui est la mienne de voir que vous me l'avez confié sans nécessité particulière. Me le faire connaître n'ajoute rien à sa sûreté. Sur ces mots, elle regarda attentivement Lucie, dans l'espoir de déceler quelque chose dans sa physionomie, peut-être pour y voir le signe qu'une grande partie de ses allégations étaient mensongères. Mais rien chez Lucie ne trahit la moindre émotion. Ma crainte ?
« En vous racontant tout ça, était que vous me jugiez trop familière. Je ne vous connais pas depuis longtemps, mais avec tout ce que j'ai entendu dire de vous, je vous connais, vous et votre famille, depuis un bon bout de temps. Et dès que je vous ai vus, c'est comme si vous étiez une amie de longue date. Je n'ai personne à qui demander conseil. Vous ne pouvez pas savoir comme tout cela me tracasse. Je m'étonne même d'être encore de ce monde après tout ce qu'Edward m'a fait endurer au cours de ces quatre dernières années. »
Tout est si flou, et si incertain, et je le vois si rarement. On se voit à peine plus de deux fois par an. Je me demande bien pourquoi je ne suis pas morte de chagrin. Sur quoi elle tira son mouchoir ? Mais Elinor n'éprouva qu'une compassion assez limitée à son endroit. Il y a des fois où je me dis qu'il serait préférable pour nous de tout arrêter. Mais je sais aussi que si je lui en faisais part, il en souffrirait. En ce qui me concerne, je ne crois pas que je pourrais moi non plus...
Endurer ça tellement je lui suis attachée. Il est certain que sa mère devra tôt ou tard pourvoir à ses besoins. Mais le pauvre Edward est si abattu quand il y pense. Est-ce que vous ne l'avez pas trouvé terriblement déprimé quand il était à Barton ? Il faisait tellement pitié à Longstaple quand il nous a quittés pour aller vous voir que j'ai craint que vous ne le croyez vraiment malade. Il venait donc de chez vous lorsqu'il nous a rendu visite ? Absolument. Il venait de passer deux semaines chez nous. Vous pensiez qu'il arrivait directement de Londres ?
Non. Je me souviens qu'il nous a dit être resté quinze jours chez des amis, près de Plymouth. Elinor se rappelait aussi, ce qui n'avait pas manqué de la surprendre à l'époque, qu'il n'avait rien dit sur ses amis, et qu'il n'avait même pas mentionné leur nom. Vous ne l'avez pas trouvé déprimée ? Si, en effet. Surtout à son arrivée. Je l'ai supplié de se reprendre, de peur que vous ne soupçonniez les causes de son état. Mais il était si triste à l'idée de ne pas pouvoir rester plus de quinze jours chez nous, et de me voir si affectée...
Le pauvre garçon. J'ai peur qu'il ne soit toujours aussi abattu en ce moment. Car ce qu'il m'écrit montre qu'il touche le fond. J'ai eu de ses nouvelles juste avant de quitter Exeter. Vous connaissez son écriture, j'imagine. Elle est très limpide. Mais là, elle est moins lisible que d'habitude. Il était fatigué, j'imagine. Car le feuillet sur lequel il m'écrit a été entièrement recouvert au point qu'il n'y reste plus la moindre marge ni blanc. Elinor vit que la lettre était bien de la main d'Edward. Et elle ne pouvait plus avoir le moindre doute.
Un échange de lettres ne pouvait se justifier que dans la perspective d'un mariage, sans quoi il n'aurait pas été admissible. Pendant quelques instants, elle faillit se laisser submerger par l'émotion. Son cœur s'arrêta de battre et elle eut de la peine à tenir debout. Pourtant, il lui fallait à tout prix reprendre le dessus, et elle lutta si vaillamment contre la vague de ses émotions qu'elle y parvint assez vite et même un court instant complètement.
La correspondance voilà notre seul réconfort pendant nos longues périodes de séparation. La dernière fois qu'il est venu à Longstaple, je lui ai donné une mèche de cheveux enchassée dans une bague. Et cela m'a-t-il dit l'a un peu réconfortée. Vous avez peut-être remarqué cette bague quand vous l'avez vue ? Ce que Lucie avait présenté comme la vérité, Elinor ne pouvait plus, n'osait plus le mettre en doute. D'autant que des présomptions et des preuves, qu'elle était bien la seule à vouloir démentir, le confirmaient à l'évidence.
La manière indigne dont Edward l'avait traité constituait un fait irréfutable. Son ressentiment face à un tel comportement et son indignation à l'idée d'avoir été bernée firent que, dans un premier temps, elle ne pensa qu'à son sort à elle. Puis d'autres idées, d'autres considérations ne tardèrent pas à apparaître. Edward l'avait-il délibérément trompé ? Avait-il fait semblant d'éprouver pour elle des sentiments qu'il n'avait pas ? La promesse qui le liait à Lucie venait-elle du cœur ? Non.
C'est vers elle et vers elle seule qu'allaient ses sentiments. Il l'aimait. Elle en était sûre et certaine. Comme cette conviction lui mettait du baume au cœur, comme elle avait envie de lui pardonner. Son erreur, sa grande erreur, avait été de rester à Norland dès qu'il avait ressenti à quel point le pouvoir qu'elle avait sur lui dépassait les limites de l'acceptable. Sur ce point, il était indéfendable. Mais s'il lui avait causé du tort, il s'en était causé encore plus à lui-même ?
Si son cas à elle était désolant, le sien était désespéré. Pouvait-il envisager de connaître tant soit peu le bonheur avec une Lucie Steele ? En admettant que son affection pour elle fût réelle, était-il possible qu'avec sa droiture, sa délicatesse, sa perspicacité, il puisse trouver son bonheur avec une épouse comme elle ? Il l'est très fourbe et égoïste. Si, dans le cas où il aurait cherché à l'épouser, elle, les difficultés posées par sa mère avaient pu paraître importantes ?
Elle l'était désormais bien davantage quand celle à qui il avait promis le mariage lui était si évidemment inférieure en matière de relations familiales et probablement aussi de fortune. Certes, le cœur d'Edward était si détaché de Lucie que tous ces obstacles ne mettaient sans doute pas sa patience à trop rude épreuve. Mais quelle situation pathétique que celle d'un homme dont la seule échappatoire réside dans l'opposition et l'ingratitude de sa famille !
Alors que ses considérations douloureuses défilaient dans son esprit, elle pleurait sur son sort à lui plus que sur le sien. Elle se dit que tout en se sentant accablée par le dur choc qu'elle avait subi, elle avait assez de courage pour se reprendre et pour faire en sorte que ni sa mère ni ses sœurs ne puissent soupçonner la vérité. Et elle y réussit si bien que lorsqu'elle vint les retrouver pour le dîner, deux heures après avoir vu s'envoler tous ses espoirs les plus chers, personne,
Avoir l'expression des sœurs, n'aurait pu se douter qu'Elinor déplorait en secret les obstacles qui allaient à jamais la séparer de l'homme qu'elle aimait. Bien que Mrs Jennings eut l'habitude de passer une grande partie de l'année chez ses enfants et ses amis, elle disposait néanmoins d'une résidence à elle, située à Londres, dans l'une des rues adjacentes à Portman Square. C'est là qu'à l'approche du mois de janvier, elle commençait à songer à aller s'installer,
quand elle demanda à brûle-pourpoint aux deux aînés des filles d'Ashwood si elles ne voudraient pas l'y accompagner. Une fois informée de cette invitation, Mrs. d'Ashwood approuva ce projet, persuadée qu'un tel voyage permettrait à ses filles de se changer les idées et s'entend bien, à la vue de toutes les affectueuses attentions que Marianne avait à son égard, que ce voyage lui tenait énormément à cœur. Sans qu'il fût nécessaire d'aller plus loin, on décida finalement d'accepter l'invitation.
Mrs Jennings fut ravie d'apprendre la nouvelle, et elle les assura de son attention et de ses bons soins. Cela dit, elle n'était pas la seule à qui cela faisait plaisir. Sir John était aux anges, car, pour un homme dont la principale crainte était de se retrouver seul, l'addition de deux personnes à la population londonienne représentait tout de même quelque chose. Même Lady Middleton prit la peine de se dire enchantée, chose qui était loin d'aller de soi pour elle.
Pour les demoiselles Steele, et pour Lucie en particulier, la nouvelle était le plus beau jour de leur vie. La joie de Marianne dépassait presque le bonheur, tant elle était nerveuse et tant son impatience de partir était grande. Elinor ne pouvait observer cette joie sans se dire à quel point ses espoirs à elle étaient pâles et ses pensées déprimantes par comparaison.
Que n'aurait-elle pas fait pour connaître les soucis inhérents à la situation de Marianne et avoir elle aussi en perspective le même objet de désir et les mêmes espérances ? Elles quittèrent Barton dans la première semaine de janvier. Le voyage dura trois jours. Le troisième jour, elles arrivèrent à destination sur le coup de trois heures de l'après-midi, heureuses de ne plus être enfermées dans la voiture et impatientes de pouvoir savourer le luxe d'un bon feu.
La maison de Mrs Jennings était élégante et joliment meublée, et les jeunes femmes purent aussitôt s'installer dans un appartement très confortable. Comme, après leur arrivée, il leur fallait attendre deux bonnes heures avant le dîner, Elinor décida de profiter de ce temps mort pour écrire à sa mère, et elle prit ses dispositions en ce sens. Peu après, Marianne fit de même. « Je suis déjà en train d'écrire à la maison, Marianne. Ne faudrait-il pas mieux que tu rédiges tes lettres d'ici un jour ou deux ? » « Non, ce n'est pas à ma mère que je m'apprête à écrire. »
Elinor se dit aussitôt que sa sœur devait écrire à Willoughby. Et elle en déduisit non moins vite que, quel que fût le mystère dont ils comptaient entourer leur relation, ils étaient bel et bien fiancés. Le billet de Marianne fut ensuite plié, cacheté, tandis que l'adresse était rédigée à la va-vite. Elinor crut apercevoir un beau W.
A peine eut-elle terminé que Marianne sonna pour demander à un domestique de porter sa lettre à la poste locale. Voilà qui clarifia les choses une fois pour toutes. Marianne continuait à se montrer d'excellente humeur, mais il y avait aussi chez elle une nervosité qui empêchait sa sœur de se réjouir, et son émoi ne fit que grandir tout au long de la soirée.
Elle toucha à peine au dîner et lorsqu'elle revint au salon, elle avait l'air de tendre anxieusement l'oreille à chaque bruit que faisaient les voitures. Quand on apporta de quoi faire le thé, Marianne s'était méprise à plusieurs reprises sur des coups frappés à une porte voisine. Mais un bruit plus fort se fit soudain entendre et qui ne pouvait en aucun cas provenir d'une autre demeure. Ah !
Elle était prête à se jeter dans ses bras quand le colonel Brandon fit son apparition. Le choc était trop fort pour qu'elle puisse garder son calme. Elle quitta la pièce sur le champ. Elinor, elle aussi, était déçue. Mais en même temps, l'estime qu'elle avait pour le colonel Brandon permit à ce dernier de se voir convenablement accueilli.
Elle était particulièrement peinée qu'un homme si épris de sa sœur ait pu constater que celle-ci n'éprouvait que chagrin et déception à sa vue. Elle comprit tout de suite qu'il s'en était aperçu. « Votre sœur serait-elle souffrante ? » « Oui, colonel. Marianne souffre depuis notre arrivée de maux de tête qui la fatiguent énormément. » « C'est pour moi un plaisir monstre de vous voir. J'ai dû m'occuper un peu de moi et régler quelques affaires car cela fait longtemps que je ne suis pas venue chez moi. »
Mais dites-moi, colonel, comment avez-vous deviné que je serais aujourd'hui à Londres ? J'ai eu le plaisir de la prendre chez Mr. Palmer, chez qui je suis allé déjeuner. Ah oui, vous avez bien fait. Eh bien, comment vont-ils tous là-bas ? Comment va Charlotte ? Je parie qu'elle s'est un peu arrondie à présent. Mrs. Palmer m'a semblé plutôt en forme. Et on me demande de vous dire que vous la verrez certainement bientôt. Oh, sans aucun doute. Tenez, colonel, j'ai emmené deux jeunes filles avec moi, voyez-vous.
C'est-à-dire que vous n'en voyez qu'une seule à présent, mais il y en a une autre qui se trouve ailleurs. Il s'agit de votre amie, Miss Marianne, qui est là elle aussi. Ce que vous ne serez pas fâchée d'apprendre. Je ne sais pas ce que vous et Mister Willoughby décideront entre vous à son sujet. Eh oui, c'est beau d'être jeune et jolie. J'ai été jeune autrefois moi aussi, mais manque de chance, je n'ai jamais été très jolie. Elinor commença à préparer le thé et Marianne fut obligée de réapparaître.
En sa présence, le colonel Brandon se fit plus pensif et plus silencieux, et Mrs Jennings ne put le convaincre de rester très longtemps. Merci, Mrs Dashwood. Marianne. Au revoir, colonel.
Les demoiselles d'Ashwood n'avaient aucune raison de se plaindre du style de vie ni des amis de Mrs Jennings, et encore moins de son comportement, qui était constamment bienveillant à leur égard. Elle se montrait tout à fait compréhensive dans sa façon d'organiser toute sa vie domestique,
Et malgré quelques vieux amis de la city, qu'aux grands dames de Lady Middleton elle n'avait jamais abandonnées, elle ne rendit jamais visite à la moindre personne qui aurait pu déplaire à ses jeunes invités. Soulagée que tout se passe mieux qu'elle ne l'avait prévue, Eleanor se résignait bien volontiers à l'ennui des soirées qui, chez Mrs Jennings comme chez les autres, étaient entièrement consacrées à des parties de cartes et qui ne l'amusaient pas spécialement.
Invité de droit chez elle, le colonel Brandon passait les visiter presque chaque jour. Il venait voir Marianne et parler à Elinor, qui prenait souvent plus de plaisir à bavarder avec lui qu'à toute autre activité que toutes deux pouvaient avoir au cours de la journée, mais qui dans le même temps constatait, non sans quelque inquiétude, qu'il était toujours aussi épris de sa sœur. Elle avait peine à voir l'intensité avec laquelle il regardait souvent Marianne,
et il donnait l'impression d'être plus déprimé qu'il ne l'était à Barton. Environ une semaine après leur arrivée, on eut la certitude que Willoughby se trouvait lui aussi en ville. En effet, sa carte de visite posée sur la table les attendait au retour de la promenade matinale de ces dames. « Mon Dieu, il est passé pendant notre absence ? » « Tu peux être sûre et certaine qu'il repassera demain. » Mais Marianne parut à peine entendre sa sœur, et lorsque Mrs Jennings arriva, elle disparut avec la précieuse carte.
Tout en rassurant Elinor, cet événement ne fit que rendre sa sœur encore plus fébrile. Un après-midi, alors que Mrs Jennings était sortie seule pour vaquer à ses occupations, un bruit à la porte annonça l'arrivée d'un visiteur. C'était le colonel Brandon. Marianne, qui l'avait aperçue par la fenêtre et qui se refusait à voir quiconque, quitta la pièce avant qu'il entre. Il semblait plus grave que d'habitude.
Et bien qu'il fût heureux de trouver Miss Dashwood seule, comme s'il avait quelque chose de spécial à lui confier, il resta quelque temps assis sans ouvrir la bouche. Persuadé qu'il avait des choses à dire au sujet de sa sœur, Elinor attendit impatiemment qu'il amorce la conversation. Ce n'était pas la première fois qu'elle avait ce pressentiment, car quand il commençait par dire « votre sœur n'a pas l'air bien aujourd'hui » ou « votre sœur a l'air triste »,
Il avait paru à plusieurs reprises être sur le point soit de révéler ou de demander quelque chose de particulier sur elle. « Quand pourrais-je vous féliciter d'avoir un beau frère ? » « Que voulez-vous dire par là, colonel ? » « Tout le monde est au courant des fiançailles de votre sœur avec Mr. Willoughby. » « Impossible que tout le monde soit au courant, puisque sa propre famille ignore tout du sujet. » « Pardonnez-moi, Miss Dashwood, je crains fort que ma demande ait pu vous paraître déplacée, mais je n'avais pas imaginé que ce fût toujours confidentiel. »
Puisqu'on parle un peu partout de leur mariage. Comment est-ce possible ? Qui vous en a parlé ? Beaucoup de monde. Des gens que vous ne connaissez pas et d'autres que vous connaissez fort bien. Mrs Jennings, Mrs Palmer et les Middleton. Et pourtant, j'aurais pu ne pas y croire. Si au moment où le domestique m'a ouvert aujourd'hui la porte, je n'avais pas vu par le plus grand des hasards qu'il tenait à la main une lettre de votre sœur. Adressée à Mr Willoughby. J'étais venu aux nouvelles mais j'ai eu ma réponse avant même de pouvoir poser la question.
Ces mots...
qui était pour Elinor un aveu direct de l'amour qu'il avait pour sa sœur, l'affectèrent beaucoup. Elle ne fut pas tout de suite en mesure de dire quoi que ce soit, et même après s'être ressaisie, elle hésita quelques instants sur la réponse la plus appropriée. « Je ne doute absolument pas de l'affection qu'ils ont l'un pour l'autre, et je ne suis pas surprise d'apprendre qu'ils s'écrivent. » « Je souhaite à votre sœur tout le bonheur imaginable, et à Willoughby qu'il puisse faire en sorte de la mériter. »
Marie-Bénédicte Roy, Mrs Jennings...
Sébastien Faglin, le domestique Thomas. Et les voix de Sophie Dolle et Antoine Caron. Conseillère littéraire, Emmanuelle Chevrière. Musique originale et piano, Denis Chouillet. Violon, Floriane Bonany. Violoncelle, Renaud Guillot. Bruiteuse, Élodie Fiat, assistée de Eleonore Malot et Aurélien Biancourt. Prise de son, montage, mixage, Claire Levasseur et Éric Villanfin.
Assistante à la réalisation Céline Paris. Réalisation Juliette Eman. Raisons et sentiments de Jane Austen dans la traduction de Sophie Chiari est édité chez Le Livre de Poche.