France Culture 100 mois de Marie Desplechin Adaptation Gatel Guillot Sur les conseils de plusieurs de mes amis, j'avais engagé Olivia pour s'occuper de mes enfants, Suzanne et Gaspard. Après les festivités de Noël, tandis qu'ils passaient le premier de l'an avec leur père et qu'Olivia faisait son stage de clown, moi je traversais le blues de l'appartement vide.
Le soir du réveillon, je suis allée voir le spectacle d'Olivia dans une salle perdue au fin fond de la banlieue. Elle s'est révélée fantastique sur scène. Puis les enfants sont revenus de chez Jean-François. C'était déjà la rentrée des classes. Neuvième épisode. Maman, j'ai mal. Viens là. Allez, je suis là. Suzanne se plaignait depuis le milieu de l'après-midi.
Nous avions quasiment épuisé l'arsenal des méthodes, le citrate de bétaine, le spasfon, le verre de lait tiède, le mépris, le DVD de peau d'âne, le massage. Tu sais, Suzanne, depuis que t'es toute petite, quand t'as des soucis, ça te donne des maux de ventre. Je jouais mon dernier atout. Cette fois, je crois que t'as mal à l'école. Je crois que t'as pas du tout envie d'y retourner demain. Non, j'ai pas envie. Bon, si c'est ça, c'est pas très grave. Mais si c'est grave. Bah, alors n'y va pas. Reste à la maison avec Olivia, je te fais un mot d'excuse.
On te demandera d'aller te voir à Manon et puis tu y retourneras quand tu iras mieux. Mais il faut que j'aille à l'école. Suzanne, il n'y a pas à avoir honte, tu sais. L'homme est la seule créature à pouvoir transformer en maladie les choses qui l'ennuient. C'est comme une espèce d'art, tu vois. Tu connais toutes les façons qu'il y a de donner corps à des douleurs confuses ? Euh, non. Eh ben, avoir mal au ventre, par exemple. Comme toi en ce moment. Et avoir mal à la tête, c'est pareil ? Ben ouais, parfois, ouais. Et mal au cœur ? C'est possible.
Mais il y a aussi, tu vois, être trop en avance à un rendez-vous, ou être très en retard, ou faire un cauchemar, ou vomir. Et tout ça, c'est de l'art ? En quelque sorte, ouais. Ah, d'accord. Suzanne souffrait un peu moins, maintenant. On mange quoi, ce soir ? Je peux encore. Parce que je me disais, les crêpes, c'est bon pour le ventre, non ?
J'ai endormi, mais Gaspard, il n'arrive pas à faire mieux. Je vais lui laisser son truc, l'histoire des pirates. Le trésor ? Oui. Je lui en ai lu au moins trois pages, mais ça ne lui fait aucun effet. Je lui ai prêté mon iPod pour qu'il essaye de s'endormir avec la musique. C'est gentil, Olivia. J'irai le voir tout à l'heure. Tout ça, c'est à cause de l'école. Je craignais, moi aussi, les veilles de rentrée. C'est vrai, ils ne sont jamais malades, les gosses, les veilles de vacances.
Ouais, c'est vrai, mais s'il te plaît Olivia, calme-toi. On ne peut pas à la fois les conduire à l'école tous les matins et sans arrêt leur répéter que c'est une chose atroce, tu vois. Parce que sinon, ce n'est pas la peine. Dans ce cas-là, on les retire et on les garde à la maison. Ah non, non, mais un enfant, il a besoin d'aller à l'école. Même la pension, des fois, ça peut être pas mal en fait. Olivia recommandait l'école, c'était remarquable. Elle vantait la pension, c'était troublant. Il était bientôt 11h et j'aurais volontiers reporté ces conversations délicates, mais je ne pouvais pas toujours tout remettre. Qu'est-ce que t'as ? Moi ?
Bah rien. Bah si, je vois bien, il s'est passé quelque chose. C'est à cause de ma sœur. Mon beau-frère, il faisait saloperie à ma nièce. Tu l'as vu ? Bah hier, quand j'étais chez eux, ma sœur, elle faisait la bouffe dans la cuisine. Il était avec la gamine. Il y avait des gestes. Putain, il l'a touchée devant ma sœur et la petite est remoussée. Alors j'ai dit, mais arrête tes cochonneries, t'es un vrai salaud ! Ma sœur, elle m'a traité d'obsédée, elle m'a dit de la fermer.
Et alors qu'il a fait t'es pas content, tu vois pas qu'elle adore ça ? Hein, toi que t'adores ça ? Il avait la main dans sa culotte. Et elle, elle disait rien. Elle le regardait. Tu verrais les yeux qu'elles ont, les petites filles. Ce regard menteur, content, excité. Elles ont aucune défense. Olivia avait une façon bien à elle de raconter. Elle m'épargnait les mots trop crus. Elle me protégeait des brutalités. Elle s'assurait seulement que j'avais bien compris. Ma soeur abricolait dans ses casseroles. Ça se passait sous ses yeux. Elle voyait rien. Elle entendait rien.
À un moment, je me suis demandé si c'était pas moi qui était en train de devenir dingue. Mais pourquoi elle fait pas plus attention à sa fille ? Tu comprends ça, toi ? Elle le sait bien, pourtant, comment les choses se passent. Le grand-père, il l'a violée bien, elle aussi, quand elle était petite. Faut croire qu'on apprend rien de la vie. Bon, je vais me servir une boîte, tiens, moi. Ma mère, ma sœur et moi. Et maintenant, c'est ma nièce. Mais c'est quand même par hasard. Et si la buste est génétique aussi ? Qu'est-ce que tu dis, génétique ? Qu'est-ce que tu racontes ? Non, mais ce qui m'inquiète vraiment, c'est l'école.
Anaïs, elle est sérieuse comme tout. Elle est calme, elle est bosseuse. Tu veux savoir ce qui va se passer ? Il va lui bousiller son petit monde à elle. Elle va perdre l'envie et elle finira par arrêter. Et quand elle aura fait le tour de ce qu'il a lui montré, elle sera tout juste bonne pour la rue. Et pourquoi tu portes pas plainte ? Pour les gosses, je sais comment ça se passe. Les flics débarquent à la maison, ils questionnent la gamine et elle dit rien. Jamais elle va balancer son père. Il la force pas, il la bat pas non plus. Et elle, elle croit que c'est normal. Alors les flics repartent et tout continue comme avant.
Sauf que moi, je me fais virer de la maison et plus personne rentrera dedans. Les gosses, ils seront tout seuls et ils feront ce qu'ils veulent. Mais peut-être que tu peux faire une dénonciation anonyme. C'est ça, oui. Et personne ne va deviner qui c'est qui a balancé. Mais même, au moins les gosses comprendront que leurs parents n'ont pas le droit de faire ce qu'ils font. Il vaut toujours mieux rompre que cautionner ce genre de situation. Attends, je vais te raconter un truc. Quand je suis arrivée chez ma sœur Brigitte, j'avais 13 ans. Je te passe les détails, enfin je te dis juste pour que tu te rendes compte. Quand il avait fini, il me passait à ses copains. Tu crois que j'aurais été chez les flics ?
Moi j'étais contente, j'étais pourrie mais j'étais devenue sa femme. Et puis un jour Carole débarque. Qui ? Quelle Carole ? Ma deuxième soeur. Je t'ai jamais parlé d'elle. Bref, bon. Elle me dit ce qu'il te fait aujourd'hui, il me l'a fait avant. Alors casse-toi de là et je te prends chez moi. Tu crois que je serais partie avec elle ? Bah non, je suis restée évidemment. Mais t'as une autre soeur mais... Et tu l'as revue depuis ? Jamais. Je lui ai téléphoné une fois. Elle m'a demandé tu vois toujours ? J'ai dit oui. Elle m'a raccroché au nez.
Alors dis-moi, à quoi ça m'a servi qu'elle rompe, elle ? Tant que je reste à la maison, au moins je sais ce qui se passe. Et les mômes, ils savent qu'ils peuvent compter sur moi, s'ils ont besoin. Oui, mais pourquoi tu continues à passer des week-ends entiers chez eux si tu sais que c'est des salauds ? Pourquoi tu les invites à ton spectacle ? Mais parce que c'est ma famille, c'est tout. C'est ma seule famille. C'est ça que t'arrives pas à comprendre. Je revoyais le visage du beau-frère, suant dans mes escaliers. La silhouette de la sœur plantée sur mon palier. Et puis les enfants...
La petite brune timide dans son manteau bleu marine. Le garçon en blouson, poli, un peu rondelais. En tout cas, je suis contente de t'en avoir parlé parce que des fois, je ne sais plus quoi penser. Je ne sais pas ce que j'ai vu. J'ai peur de devenir folle. Je vais me coucher. Olivia, je ne t'ai pas dit pour ton spectacle, je n'ai pas eu le temps, mais c'était formidable, tu sais. T'étais formidable. Merci.
Tu sais, j'ai repéré deux autres stages. Un stage de clown dans la même école et un stage de théâtre. Je sais pas pourquoi, mais je me dis que ça peut me servir, le théâtre. Parce que quand je bouge, ça arrête pas de parler dans ma tête. C'est comme si les mots, ils demandaient à sortir. Et peut-être qu'on se trompe quand on croit que le corps et la tête, c'est deux choses séparées. Peut-être que le corps, il garde les mots à l'intérieur, bien au chaud. Enfin, tu dois savoir ça, toi, avec tous les livres que tu lis, non ? Euh, ouais, c'est... Dans le courant du mois de janvier...
Olivia s'est mise à chercher du travail. Un mi-temps, le matin. Parce qu'elle voulait continuer à s'occuper des enfants à la sortie de l'école. Attends, attends, faut que tu me redises là. À partir de 2005, je comprends plus rien. Tu faisais quoi exactement ? Assistante de promotion ou femme de ménage, en 2005 ? J'ai retrouvé la feuille de paye. Alors en avril 2005, je faisais assistante le matin pour la maison de disques et femme de ménage le soir dans un magasin. Attends, ça veut dire quoi assistante ?
Et ben, je m'occupe de vérifier les mises en place dans les grandes surfaces, je classe le courrier, je fais les envois de matériel, les affiches, tout ça. Pas si vite, pas si vite. Attends, assistante, ça suffit pas. Faut être plus précis dans un CV, faudrait... Puis on va laisser tomber femme de ménage, ça, ça fait désordre. Attends. Comme tu veux. Quand Olivia m'a demandé de taper son CV, j'ai pensé que nous aurions assez d'un quart d'heure pour faire le tour de la question. Je vais mettre...
Mais nous arrivions à la fin de la matinée, il y avait bientôt deux heures que nous y étions, et il restait encore quatre ans à taper. En plus, on peut dire que t'as fait tous les métiers, toi. Ouais, mais jamais très longtemps, notre bien. Bon, ben ça, pas de problème, on va bricoler. On met que les boulots un peu chics et on ajuste les durées, tu vois. Ouais, mais vas-y, tu sais mieux que moi. Alors, attends, je reprends. Après assistante de promotion ? Standardiste comptable au studio d'enregistrement. Comptable ?
Je comptais les doses et on a fait faillite, mais bon, table juste standardiste d'ailleurs. Elle s'est inscrite chez Pôle emploi. Elle a défriché les petites annonces. Elle est allée voir chez McDonald's, chez Disney, à la mairie. Je rebus de la société. Elle n'est pas le bac, je n'ai même pas le niveau bac. Il me reste trois choix, l'HP, le tapant ou l'overdose. Non, et j'en ai plein le cul. Je m'en fous, je vais demander aux gens que je connais. Elle m'inquiétait. Je ne tenais pas à ce qu'elle reprenne la compta d'un studio d'enregistrement. Mais tu sais, t'as pas besoin de faire n'importe quoi, hein.
Pas cette année, je gagne assez pour nous tous. Ouais, je sais, mais j'ai besoin d'argent pour les stages. D'ailleurs, si tu peux m'avancer, enfin, pour l'inscription... Non, mais bon, si tu peux pas, c'est pas grave, je me débrouillerai, mais je préfère te demander à toi d'abord, en fait. Mais tu fais bien. Il me restait quelques billets du livre politique. Je les ai tendus à Olivia. Je te les rendrai, t'en fais pas. Je m'en fais pas. ...
Un ami à elle, que je ne connaissais pas, a fini par lui trouver un mi-temps de 9 à 14. Standard et revue de presse dans un hebdo. Le journal avait tout pour lui plaire. Les articles parlaient des célébrités qui passent à la télé. Elle y connaissait des gens personnellement, jusqu'au patron. Elle tutoyait tout le monde. Elle rapporta le dernier numéro à l'appartement.
Je l'ai feuilletée un peu et l'ai aussitôt jetée à la poubelle. Je ne voulais pas que les enfants tombent sur ce torchon. Elle est bien dans la cible ? Ouais, mais moi pas. La cible est remplie de connards malfaisants. C'est bien ce que je me disais. Elle n'avait jamais tout à fait fini de cartographier mes frontières. Il fallait que je les lui reconfirme sans cesse. Non, Olivia, pas de coucherie à trois !
Non, pas de livres pornographiques. Non, pas de vidéos non plus. Non, pas de gens d'eau dégradant. Non. Ça ne te plaît pas ? Elle était rassurée. J'en étais sûre. Un soir, elle s'est habillée et maquillée avec soin. Elle fumait cigarette sur cigarette dans le canapé tandis que je travaillais à l'ordinateur. Enfin, je tentais de travailler parce qu'elle ne cessait de soupirer dans mon dos. Elle attendait un appel qui ne venait pas. Qu'est-ce qui se passe encore ?
Il y a Philippe qui m'a invité à dîner, il devait me téléphoner à 9h et il est bientôt 10h. Il ne m'appelle pas. C'est qui Philippe ? Philippe du journal, le directeur financier. Il s'occupe aussi du personnel. Mais comme il est marié, il ne peut pas me voir en dehors. Il m'avait promis qu'il raconterait un beau bar pour m'inviter ce soir. Il a quel âge ? Je ne sais pas, 40, 50, peut-être 35. L'instruction de Philippe fut rondement menée. J'avais le scénario en mémoire et les rushs en stock, je n'avais plus qu'à monter.
Donc, Olivia arrive au journal, elle est jeune et jolie, elle a les yeux brillants, elle connaît plein de blagues, elle s'amuse, elle pétille, elle attend de voir qui va tomber. C'est Philippe ! Bravo Philippe ! Le standard était juste à côté de son bureau, ce qui était pratique pour l'aspect matériel des opérations. Lui, il n'avait pas besoin qu'on lui fasse un dessin pour comprendre à qui il avait affaire, il connaissait ce genre de fille. Elle, à l'usage, lui découvrait de belles qualités, elle le trouvait gentil.
Elle n'espérait rien de précis. Enfin, rien de beaucoup plus précis qu'une invitation à dîner. Ce qui représentait tout de même pour elle une forme de reconnaissance, un hommage. Mais, Olivia, enfin, mais qu'est-ce que tu crois ? Le mec, il va se compliquer la vie parce qu'il fait des trucs le matin dans son bureau à la standardiste. Oui, elle le croyait. Si t'es plus fort qu'elle, il fallait toujours qu'elle se foute dedans.
Le maquillage coulait, le mirage dégoulinait. Et pour consoler Olivia, j'étais obligée d'amnistier Philippe. Je te mets pas dans cet état-là, je dis pas ça contre lui. Je dis juste que je viens de croire qu'il est gentil, mais tu te doutais bien quand même que ça allait pas être sérieux, cette histoire. Je suis une merde, but. Je suis une merde. Arrête. Je suis une merde, c'est vrai. Mais arrête. Qu'est-ce qui te fait pleurer ? T'es amoureuse de lui ? Mais non, je suis pas amoureuse de lui. Pas du tout. Rien à voir.
Est-ce que t'as déjà été amoureuse au moins ? Jamais. Et tu crois pas que tu pourrais tomber amoureuse un jour ? Ah non. Alors là, note bien que je m'en fous. Moi, ce qui me plairait surtout, c'est d'avoir un vrai travail. Un truc qui serait utile aux gens, où je serais aimée, où je pourrais être fière. Je m'expliquais, d'un coup. Les sourires candides d'Olivia, son cœur inépuisable. Cette fille était une nonne.
Une nonne un peu primitive, mais une nonne quand même. Son cœur était interdit aux unions égoïstes. Tout l'amour qu'elle possédait, c'était à nous qu'elle le donnait. À moi, aux enfants, à ses neveux, à Chloé, et au premier train de sa va-devenue à qui elle offrirait sa chambre et 200 balles. Elle pardonnait aux méchants qu'elle appelait le gentil. Elle ne jugeait pas les bourreaux, ni ne les condamnait. Il n'y avait dans son âme aucune place pour la haine. Bref, je vivais avec une sainte. Quand on est amoureux, on est jaloux, non ?
Ouais, toujours un peu je crois. Bah tu vois, moi la jalousie j'en ai pas. Je sais même pas ce que c'est. Même quand je suis bien avec un homme, ça me gêne pas qu'il ait des histoires à côté. En fait, ça m'arrange. Parce que tout ce que je veux moi, c'est pas dormir toute seule. Le reste, je le fais seulement s'il insiste. Alors bon, je vais pas lui reprocher d'aller se vider ailleurs. Olivia ne faisait pas mystère de consentir sans résistance au désir d'autrui.
Il arrivait même, au détour d'un récit, qu'elle se remémore joyeusement une rapide séduction. Elle en tirait une fierté narquoise. Si je ne l'avais pas connue, j'aurais pensé qu'elle était légère et pleine de santé. Mais pourtant, ça ne te plaît pas beaucoup ? Oh non, ça non, pas du tout. La preuve, tu vois, quand je sors en boîte avec des copains, il faut toujours que je finisse par m'exposer la tête. Quels copains ? Xavier, Sylvain, toute la bande. Et d'où ils sortent, ceux-là ?
Ça dépend, Xavier il est musicien, Sylvain il fait des trucs sur internet. Quand je pars la nuit, c'est eux que je retrouve. Ouais, très bien. Je me demandais justement ce que tu pouvais bien fabriquer à te barrer comme ça au milieu de la nuit, maquillée comme un arbre de Noël. En fait, tu vas en boîte quoi. Bon, ok, je te le dis. De toute façon, j'aurais bien fini par t'en parler un jour. On va chez Fred et Manu. Ou chez Claude, tu vois le genre. Non, je vois pas le genre, non. Mais si, Fred et Manu, tu sais bien, c'est boîte à part tous là.
Au début c'est sympa, on boit des verres et puis après quand il faut y aller, c'est autre chose. D'un côté je dis pas non mais d'un autre côté je peux pas le faire si je suis pas complètement bourrée. Mais t'as vu dans quel état tu reviens le matin ? Et tu prétends que tu te marres ? Mais oui, j'y peux rien. Sur le coup ça m'amuse, ils sont super Xavier et Sylvain. Ils m'invitent, ils me payent des verres, après je dors chez eux...
Philippe n'est pas venu chercher Olivia pour dîner.
Le lendemain, elle m'a demandé de l'aider à écrire sa lettre de démission. Philippe l'a appelé dans son bureau. Il lui a rendu sa lettre et lui a proposé un licenciement. Il a ajouté un mois de préavis payé non effectué et 500 euros de la main à la main. Elle a sorti de sa poche les billets qu'elle a dépliés soigneusement. Je ne parvenais pas à me débarrasser des récits d'Olivia. L'iceberg était en train de noyer ce bon désir. Ce désir léger et insouciant qui avait été le mien.
Un brouillard confus effaçait progressivement en moi la frontière qui distingue l'honnête homme du criminel. Depuis quelque temps, je pratiquais sans entrain les activités libidinales qui me réjouissaient si bien d'ordinaire. Je manquais d'enthousiasme. J'avais l'esprit plein d'ordures. Qu'est-ce qui nous différenciait des voisins ? Des Lerouillis ? Des Beaux-Frères ? Des Xavier ? Des Sylvains ? Je pataugeais. Je m'enfonçais. J'enrageais. J'ignorais jusqu'alors que j'étais nue.
Mais je venais de me prendre en pleine face l'arbre de la connaissance et j'étais punie de ma science. J'étais à poil et je me faisais horreur. Une nuit que nous revenions du cinéma, j'ai demandé nonchalamment à Patrick de me confier l'une des images cachées qui sommeillaient dans les greniers de son désir. Oh allez ! Juste un petit fantasme comme ça. Pourquoi ? Parce que ça m'intéresse. Il y a cette fille. Ah, quelle fille ? Une fille que j'ai croisée une fois, il y a longtemps.
Elle était très jeune. Elle avait un visage tellement... Comment dire ? Enfantin et sensuel à la fois. Je le revois très précisément dans ma tête. Alors j'imagine que je la séduis. Voilà. C'est pas très original. J'étais bien attrapée. Moi et ma curiosité imbécile. Par ma faute, je me retrouvais plantée le nez sur ma carte mentale. Cherchant à nouveau dans la nuit les frontières qui séparaient le bon du méchant.
A ce compte-là, il n'était plus question d'image, plus question de désir. Il n'était plus question de rien du tout. Avec Gaëtan, mon amant numéro 2, les choses n'étaient pas plus simples. Il me racontait en passant combien il était ému par la moiteur des pips chauds, la nostalgie des stripteases et les corps en vitrine. J'étais indigné. Justement, c'est ça que je trouve troublant. C'est une ambiguïté entre l'objet de consommation et la personne vivante.
« Tu trouves que je suis un salaud ? » Nous croisions dans les mêmes eaux, à peine plus claires parfois, ou plus boueuses. Il n'était pas si facile de poser les frontières dans la flotte, et je passais un temps fou à larguer des balises. Je ne savais pas si je devais en remercier Olivia ou la maudire, mais si les choses continuaient ainsi, je ne donnais pas cher de ma libido. Pourtant, je ne voulais pas renoncer au bon plaisir de l'amour. Il allait falloir que je m'arrange avec le monde.
J'organisais la résistance. Je mis au point une nouvelle discipline mentale à laquelle je m'astreignais. J'imaginais un bénitier géant. Je m'y plongeais et je priais. « Bénissez, mon Dieu, nos lits. Bénissez les hommes et les femmes. Bénissez les corps. Bénissez les pipes, les longs baisers secrets, les chuchotements et les caresses. Bénissez nos fantasmes, nos rêves et nos cauchemars. Et bénissez, mon Dieu, la sodomie. »
Mais gardez-nous du mal et gardez nos enfants. Pardonnez nos erreurs et tuez les méchants.
Laurent Dolls, Manuel Vallade, Madeleine Ziadé et Ambroise Marant. Bruitage, Sophie Bissons, conseillère littéraire, Emmanuelle Chevrière. Prise de son, montage et mixage, Philippe Bredin, Éric Villanfin, assistante à la réalisation, Yael Mandelbaum. Réalisation, Cédric Ossia.