Avec la complicité de Madame Alves, la concierge,
Je m'efforçais tant bien que mal de la protéger. Madame Alves accepta même avec entrain de dissuader les chasseurs d'Olivia. Troisième épisode. J'avais évoqué à grands coups d'ellipse et de demi-vérité la nécessité de la préserver d'elle-même et de son passé proche. Madame Alves avait acquiescé gravement.
Nous étions bien pareils, elle et moi. Trop contentes de nous voir assigner des missions simples. Trop contentes de nous mêler de la vie d'autrui. Si accessible quand on la mesure aux reliefs incertains de sa propre existence. Il fut assez aisé de nous débarrasser des pirates qui hantaient la coursive de l'étage de service. Ils ont dû se passer le mot. En quelques jours, l'affaire était réglée. Ils étaient tous allés serpendre ailleurs.
Tous, sauf un. J'ai trouvé un mot de Sydney tout à l'heure. Nous en étions à une semaine de réclusion. Il a glissé sous la porte de ma chambre. Et qu'est-ce que tu faisais là-haut, toi ? J'allais chercher des fringues. De toute la compagnie des brigands, Sydney, à ce que j'avais compris, était le pire. Le sournois, le cruel, le méchant en chef. Comble de traîtrise, Sydney n'était qu'un nom de guerre derrière lequel se cachait un quelconque Kevin Dupont.
Mais pour des raisons qui me restaient obscures, il terrifiait Olivia. Bon, si t'as besoin de fringues, t'as qu'à taper dans les miennes. Tu remonteras chez toi quand on en aura terminé avec ce type. Le soir même, aux alentours de 9h, on sonna à la porte. Olivia fixait des yeux la porte comme si elle pouvait voir au travers. Elle s'est mise à s'outiller à travers la salle à manger comme une grenouille décérébrée. On mène les enfants dans la chambre, Lucas. On mène les enfants...
Quand ils se furent réfugiés tous les trois au fond de l'appartement, je me suis passé une main dans les cheveux et j'ai ouvert la porte. C'était un petit homme grassouillet, le menton à demi barbu, le sourire amène, le regard fielleux. Le d'ici de même a regardé un instant, silencieux et souriant. Son insolence avait quelque chose d'effrayant. J'ai senti que les craintes d'Olivia, quelles qu'elles fussent, étaient fondées. J'ai besoin de l'avoir. Moi je m'en fous.
Je vous dis qu'elle n'est pas là, alors vous allez partir gentiment et ne plus jamais remettre les pieds ici, c'est compris ? Au revoir. Quand vous la verrez, vous pourrez lui dire que Sidney est passée, qu'il la cherche ? Je ne lui dirai rien du tout, foutez-moi le camp. Et alors ? Il a dit quoi ? T'en fais pas, c'est rigolo, c'est bon. Mais t'y suis, là ? Mais oui, oui, oui ! Oh là là ! Elle est pyjama, là, c'est vrai. Olivia a tourné sur elle-même. Comme elle n'avait aucune issue, elle s'est enfermée dans la seule pièce dotée d'un verrou, les chiottes. Gaspard et Suzanne se sont précipités derrière.
Je devais faire de gros efforts pour ne pas éclater de rien. J'ai attrapé mon téléphone portable sur la commode et je suis retournée à la porte. Excusez-moi madame, mais je crois qu'Olivier habite toujours ici. Très bien. Alors, vous croyez ce que vous voulez, mais moi je vais vous dire une chose. Si je vous vois encore une fois roder dans le coin, si vous avez encore une fois le front de venir sonner à ma porte, je fonce chez les flics. D'accord ? On trouvera sûrement quelque chose pour vous habiller. Et puis si vous restez sur mon paillasson encore dix secondes, je vous tire le portrait. J'ai brandi mon téléphone. J'étais ridicule.
Il était troublé. Il m'a regardé un instant avec perplexité et il a tourné les talons. La visite de Sydney fut le dernier épisode de la traque réelle ou supposée d'Olivia. Il se passait encore deux jours avant qu'elle regagne sa chambre.
J'ai continué pendant quelques temps à observer la consigne des revuefates téléphoniques, puis les appels se sont raréfiés et ont fini par cesser, eux aussi. Quelques semaines plus tard, Olivia m'a dit. Tiens en fait, Sydney, ça y est, il est tombé. Il est en tournée pour un moment ou l'autre, je pense. C'est bien fait qu'il reste. Je ne suis pas tout à fait d'accord avec toi. En fait, je ne peux pas dire que je suis contente. Enfin, en même temps aussi, je suis contente. Mais c'est vrai que je suis plus tranquille comme ça. Comment tu l'as appris ?
J'ai rencontré un mec hier dans la rue. Tu sais qu'ils ont ouvert un studio d'enregistrement en bas, là ? Près de la boulangerie, sur l'avenue. C'est drôle, non ? Moyen. Je trouve ça moyen drôle, moi. T'inquiète, je suis plus partie de la bande. Ils m'appelleront pas. Je n'ai pas insisté. J'ai préféré la croire. Je me suis dit que si elle n'avait plus peur, c'est qu'elle n'avait plus de raison d'avoir peur.
Il y avait des hauts, il y avait des bas, mais il n'y avait plus de cataclysme. Les bonheurs et les aléas, les mensonges et les vérités, tout passait aisément dans le filtre soyeux du quotidien. Dans l'ensemble, les choses allaient mieux. Si elle n'avait pas encore maigri, Olivia avait cessé de grossir. Mais je surveillais d'un œil sa consommation de psychotropes. J'avais remarqué des symptômes. Tu fais bien pour mes médicaments quand même. Ouais, t'inquiète, je connais la chance. Elle s'endormait sans raison, à des heures incohérentes, n'importe où dans l'appartement.
Elle ressemblait alors à un petit morse assommé sur un coin de canapé. Suzanne et Gaspard respectaient son sommeil, ils jouaient à proximité, semblant la veiller. Mais qu'elles la connaissent ou non n'y changeait rien. Je n'aimais pas cette chanson. J'ai rien contre les médicaments, tu sais. Moi non plus. Quand on en a besoin, bien sûr. Je pense que t'en as besoin en ce moment. Ouais. Elle me regardait avec curiosité, à peine inquiète. Le stablon, tu connais le stablon ? Comme ça. C'est une belle saloperie. Ah bon ?
Au début, ça aide à dormir, mais ensuite, ça rend fou. Fou ? Comment ? Parano. Je crois que quelqu'un qui garde des enfants ne devrait pas en prendre, à cause des risques. Mais... Tu crois vraiment que ça craint pour les enfants ? Vraiment, ouais. T'as qu'à te renseigner. Ouais, mais si quelqu'un est très angoissé, qu'il n'arrive pas à dormir et qu'il veut prendre un médicament pour se reposer, s'il n'a pas ce tablon, qu'est-ce qu'il fait ? Bah, si quelqu'un demande à son médecin de lui prescrire un calment moins toxique. Ah...
« Si jamais t'en avais besoin, on va faire la jonction, on sait jamais. » « J'ai du Lexomil, moi, dans l'armoire de la salle de bain, dernière étagère. T'as qu'à te servir. » La discussion s'est arrêtée là. Les sommeils d'Iurne aussi. Le stablon n'était peut-être pas en cause. Mais quelque chose se modifia en Olivia. Je ne sais trop quoi. Qu'importe. La boîte de Lexomil prit une plaque. Ce fut l'indice matériel du changement. Le soir, il m'attendait sagement pour dîner.
Maintenant que nous vivions avec Olivia, je n'avais plus à me hâter au milieu de l'après-midi, à écourter mes rendez-vous de travail. J'étais confiante. Mes journées étaient plus longues et mon temps plus serein. Je n'interrompais mon travail que pour être de retour à 7h. Souvent, je m'arrêtais en chemin pour faire des courses. Je la regardais ranger les courses avec cette bonne humeur étrange qu'elle avait dans les activités les plus triviales.
Mon Dieu, me disais-je intérieurement qu'elle est grosse. Mais comment fait-elle pour grossir aussi vite ? Elle est à part près de Danette ? Ah bah non. Gaspard, il a mangé la dernière avant de prendre l'école tout à l'heure. Je savais qu'elle était boulimique. Elle me l'avait dit à l'occasion. Mais je ne la voyais pas manger. C'est bizarre, je ne te vois jamais manger. Est-ce qu'un alcoolique, tu le vois boire, toi ? Ça, je comptais assez d'alcooliques dans ma famille pour le savoir. Un drogué, tu le vois droguer ? Non plus, c'est vrai, c'est vrai.
C'est pareil. C'est difficile à prendre la main dans le sac. Il faut savoir débuire. J'ai acquiescé. Quand on veut se mêler de la vie des gens, on peut s'épargner les questions. Il suffit de regarder et d'attendre. Tout le monde finit par se répandre un jour, pour peu qu'on le considère avec suffisamment de compassion. Nous étions mardi soir. Jean-François passait chercher ses enfants. Tant de chiens !
Dans les multiples avantages qu'il y a à se séparer pour la vie de quelqu'un qu'on a aimé pour la vie, je compte celui de pouvoir l'inviter à dîner le soir, à l'impromptu. Après le dîner, Jean-François nous a fait une démonstration d'ombre chinoise. Il s'est placé de profil et il a dessiné sur le mur blanc de la salle à manger des figures simples que les enfants identifiaient en trépignons.
Je les ai admirés. Ils parvenaient à établir de subtiles différences entre les tremblantes esquisses que je prenais toutes, peu ou prou, pour des reflets de lapin. Puis, Gaspard s'est levé de table. « Tu vas faire des imitations, vous allez trouver qui c'est ! » Olivia et Jean-François ont tourné leur siège vers lui, plein d'approbations. Je me suis appuyée contre le mur et j'ai croisé les bras, rempli d'une certaine anxiété. J'ai horreur du spectacle.
Gaspard a laissé de côté son visage ordinaire, rêveur et lointain, son regard absent. Il a pris les yeux avides, le sourire vif, l'allure canaille. Il roulait les épaules en feignant de mâcher un énorme chewing-gum. « T'inquiète pas, moi aussi j'en ai eu des mauvaises notes. » « Olivia, attends, laisse les autres chercher un peu. » « T'es pas obligée d'en parler à ta mère, t'as qu'à attendre le bulletin. » « On ne dira rien, Suzanne. »
On ne dira rien. Les profs ne se rendent pas compte du mal qu'ils font. Tiens, on va passer à la boulangerie. Ça nous consolera. C'est maman qui a gagné. Moi, ça ne compte pas. C'est trop facile. Allez, une autre. Dépêche-toi, il y a déjà nos horicards. Gaspard a enfoncé ses poings dans ses poches. Il a voûté ses épaules étroites et incliné le visage vers le sol.
Je suis vannée, j'ai bossé toute la journée et c'est pas fini. Salut les enfants, pas de problème à l'école ? Je pensais à vous, je vous ai acheté des cadeaux, des livres. Plein de livres, avec pas une seule image dedans. C'est chouette, hein ? Vous pourriez au moins du remercier. Allez, faites un effort, soyez sympas. C'est ta mère, c'est ta mère. Bravo ! C'est à cause des livres que j'ai deviné quand elle dit qu'elle apportait les cadeaux. Bon allez, on y va maintenant. Attends, juste une dernière, regardez-moi. Salut mon gars !
Hé, mais qu'est-ce que c'est que les fils qui pendouillent de tes chaussures ? Allez, tout le monde s'assoit, on refait ses lacets. Tout de suite. Et plus vite que ça. Et si vous êtes sages, je vous emmène au salon des arts martiaux. Je sais, c'est moi. C'est à cause des arts martiaux que t'as trouvé ? Non, à cause des lacets. Allez, prenez vos sacs et on y va. Quand même, franchement, vous vous entendez bien, Jean-François et toi. Ouais.
Enfin, vous ne disputez pas. Alors ? Alors quoi ? Alors rien. Je savais bien ce qui la contrariait. Avec un peu de retard sur l'événement, elle déplorait à son tour que le couple se soit défait. J'avais l'habitude de la déploration. Je comprenais la nostalgie. Excuse-moi de te poser la question, mais pourquoi vous êtes séparés ? Vous avez l'air d'être bien ensemble. J'ai opté pour la feinte. Je ne peux pas épouser tous les gens avec lesquels je me sens bien. Ce ne serait pas légal. Tu ne veux pas me répondre ?
Peut-être que je veux pas, peut-être que je peux pas. Excuse-moi, je voulais pas t'embêter. Non, y'a pas de mal. Mais je mentirais si je prétendais te donner une raison qui explique pourquoi on se sépare un jour d'un homme qu'on connaît depuis 20 ans. Peut-être qu'il y a plusieurs raisons, alors. À ce stade, ce sont plus des raisons. Mais tu réponds jamais à mes questions. Mais qu'est-ce que tu veux, à la fin ? Tu veux une phrase définitive pour te clouer le bec ? Oui. Bah attends, je vais t'en donner une. Vas-y. Nous nous sommes séparés le jour où j'ai pensé que j'allais mourir si nous restions ensemble.
Tu vois que t'en avais une de raison. J'avais bien moi que t'étais pas du genre à faire les choses à la légère.
J'aurais aimé parler avec Olivia. Encore. Toute la nuit si elle le voulait. Mais elle a regardé sa montre et elle est allée ouvrir la fenêtre. J'attends quelqu'un. Par ce temps ? Elle est revenue s'asseoir. A la sortie de son sac, une trousse de maquillage. Je peux prendre la salle de bain, 5 minutes ? Bah oui, bien sûr, t'es chez toi ici. Je suis allée dans ma chambre chercher l'ordinateur. Sur mon bureau, dans une chemise grise, 200 feuillets tombés du stylo d'un homme politique.
Il avait probablement travaillé la nuit ou très tôt le matin, rassemblant des velléités anciennes, bricolant de nouveaux chapitres, liant le tout grossièrement, accumulant à la fin des photocopies de documents qu'il n'avait pas eu le temps de concasser. Il s'agissait de réécrire ce fatras, non pour lui donner un sens, mais pour l'habiller d'une forme qui simule la pensée. Je tenais le boulot d'un collègue qui avait beaucoup de clients et peu de temps.
Nègre de nègre, je touchais 3000 euros. Trois petits paquets de mille au fur et à mesure de l'avancée du boulot. De la main à la main, sans déplacement. Exactement le type de travail qu'on peut faire la nuit, quand tout le monde dort. Comment tu me trouves ? Olivia est réapparue, les lèvres brunes et laquées, les pommettes roses, les yeux agrandis par un camailleux de teinte violette et pailletée. J'ai été ébahie et brièvement jalouse. Je ne sais pas me maquiller. T'es superbe !
Je ne lui ai pas demandé qui elle allait retrouver dans la nuit, en dépit de la pluie de novembre, elle qui jurait ses grands dieux qu'elle ne voulait plus mettre le nez dehors. Je n'étais pas d'humeur à gober ses mensonges. Je n'étais pas très contente non plus de son ingratitude et de la solitude qui était la mienne maintenant qu'elle m'avait plantée là, sans le moindre remord, sans me demander si je n'avais pas de peine à l'avoir partir ainsi, ni ce que je ferais une fois qu'elle n'était plus là. Musique
Salut, c'est Patrick, je ne suis pas joignable pour le moment, vous pouvez me laisser un message. A plus ! Depuis plus de deux ans que nous nous retrouvions pour des rendez-vous coquins, Patrick n'avait pas appris grand-chose de ma vie financière, ni de ma vie familiale, ni de ma vie passée. Mais je ne me trouvais pas désavouée par son ignorance persévérante. Ouais, Patrick, c'est moi. Je travaille et j'aurais bien aimé t'entendre un peu. Tu dois être occupée, ou alors tu es dans les transports et le réseau ne passe pas, c'est pas grave.
Appelle-moi quand tu auras ce message. Même tard, pas de problème, je vais avoir mon téléphone près de moi de toute façon. J'espère que tu vas bien. Je t'embrasse. Je ne le voyais qu'aux heures libres où je n'avais plus à répondre de ce qui faisait ma vie. Nous parlions peu. Il n'attendait rien d'autre qu'un pantalon bien porté et une certaine aisance à l'enlever, ce pantalon, un peu plus tard dans la soirée. Dans le cafard naôme épuisé de mon existence, il proposait le divertissement, le restaurant, l'hôtel, le rouge à lèvres.
et un peu d'activité physique quand je n'avais de temps ni pour la piscine ni pour les barres au sol. Le problème devait naître de mon intempérance. 21 ans où j'ai voulu être divertie quand il me plairait, voire à longueur de vie. Et là, nos points de vue se sont mis à diverger à toute vitesse. ...
Je me suis couché au petit matin quand mes yeux commençaient à pétiller contre l'écran gris de mon ordinateur. Patrick n'avait pas rappelé, évidemment. J'ai posé mon téléphone sur la table de chevet et je me suis enroulée dans la couette. Pour m'endormir, j'ai pensé qu'il allait m'appeler. Sans doute avait-il travaillé très tard dans la nuit lui aussi. Il serait surpris et peut-être heureux de mon message. Les mensonges auto-administrés ne me font pas peur.
Quand il s'agit de dormir, je suis pour une morale de l'efficacité. Mon amour, ai-je donc pensé ? Mais je n'ai pas pensé longtemps. J'ai sombré dans un sommeil profond, uni par l'esprit à un homme qui ne m'aimait pas. Sans moi. Un roman de Marie Desplechin. Publié aux éditions de L'Olivier. Adaptation Catelle Guillot. Un petit peu plus.
Troisième épisode Avec Marie Payen, Judith Chemla, Teresa Ovidio, Yann Tassin, Eric Caruso, Laurent Dols, Madeleine Ziadé, Ambroise Marant et Lucas Henaf. Bruitage Sophie Bissons Conseillère littéraire Emmanuelle Chevrière
Prise de son, montage et mixage Philippe Bredin, Éric Villanfin Assistante à la réalisation Yael Mandelbaum Réalisation Cédric Aussire These days, these days These days, these days These days, these days
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